Chapitre premier LE KARROVARKA

En revoyant Nali qui, dans sa folie, ne le reconnaissait pas, Jean était demeuré atterré. Ses compagnons rendus muets par l’immensité de ce nouveau malheur, le regardaient tristement. Alors Anacharsia, la fille du maître de l’automobile, s’approcha et de sa voix musicale prononça ces paroles :

– Elle guérira ; mon père l’a affirmé, croyez-le. Avant de songer au sommeil, laissez-moi vous faire les honneurs de notre demeure mobile.

Et avec un sourire :

– Le wagon est divisé en trois compartiments : celui où nous sommes, à l’arrière, qui vous sera particulièrement affecté. Au plafond, vous distinguez les jointures de la trappe par laquelle vous y avez pénétré, et enroulée autour d’une bobine, l’échelle métallique articulée servant d’escalier.

Le ton paisible de la jeune personne rendait insensiblement le calme à ses auditeurs, et Fanfare put lui demander :

– Pourquoi avoir placé la porte si haut ?

Elle secoua la tête :

– Vous le comprendrez plus tard. Venez, passons dans le second compartiment.

Elle démasqua une ouverture ménagée dans la cloison et entraîna ses compagnons à sa suite dans la pièce centrale. Comme la première, celle-ci était meublée sommairement ; il s’y trouvait également des coffres formant banquettes longitudinales. Une sorte de capitonnage couvrait les parois. En y appuyant la main, Jean remarqua son élasticité parfaite. L’ancienne infirmière vit le geste :

– Capitonnage spécial, expliqua-t-elle ; lames d’acier entrecroisées, recouvertes d’une étoffe bonne conductrice de l’électricité, qui circule entre la double enveloppe du véhicule. Cette salle servira de demeure à ces dames et à moi.

– L’appareil est donc mû par l’électricité, hasarda Vemtite ?

– Parfaitement !

– Comment s’effectue la manœuvre ?

– Au moyen d’un tableau de direction. Au surplus, dans la salle d’avant, occupée par mon père et son préparateur, Monsieur Vouno, il vous sera aisé de vous éclairer.

Ce disant, elle poussait une seconde porte, et tous firent irruption dans le dernier compartiment. Celui-ci était fort différent des autres ; il affectait la forme d’un triangle dont l’entrée occupait la base. Au sommet, assis sur une estrade devant une sorte de clavier aux touches noires et blanches alternées, Taxidi se tenait raide, les yeux fixés sur des hublots trouant la paroi à hauteur de sa tête, qui lui permettaient de voir au dehors.

Un fanal électrique, encastré dans l’enveloppe du wagon, éclairait à la fois le compartiment et la route sur laquelle roulait l’automobile.

Sur un signe du docteur, M. Vouno, nonchalamment étendu sur un coffre, remplaça son maître au tableau de direction. Taxidi se retourna aussitôt vers les visiteurs et leur tendant les mains :

– Eh bien, mes chers hôtes, que pensez-vous de mon ermitage ?

– Very curious, articula Frig, very curious wagon ; vous étiez anglais, sir ?

– Non, Monsieur, non : je suis Crétois.

– Indeed ! Alors votre appareil est doublement curious ; je n’aurais jamais cru que cela pût sortir d’autre part que d’un english cerveau.

Le docteur considéra son interlocuteur ; un vague sourire détendit ses lèvres, puis sans relever l’impertinence naïve du clown, il reprit en s’adressant aux Français :

– Mon wagon est formé de deux enveloppes de tôle d’acier, rivées l’une à l’autre par des barres de fer en T. Les vides sont remplis par une série de bobines et d’électro-aimants de ma façon, dont vous apprécierez plus tard l’utilité.

– Pourquoi pas de suite ?

– Parce que le moment n’est pas venu.

C’était la seconde fois que cette réponse frappait les oreilles des voyageurs. Sans prendre garde à l’expression étonnée qui se marqua sur leurs traits, Taxidi continua :

– Huit roues supportent le tout. Six sont simplement porteuses, les deux autres, placées à l’arrière, sont motrices.

