CHAPITRE XVIII LE SOSIE DE FANFARE

Le Señor Luis Alvarez, secrétaire général du Musée national de peinture et de sculpture du Prado, à Madrid (Espagne), se promenait dans les galeries confiées à ses soins. Cet homme éminemment aimable, doué d’une âme vibrante d’artiste, se délectait, comme il le faisait chaque jour, de la vue des chefs-d’œuvre qui placent la grande collection espagnole au premier rang parmi les musées d’Europe.

Il allait de la Sala de retratos à la Sala de Cuadros Modernos, saluant au passage les toiles de Vicente Macip, surnommé Juan de Joanes, le plus inspiré des imitateurs de Raphaël ; celles de Ribera l’Espagnol et dont le Prométhée, suivant l’expression de Ris, est « du réalisme fait par un homme de génie ». Plus loin il s’arrêtait longuement en face des 64 tableaux de Velasquez de Silva, heureux devant les portraits de Philippe IV et du comte-duc d’Olivarès, devant los Borrachos (les buveurs), devant la Forge de Vulcain, la Reddition de Bréda, plus connue sous le nom de las lanzas (les Lances). Puis se gourmandant de s’être oublié ainsi « chez Velasquez », le courtois secrétaire général poursuivait ses visites aux hôtes illustres du Prado.

Bartholomé Esteban Murillo dressait l’obstacle de ses toiles sur la route du promeneur trop enclin à s’arrêter devant l’Annonciation, les Enfants à la coquille, le Jean Baptiste du maître. Mais el Señor Alvarez est un dilettante, nuançant ses satisfactions, et il s’arrachait à l’attraction pour aller goûter d’autres joies devant les Enfants montant à l’arbre, de Francisco Goya, le sujet mystique de Giorgion, la Salomé, l’Offrande à la Fécondité, la Victoire de Lépante de Titien.

Les 25 tableaux de Paul Veronèse, ses trois portraits de femmes eurent leur tour, puis Pierre Malombra, avec la Salle du Collège de Venise qui fut longtemps attribuée au Titien, puis Léonard de Vinci avec le portrait de Mona Lisa, copie de la Joconde du musée du Louvre, et enfin Raphaël, l’Albane, Salvator Rosa, Giordano, Albert Durer, Rembrandt, Rubens, Breughel, Teniers, Poussin, Lorrain, Watteau.

Souriant, le secrétaire général gagna alors les galeries de sculpture, adressa un salut amical au groupe de Saragosse de don José Alvarez, à Charles-Quint enchaînant la Fureur de Leoni d’Arrezo, aux héros Daoiz et Velarde par Sola, aux Muses, au Chasseur à la biche, aux bustes de Carolus en sa cuirasse curieusement fouillée et de Teodora à l’expression si vivante.

Il admirait pour la millième fois les coupes, aiguières, drageoirs de cristal taillé rehaussés de figurines et d’ornements de bronze, cadeau royal offert par Louis XIV à son petit-fils Philippe V, lorsqu’il monta sur le trône d’Espagne en 1700. À ce moment, un de ses subordonnés le rejoignit :

– Je vous demande pardon de vous déranger, señor Alvarez, dit le nouveau venu ; mais je n’ai pas voulu tarder à vous rendre compte du résultat de la mission dont vous m’aviez chargé.

– Soyez remercié, señor Guttierez, je vous écoute, répondit doucement le secrétaire général.

Celui auquel il s’adressait, s’inclina et reprit :

– Donc, je me suis rendu à la Direction des Beaux-Arts.

– Bien.

– J’ai exposé à Son Excellence le Directeur l’aventure qui nous préoccupe. Je lui ai appris que le jeune Vicente, photographe, qui était employé à Rome, chez un certain Leocadi, avait découvert dans les ateliers de ce dernier une statue en bronze d’aluminium, répondant exactement au signalement de la Diane de l’Archipel dérobée naguère au musée du Louvre. J’ai ajouté que Vicente ayant reconnu que la dite sculpture allait être jointe aux collections du Vatican, s’était laissé emporter par ses sentiments amicaux à l’égard de la France, qu’avec l’aide d’un contrebandier, du nom d’Andrea Valpoli, il avait enlevé la Diane, l’avait amenée en Espagne, puis au musée du Prado.