Et revenant au clavier :

– D’ici, ajouta-t-il, je règle leur marche. Cette touche amène l’arrêt, celles-ci font obliquer la voiture à droite ou à gauche, cette autre arrête. En voici pour le ralentissement sur les pentes et cætera.

À mesure qu’il parlait, sa main se plaçait successivement sur les touches. Lucien s’aperçut qu’il ne désignait que les blanches.

– Et les noires, interrogea-t-il avec curiosité ?

– Oh ! les noires ne servent pas en même temps que leurs voisines, répliqua le docteur.

– Quand les utilise-t-on ?

– Cela vous sera montré quand il sera utile.

Comme les assistants, déçus dans leur attente, ne pouvaient cacher un léger mécontentement, le Crétois se prit à rire et gaiement :

– Ne vous impatientez pas. Huit à dix jours nous seront nécessaires pour gagner Moscou et la Moskva. Il est nécessaire de vous réserver quelques surprises durant le voyage. À l’arrivée, je vous le promets, je n’aurai plus de secrets pour vous. Pour l’instant qu’il vous suffise de savoir que vous êtes en sûreté, dans une véritable forteresse roulante, car il faudrait du canon pour entamer nos murailles de tôle ; sachez aussi que, sous le plancher que nous foulons, existe un quatrième compartiment contenant les pièces nécessaires à la réparation des avaries possibles ainsi que mes piles électriques.

– Quoi, s’écria Jean, c’est avec de simples piles que vous mettez en mouvement cette énorme masse ? Je croyais que les courants produits par les piles étaient trop faibles…

– Pour cela ? Vous avez raison en ce qui touche les piles ordinaires, car il se produit un phénomène de polarisation, c’est à dire que la majeure partie du courant déterminé est absorbé par le travail d’usure des pôles. Mais celles que j’emploie sont d’un modèle spécial, et j’ai fait disparaître ou à peu près la polarisation, de sorte que toute l’électricité produite est utilisable.

– Mais cette découverte est quelque chose comme le triomphe du moteur électrique ?

– Je le pense, dit le savant. Encore quelques perfectionnements et je lancerai mon idée en Europe. En attendant, je suis heureux que mon invention m’ait permis de tirer de peine d’honnêtes gens persécutés.

Les jeunes gens ne démêlèrent pas la nuance imperceptible d’ironie qui accompagnait ces paroles. Avec effusion ils pressèrent les mains de leur sauveur.

Mais en se retournant, une image singulière appliquée sur la cloison à côté de la porte par laquelle ils étaient entrés, attira leur attention.

C’était une grossière chromolithographie dont voici la reproduction :

Néanmoins Jean tomba en arrêt devant l’inscription grecque qui la surmontait :

Il la lut à haute voix :

– Prepei na o Ellènas ène denei mè duo sélènés.

Le docteur avait eu un mouvement de dépit, ses sourcils s’étaient froncés, une ombre fugitive avait passé sur son visage. Cependant il se domina et ce fut d’une voix calme qu’il dit :

– Vous prononcez mal. Dans les collèges français d’ailleurs, on n’enseigne pas la prononciation grecque réelle. Voici comment nous lisons celle phrase.

Accentuant chaque syllabe, il déclama :

– Prépi na o Elinas iné théni mè thio célinis.

– Soit, reprit Fanfare ! En tout cas, autant que je puis me souvenir du grec ancien, celui-ci est moderne et me paraît avoir un sens assez obscur.

De nouveau Taxidi fronça les sourcils.

– Et ce sens, interrogea-t-il comme malgré lui ?

– Le voici : Il faut que la nation grecque soit liée avec, ou par deux lunes.

Le médecin respira et avec un rire affecté :

– En effet ! C’est bien cela. Quant à vous expliquer la signification de cette légende baroque, j’en suis incapable. J’ai trouvé cette image en Crète, dans une chaumière de montagnard, et je l’ai conservée parce qu’elle me rappelle ma patrie.

L’embarras de Taxidi était manifeste, mais son interlocuteur n’eut pas le loisir de s’appesantir sur ce trouble inexplicable. Une voix douce se fit entendre dans le compartiment voisin.

– C’est Nali, murmura le peintre en faisant un pas vers la porte.

La main nerveuse du docteur l’arrêta.

– Elle chante. Ne la troublez pas. Écoutons plutôt. C’est dans les paroles même des déments qu’il faut chercher le moyen de les rendre à la raison.

Tous s’étaient tus. La voix de la folle s’enflait. Une sorte de mélopée grave et plaintive arrivait jusqu’aux amis de l’Américaine. Voici ce que disait, avec un accent d’indicible tristesse, la pauvre insensée :

Mon corps a disparu, je ne suis plus qu’une âme

Insensible aux frimas, insensible à la flamme,

Errant dans l’infini comme un souffle de vent.

La terre est à mes yeux un point noir dans l’espace ;

Je ne comprends plus rien à tout ce qui s’y passe.

Les intérêts humains me semblent du Néant.

Et pourtant je voudrais encore être une femme.

Pourquoi ? Je ne sais pas, car la vie est un drame

Horrible, fait de nuit et de longues douleurs.

Désir extravagant, singulière démence !

Des tristesses, dont j’ai la vague souvenance,

Je déplore la fin et regrette mes pleurs.

Il y avait des larmes dans tous les yeux. Les tristesses, les pleurs dont Nali avait gardé le souvenir, qui donc les avait causés, sinon Jean. Et avec désespoir l’artiste se rappelait sa dureté envers la jeune fille. Peut-être, s’il ne l’avait point repoussée brutalement, serait-elle encore à ce moment l’intelligente et aimable créature qu’il avait connue ?

Soudain le chant cessa brusquement, puis il reprit sur un mode plus gai, presque sautillant. Avec l’excessive mobilité d’impression qui caractérise les fous, Nali prête à sangloter dix secondes plus tôt, devait maintenant sourire joyeusement. Elle modulait ces vers :

De l’infini, je suis bergère.

Dans les prés d’azur du ciel j’erre,

Conduisant les brillants troupeaux

D’astres flambeaux.

L’araignée d’or fixe ses toiles

Aux pointes claires des étoiles,

Pour capter le bolide blanc

Sournoisement.

Oiseau d’argent, marcheur rapide,

À travers les déserts du vide,

La planète s’en va chantant

Incessamment.

Voici le croissant de la lune,

Navire ancré près de la dune

Lumineuse, où brise le flot

Sombre indigo.

De brouillard je tissai ses voiles.

J’y porte ma moisson d’étoiles

Pour en façonner en secret

Un doux bouquet.

Cette fois le silence se rétablit pour tout de bon. La fantaisie musicale de la malade avait pris fin.

Cependant personne ne bougeait ; comme pétrifiés, les assistants semblaient écouter encore. Un appel du préparateur Vouno les fit tressaillir :

– Maître, dit-il, est-ce ici que nous allons traverser la Sprée ? Nous sommes assez éloignés de Berlin et les berges en pente douce sont favorables.

Le savant regarda par un des hublots ménagés à l’avant :

– Si vous le voulez, Vouno.

Et rappelant du geste Jean Fanfare auprès de lui :

– Vous demandiez tout à l’heure quelle est l’utilité des touches noires du clavier de direction ? Appliquez l’œil au hublot et vous comprendrez.

L’artiste obéit. Le Karrovarka stationnait à quelques mètres de la rivière, dont le fanal éclairait les eaux sombres.

Vouno avait appuyé la main sur une des touches du clavier directeur ; le véhicule se remettait lentement en marche.

– Mais nous allons tomber dans la Sprée, s’écria Fanfare !

Taxidi secoua la tête :

– Non pas tomber, descendre, car la berge est en pente douce.

– Et nous coulerons à fond ?