– Passons, passons, je sais tout cela.

– Je n’en doute pas, señor, dit respectueusement Guttierez, mais je tenais à vous montrer que je n’ai rien omis. Bref, je terminai en priant le señor Directeur de vouloir bien décider de quelle façon la statue serait renvoyée en France, car étant données les relations amicales qui existent avec ce pays, il vous semblait inadmissible que la Diane ne fût pas rendue à ses légitimes propriétaires.

– Tout cela est parfait, Guttierez. Et qu’a répondu Son Excellence ?

– Son Excellence s’est gratté la tête comme une Excellence embarrassée.

– Faites moi grâce de ses gestes.

– Diable ! diable, a-t-elle dit ! Voilà qui est délicat. Nous ne pouvons évidemment faire une démarche officielle, car…

– Car… ?

– Cela engagerait le gouvernement. L’Italie serait en droit de nous demander des explications sur notre intervention dans cette affaire.

Le secrétaire général eut un mouvement d’impatience :

– Telle a été mon impression. C’est pourquoi j’en ai référé au Directeur des Beaux-Arts.

– Oh ! Son Excellence a reconnu la prudence de votre démarche.

– Mais enfin qu’a-t-il décidé ?

Guttierez sourit d’un air narquois, puis avec une nuance de raillerie :

– Il a décidé qu’il avait toute confiance en vous.

– J’en suis touché, cependant…

– Attendez, señor. M. le Directeur a bien voulu me faire connaître son appréciation en ces termes : « J’ignorerai la présence de la Diane de l’Archipel à Madrid, et je m’en rapporte entièrement à M. le Secrétaire général du Prado du soin de la renvoyer officieusement au Louvre. De la sorte, l’Espagne aura montré son bon vouloir à ses voisins transpyrénéens, et le gouvernement ne pourra en aucun cas être incriminé. » Là-dessus, conclut Guttierez, il a sonné un huissier pour me reconduire et s’est plongé dans la lecture d’un dossier placé sur son bureau.

Évidemment le señor Alvarez n’était pas satisfait de la solution imaginée par le Directeur des Beaux-Arts, car son visage exprimait clairement le mécontentement.

– C’est admirable, grommela-t-il entre haut et bas. Si je réussis, je ne serai pas félicité, et si je commets la moindre maladresse je suis assuré d’un blâme.

Puis s’adressant à son interlocuteur.

– Et la statue ?

– Selon vos ordres, je l’ai fait porter à l’Armeria ce matin même.

– Ah ! Elle est au musée des Armures ?

– Parfaitement. Le conservateur des galeries de la Plaza de Armas a accepté le dépôt sans difficulté et m’a déclaré qu’il était entièrement à votre disposition.

Un silence suivit. Sur le visage des deux causeurs se lisait clairement cette question :

– Qu’allons-nous faire ?

Très perplexe véritablement, M. Alvarez entraîna Guttierez dans son bureau, et là tous deux agitèrent des plans de conduite qu’ils abandonnaient aussitôt après les avoir énoncés, car tous laissaient place à l’imprévu, partant à l’insuccès et au blâme.

Les deux hommes s’apercevaient avec stupeur qu’il est parfois aussi difficile d’agir dans le sens de la justice et de la loyauté, que de suivre les voies détournées fréquentées par les gens moins honnêtes. C’est d’ailleurs là ce qui rend la vertu vénérable ; elle suppose le courage, la volonté, la franchise, et surtout le mépris des petites satisfactions vaniteuses auxquelles tant de personnes sacrifient le noble orgueil de l’honneur.

Ils se regardaient assez désappointés de ne pas trouver une solution acceptable, quand un gardien vint annoncer qu’un étranger priait M. le Secrétaire général de lui accorder quelques instants d’entretien particulier.

Il remettait en même temps un carton, sur lequel le visiteur inconnu avait écrit :

JEAN FANFARE

artiste peintre

désire entretenir le señor Luis Alvarez de la Diane de l’Archipel.