– Du tout, nous flotterons, mon appareil étant incomparablement plus léger que le volume d’eau qu’il déplace.

– Soit, acquiesça le jeune homme. Seulement vous oubliez que le courant nous ramènera vers Berlin ?

– Du tout ! nous le remonterons.

– Comment ?

Une secousse légère se produisit à ce moment. À la trépidation causée par le roulement du wagon sur la route succéda un glissement doux qui berçait mollement les passagers.

– Nous flottons, s’exclama Jean qui avait collé son visage au hublot !

– Certainement. Allons, Vouno, en avant !

Et cet ordre donné, le docteur montrant le clavier à nos voyageurs :

– Maintenant, les touches noires vont servir.

En effet, le préparateur posait successivement les doigts sur plusieurs palettes d’ébène. Aussitôt une sorte de frémissement passa dans l’appareil qui, poussé en avant, se mit à remonter le courant à une allure modérée.

Muets de surprise, les voyageurs regardaient sans comprendre.

– Le nom seul de mon wagon eût dû vous mettre sur la voie, reprit doucement Taxidi.

– Le nom ? mais nous l’ignorons.

– Le voici : Karrovarka, rappelez vos souvenirs grecs, monsieur Fanfare. Karos, chariot, et varka, bateau, barque.

– Chariot-barque.

– Justement.

Le savant s’était redressé. Une flamme brillait dans son regard.

– Oui, le chariot-barque, l’automobile idéale qui, selon la nature de la route à parcourir, roule ou nage. Ce dont je suis très heureux c’est que la transformation de la forteresse roulante en navire est d’une simplicité extrême. Au surplus, jugez-en, car je lis la curiosité dans vos yeux et je ne veux pas vous faire languir plus longtemps.

D’un coffre, il tira un carton, l’ouvrit et montrant à ses auditeurs une feuille de papier sur laquelle étaient tracées les figures suivantes.

– Sur terre, mes roues motrices ont l’apparence de la planche 1. Chaque rayon, porte à sa partie supérieure, près de la jante deux palettes appliquées l’une contre l’autre. Je veux naviguer, je mets mon véhicule à flot, ainsi que vous l’avez vu faire tout à l’heure. Une série de déclanchements font glisser les roues porteuses sur leurs essieux ; elles viennent s’appliquer sur la paroi intérieure formant ainsi une fausse quille. Quant aux roues motrices, elles se transforment en aubes. Les palettes s’ouvrent ainsi que des volets (fig. 2) et frappent l’eau. Leur résistance, augmentée par des croisillons d’acier est presque infinie. Si bien que, marchant sur route à 25 kil. à l’heure et à 14 ou 16 en rivière, je puis me déplacer de 500 kilomètres en moyenne par vingt-quatre heures. Eh bien, croyez-vous que cette habitation ne vaut pas mille fois les hôtels somptueux dont les propriétaires sont condamnés à voir sans cesse le même panorama, ces hôtels que l’on est obligé d’abandonner si l’on désire voyager. Moi j’emporte ma maison, ou plutôt elle m’emporte où il plaît à ma fantaisie.

– Et parfois aussi, ajouta Jean d’un ton pénétré, elle emporte ceux que vous sauvez.

Un sourire bizarre entrouvrit les lèvres du savant, mais il répondit :

– Ne parlons plus de cela. Je suis votre obligé, croyez-le, car ma bonne action contient en elle-même sa récompense.

Puis détournant la conversation :

– Mais vous devez avoir besoin de repos. Dans une heure, nous trouverons le long de la rive droite une large route, sur laquelle je compte lancer mon Karrovarka. Allez dormir, et surtout pas de mauvais rêves, nul policier ne peut nous gagner à la course.

Il serra la main à ses interlocuteurs et s’installant au tableau-directeur :

– Vouno, dit-il, conduisez ces messieurs au salon d’arrière et enseignez leur comment on se couche sur le Karrovarka. Anacharsia prendra soin des jeunes dames.

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