Ces mots lus à haute voix firent tressaillir le secrétaire et son compagnon. Ils échangèrent un regard, puis M. Alvarez, congédiant le gardien du geste, lui dit :

– Priez ce monsieur d’attendre une minute. Vous l’introduirez lorsque je sonnerai.

Demeurés seuls, les fonctionnaires gardèrent le silence durant quelques secondes, puis le Secrétaire général murmura :

– Jean Fanfare !… Connais pas ! Que peut-il avoir à me confier au sujet de la statue ?

– Ma foi, hasarda son interlocuteur, pour le savoir, le plus simple est de le lui demander à lui-même, et pour cela…

–… de le recevoir, n’est-ce pas ? Vous avez raison. Passez dans le cabinet voisin ; vous entendrez et vous jugerez.

Guttierez se leva aussitôt et disparut dans la pièce indiquée. Alors le grand maître du musée du Prado pressa un bouton électrique, et presque aussitôt la porte s’ouvrit pour livrer passage au visiteur.

C’était un homme de taille moyenne, au visage brun, allongé par une barbe noire en pointe et troué de deux yeux mobiles, au regard insaisissable. C’était en un mot le traître Ergopoulos, qui se présentait audacieusement sous le nom de celui dont il avait causé la perte. Il s’avança, salua avec aisance, s’assit, et d’une voix insinuante :

– Mon nom ne vous est sans doute pas inconnu, commença-t-il ?

M. Alvarez l’arrêta :

– Pardon ! totalement inconnu au contraire – et craignant qu’une déclaration aussi nette n’égratignât l’amour-propre de celui qu’il prenait pour un peintre, l’aimable fonctionnaire s’empressa d’ajouter : – Cela n’a rien de surprenant, je vis au milieu de la peinture ancienne, et suis peu au courant…

Le visiteur sourit :

– Ne vous excusez pas, je vous en prie ; ma question n’était point dictée par une opinion trop bonne de moi-même. Les journaux ont prononcé mon nom à propos de la Diane d’aluminium, et je pensais que peut-être vous en auriez gardé le souvenir.

Comme M. Alvarez secouait négativement la tête, Ergopoulos reprit :

– En ce cas, je me présente. C’est moi, Jean Fanfare, qui ai enlevé la statue au Louvre.

Le secrétaire bondit sur son fauteuil, mais d’un ton paisible, son interlocuteur continua :

– Attendez pour vous récrier. Si j’ai accompli ce rapt, ce n’était pas comme voleur, mais comme fiancé.

– Comme fiancé ? fiancé de Diane ?

– Non, de miss Nali, une charmante Américaine, dont Diane est le portrait.

– Je ne comprends pas, grommela le secrétaire en levant les bras au ciel.

– Je m’explique donc.

Et en termes concis, le Grec astucieux raconta par suite de quelle trame, lui, Fanfare avait été amené à croire que miss Nali était emprisonnée dans le linceul d’aluminium, et comment, obéissant plus à son affection qu’à son raisonnement, il avait enlevé Diane en pensant travailler à la délivrance de sa fiancée.

– Maintenant on a sursis à ma mise en jugement. Si je reviens en France avec cette sculpture, preuve de mon innocence, je suis sauvé. Sinon, le déshonneur me menace.

Puis d’un ton suppliant :

– Au péril de ma vie, j’ai arraché Diane aux mains de peuplades barbares du bassin de la Volga. Je revenais joyeux. En Crète, on me dérobe mon trésor. Je cours à Rome. Un hasard heureux me met en présence de la mère d’un pêcheur qui a transporté la chère image en Espagne. J’apprends que celle que je cherche est au Prado, et je viens vous dire : M. le Secrétaire, permettez-moi de reprendre le bien du Louvre, de ramener cette statue et de reconquérir ainsi l’honneur et le repos.

Ce que le fourbe se gardait bien de révéler ; c’était qu’il facilitait depuis longtemps les opérations de contrebande d’Andrea Valpoli ; que le Romain l’avait visité l’avant-veille, lui avait narré son aventure sans y attacher une importance considérable. Aussitôt Ergopoulos s’était enquis, avait acquis la certitude que M. Alvarez songeait à renvoyer Diane en France et avait voulu exploiter ces bonnes intentions pour rentrer en possession de son œuvre et la détruire, afin de rendre irrémédiable le désastre de son rival.

Étant donné l’embarras du secrétaire général, le pseudo-Fanfare arrivait comme la marée en carême. Il fournissait le moyen cherché de restituer Diane au Louvre sans engager l’Administration des Beaux-Arts.

Aussi le visage de M. Alvarez s’éclaira. Sa main saisit une plume et traça quelques lignes sur une feuille de papier à en tête du musée.

Avec une joie cruelle, Ergopoulos lut ce qui suit :

« Autorisation à M. Jean Fanfare, artiste-peintre, de pénétrer, ce soir, dans le Musée des Armures, et d’y prendre livraison de la caisse confiée par nous audit musée. Il sera accompagné de porteurs afin de procéder à l’enlèvement de l’objet sus désigné.

Signé : « Luis ALVAREZ. »

Madrid, ce 10 de Juin.

Le traître ouvrait la bouche pour exprimer sa reconnaissance. Son interlocuteur l’interrompit :

– C’est nous qui avons à vous remercier, caballero. La Diane a été capturée, en Italie… les musées du Vatican s’en sont occupés. D’où grandes difficultés pour nous… Si nous restituons officiellement la sculpture à nos voisins, nous nous exposons aux récriminations de Rome. Tandis que vous qui n’appartenez pas à l’administration, qui n’êtes pas même espagnol, c’est différent. La chose se passe en dehors de nous. Nous vous aidons, c’est vrai, acheva le fonctionnaire avec un fin sourire, mais cette autorisation remise au concierge de l’Armeria sera détruite, et comme nous aurons fermé les yeux sur vos agissements, il nous sera aisé d’affirmer que nous n’avons rien vu.

Malgré ces paroles, Ergopoulos se montra prodigue de protestations de gratitude. En fait, il était ravi. Sa démarche réussissait au delà de ses espérances. Cette fois il triomphait définitivement de ses adversaires. Il réprima cependant ses transports et parvint à prendre un ton froid pour demander :

– À quel moment devrai-je me présenter au musée des Armures ?

– Vers neuf heures du soir, la nuit venue. C’est à cet instant de la journée que nous opérons les transports nécessaires au service des musées, de sorte que vos allées et venues n’attireront pas l’attention.

– Dès ce soir, M. le secrétaire général, vous serez débarrassé de Diane.

– Je vous en serai obligé.

Les deux hommes se serrèrent la main, et Ergopoulos se retira. À peine avait-il disparu que Guttierez sortit de sa cachette et s’adressant à son supérieur :

– Eh bien, señor, voilà une véritable chance !

– Et inespérée aussi, Guttierez.

– Je crois bien. Je me suis tenu à quatre pour ne pas me montrer, tant j’avais le désir de voir ce digne monsieur Fanfare qui nous tire de peine.

– Il valait mieux que vous fussiez caché. Peut-être se serait-il exprimé avec plus de réserve s’il s’était douté que je n’étais pas seul à l’entendre.

– C’est ce que je me suis dit, señor. Seulement je vous demanderai la permission de me rendre ce soir à l’Armeria. Je tiens à apercevoir ce brave artiste.

– Tout ce que vous voudrez, mon ami.

À ce moment le timbre de la pendule résonna douze fois.

– Midi. Diable rien ne s’oppose à ce que j’aille déjeuner. Les affaires pressantes sont liquidées. Allons, Guttierez, je vous emmène.

Mais l’interlocuteur du fonctionnaire secoua la tête :

– Je vous prie de m’excuser, señor. J’ai quelques lettres en retard ; une demi-heure de travail peut-être ; je tiens à les expédier. Au surplus je serais un piteux convive, car j’ai déjeuné légèrement tout en faisant mes courses. Ceci n’est pas pour décliner votre gracieuse invitation ; je la réserve pour un jour où je me sentirai en appétit.

Un éclat de rire ponctua la boutade, et M. Alvarez sortit laissant son subordonné seul maître du bureau. Ainsi qu’il l’avait dit, celui-ci se mit à écrire. Sa plume courait rapidement, sur le papier. Chaque lettre achevée dûment séchée, était placée à sa droite avec l’enveloppe correspondante.

Le courrier s’entassait. Enfin le scribe poussa un soupir de satisfaction et d’un ton joyeux :

– Encore une et j’ai fini !

Il se retourna soudain. La porte avait fait entendre un léger grincement en glissant sur ses gonds ; un huissier obséquieux venait d’entrer ; d’un pas lent et silencieux il s’approcha du bureau :

– Señor, dit-il, des étrangers désirent vous parler.

– Des étrangers ?

– Ils avaient demandé M. le secrétaire général. Je leur ai appris qu’il est absent et que vous le remplacez ; alors ils ont insisté pour que je vous avertisse de leur venue.

Guttierez fit la grimace. Bien volontiers il aurait envoyé les visiteurs à tous les diables, mais quoi, l’huissier avait été assez maladroit pour avouer qu’il était là ! Il se contenta donc de lancer à son subordonné un regard foudroyant et gronda :

– Introduisez ces gens, puisqu’il faut les recevoir.

Courbant la tête sous l’expression visible du mécontentement du scribe, l’huissier s’esquiva pour reparaître presque aussitôt, accompagné de trois personnes qui n’étaient autres que Frig, et ses amis Vemtite et Jean Fanfare.

Tous avaient rejoint Andrea Valpoli sur la côte espagnole. Le contrebandier, amadoué par un présent généreux, n’avait pas fait de difficulté à leur confier que la Diane de l’Archipel était au Prado, et ils venaient tenter d’intéresser à leur cause le gouvernement Madrilène.

– Messieurs, commença Guttierez d’un ton rogue, je suis surchargé de besogne. J’ai tenu à vous recevoir pour ne pas manquer à la courtoisie castillane ; mais je vous supplie d’être brefs.

– Peu de mots suffiront, riposta le peintre. Je me nomme Jean Fanfare…

– Jean Fanfare, interrompit le scribe dont le visage s’épanouit. C’est bien différent, asseyez-vous donc.

Il avançait des sièges, ravi de voir celui qu’il croyait avoir entendu une heure auparavant :

– Et que puis-je pour votre service, continua-t-il d’un air empressé ; rencontreriez-vous quelques difficultés dans l’exécution de votre projet ?

Les visiteurs le considéraient avec ahurissement.

– Pardon, Monsieur, murmura Jean, vous parlez de mes intentions, vous les connaissez donc ?

– Entièrement. Le señor Alvarez n’a pas de secrets pour moi, puisque je dois le suppléer en cas d’absence.

– Ah !

– Il m’a confié que vous vous chargeriez de ramener en France la Diane de l’Archipel.

Il s’arrêta en voyant les visiteurs échanger un regard hébété.

– N’est-ce pas votre désir, interrogea-t-il ?

– Si, si, précisément, bredouilla Fanfare ; mais nous ne nous attendions pas à vous trouver si bien informé. Nous venions solliciter l’autorisation…

Guttierez eut un mouvement d’impatience :

– Solliciter ! Vraiment, señor, vous êtes trop discret. Vous savez bien que l’autorisation vous a été accordée il y a une heure, dans ce bureau même.

– Dans ce bureau, répétèrent les visiteurs au comble de la surprise ?

– Vous ne vous rendez pas encore. Soit ! Vous devez vous présenter ce soir, à 9 heures, au musée des Armures, où la statue vous sera remise, à charge par vous de la ramener officieusement en France. Est-ce bien cela ?

Ne recevant pas de réponse, le scribe agacé continua :

– Enfin quel jeu jouons-nous ? Puisqu’il faut tout vous dire, j’étais, il y a une heure dans le cabinet voisin, d’où j’ai entendu de mes oreilles tout ce qui se disait dans celui-ci. J’étais là.

– Je ne prétends pas le contraire, s’écria Fanfare, mais moi je n’étais pas ici.

– Pas ici ?

– Non, sans doute. Puisque le chemin de fer m’a déposé à Madrid, à la gare d’Alicante il y a vingt-cinq minutes à peine ; le temps de prendre une voiture et de me faire conduire au musée. En ce moment même, quatre de nos compagnons nous attendent au buffet de la station.

La sincérité du jeune homme était si évidente, que Guttierez grommela entre ses dents :

– Alors, il y a une similitude de noms. Vous n’êtes pas Jean Fanfare, de Paris, artiste peintre ?

– Pardon.

Enfants montant à l’arbre, tableau de GOYA. (Musée du Prado.)

– Quoi ? Le fiancé de Miss Nali, cette jeune Américaine dont la Diane est le portrait… ?

– C’est moi !

– Vous l’affirmez, mais l’autre aussi.

– Quel autre ?

– Le Jean Fanfare qui est venu ce matin.

– Il n’y a pas d’autre Jean Fanfare que moi.

– Il disait la même chose.

Le peintre serra les poings avec rage :

– C’est un imposteur. Miss Nali, dont vous parliez à l’instant, est parmi ceux qui se sont arrêtés au buffet de la gare d’Alicante. La pauvre enfant est folle ; les épreuves que nous avons traversées ont été plus fortes que sa raison. Pour la sauver, pour la guérir, il faut que Diane nous soit rendue.

En termes émus, il contait sa douloureuse odyssée, il disait la clémence de l’Américaine, la course folle à la poursuite de l’insaisissable statue. Et maintenant dans un pays ami, près de fonctionnaires bienveillants, allaient-ils échouer encore parce qu’il avait plu à un imposteur de prendre son nom.

– C’est un ennemi, acheva-t-il, un ennemi ; peut-être le traître Ergopoulos lui-même.

Cependant Guttierez ne paraissait pas convaincu. Sans doute, il n’était plus assuré que le Fanfare entendu le matin fût le vrai, mais il n’était pas certain que celui qu’il voyait en cet instant le fût davantage.

Au milieu de ses hésitations, le señor Luis Alvarez rentra. Mis au courant de l’aventure, il déclara que, vu l’impossibilité de trancher la question, il allait donner ordre à l’Armeria de conserver la statue jusqu’à nouvel avis.

Vainement Lucien Vemtite se nomma, se recommanda de sa situation administrative, le Secrétaire général ne voulut rien entendre. Devant cette abondance de Jean Fanfares, il craignait d’être dupé ; de plus il se demandait tout bas si l’un des deux postulants n’était pas un agent italien lancé à la recherche de la jolie sculpture. Si cette supposition était juste, que d’ennuis en perspective. Le mieux en cette occurrence était de maintenir les choses en l’état.

Bref, il allait envoyer un huissier à l’Armeria, quand une exclamation de Frig suspendit son action. D’un bond, le clown fut auprès de lui ; il l’entraîna à l’écart et lui parla avec animation. Un sourire parut bientôt sur les lèvres du Secrétaire général, et avec un hochement de tête approbatif :

– Señores, dit-il enfin, je vais vous donner l’autorisation d’enlever la Diane de l’Archipel ce soir à la neuvième heure. Ce caballero, – il montrait Frig – m’a indiqué le moyen de savoir de quel côté est la vérité. J’assisterai à la scène, et des agents de la police de Madrid seront aux écoutes, prêts à arrêter celui qui aura cherché à abuser de ma bonne foi.

Tout en parlant, il écrivait. Après quoi, il tendit à Jean la feuille de papier et toujours souriant :

– Señores, à ce soir. La proposition qui vient de m’être soumise me fait penser que l’imposture n’est pas de votre côté. Toutefois, dans ma situation, je dois réserver mon jugement. Bonne chance, Messieurs. Puisse notre rencontre à l’Armeria donner ce que vous attendez.

Et tandis que Jean et Vemtite, ignorants de la proposition formulée par Frig, portaient leurs yeux surpris du clown au Secrétaire général, celui-ci sonna, et à l’huissier, qui accourut aussitôt, intima l’ordre de reconduire les visiteurs.

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