Guidés par le préparateur, Jean, Lucien et les deux clowns regagnèrent le compartiment situé à l’arrière du Karrovarka.
– Messieurs, fit Vouno après avoir refermé la porte de communication ; nous allons, si vous le voulez bien, procéder à votre toilette de nuit et vous donner quelques indications nécessaires pour bien dormir.
– Oh ! répliqua Frig en désignant les coffres appuyés aux parois. Il suffisait d’allonger soi-même là-dessus pour trouver le sommeil. Ces boîtes devaient être un peu dures, mais on pouvait supposer que l’on était dans un Sleeping-Car de 3e classe.
Joignant le geste à la parole, l’Anglais s’installait déjà, mais le préparateur l’arrêta par cette phrase pleine de promesses :
– Non, non, monsieur. Une caisse de bois est un lit barbare indigne de notre automobile. Ici vous aurez des couchettes plus moelleuses que tout ce que vous avez rencontré jusqu’à ce jour. Seulement veuillez revêtir le costume indispensable…
Tous se regardèrent ahuris.
– Revêtir un costume, s’écrièrent-ils d’une seule voix ?
– Je viens de vous le dire.
– Vous voulez plaisanter. Pour se mettre au lit, on se déshabille…
– Généralement, c’est vrai. Ici c’est le contraire, on s’habille.
Sans s’inquiéter de la mine ahurie de ses auditeurs, Vouno ouvrit un coffre et en sortit méthodiquement plusieurs grandes blouses et des calottes sphériques qu’il tendit à ses compagnons.
Ceux-ci examinèrent curieusement ces vêtements. L’étoffe à trame large leur était inconnue. La moitié de la surface environ était couverte de passementeries légères, douces au toucher comme si elles avaient été tissées avec des fils de fer doux.
– Que devons-nous faire de cela, interrogèrent-ils ?
– Placez la calotte sur votre tête et la blouse sur vos épaules.
– Soit, mais après ?
– Faites ce que je vous demande, afin de ne pas compliquer la démonstration.
Avec un haussement d’épaules, les voyageurs obéirent. Les toques, munies de jugulaires, emprisonnèrent leurs crânes. Ils passèrent les blouses, si longues qu’elles traînaient à terre.
– Bien, reprit Vouno. À présent, veuillez attacher les coulisses qui se trouvent au cou, à la taille et sous les pieds.
– Sous les pieds ?
Tout en riant, les hôtes de Taxidi se conformèrent à l’invitation.
– Ma parole, remarqua Lucien, on croirait que nous nous préparons à une course en sac.
En effet, les jeunes gens, du col à la semelle, disparaissaient dans ces sacs d’un nouveau genre, et il leur devenait impossible de marcher autrement que par bonds.
– On est très mal ainsi, soupira Frig.
– Très mal, well , appuya son cousin.
Imperturbable, Vouno continua :
– Ceci est la toilette de nuit. Vous comprendrez tout à l’heure son utilité. Mais avant tout une question. Vous avez remarqué, n’est-ce pas, que les lits les plus doux sont des instruments de torture. Que l’on se couche sur le dos ou sur le flanc, une partie du corps est toujours comprimée par les matelas ; partant, la circulation est gênée et le repos lui-même est accompagné de fatigue. Le rêve, tous les hygiénistes l’ont constaté, serait de pouvoir flotter dans l’air. Là pas de compression, le repos parfait.
– Seulement c’est impossible, s’exclamèrent les assistants !
– Pourquoi, je vous prie ?
– Parce qu’il faudrait supprimer la pesanteur, c’est-à-dire la force qui nous attire vers le centre de la terre.
Un large sourire distendit les lèvres du préparateur :
– Parfait ! Messieurs. Vous avez admirablement posé le problème que maître Taxidi a résolu.
– Résolu, dites-vous ?
– Vous en jugerez vous-mêmes. Je veux d’abord vous rappeler une petite expérience de physique, qui a servi de point de départ aux recherches de mon vénéré maître. Je parle de l’attraction qu’exerce l’aimant sur le fer.
– Nous connaissons cela, soupira Jean. C’est l’attraction magnétique. Elle nous a même joué un vilain tour à bord de l’Eagle.
– Aoh yes, modulèrent les clowns !
– C’est cela même, poursuivit Vouno. Seulement avez-vous parfois réfléchi au phénomène qui se produit lorsque vous approchez un aimant d’une aiguille. Par la pesanteur, par son poids, l’aiguille tend à s’appuyer sur la surface de la terre. L’aimant l’oblige à monter vers lui. Qu’est donc cela, sinon la suppression de la pesanteur, c’est-à-dire l’annihilation d’une force par une force de sens inverse plus puissante ?
Tous se regardèrent avec étonnement :
– Mais c’est vrai, firent-ils comme malgré eux.
– Vous le reconnaissez. Eh bien voilà le point de départ des recherches de M. Taxidi. Si au lieu d’une aiguille, nous prenions une solive de fer de quinze cents kilogs et que nous augmentions la puissance de l’aimant dans la même proportion, le phénomène se reproduirait.
Le préparateur radieux avait tiré son carnet de sa poche, et sur une page blanche, il crayonnait nerveusement :
– Regardez cette figure, dit-il. En A est un électro-aimant, B est une plaque de fer doux supportant une balancelle C, où un homme D peut s’asseoir. Plaque, personnage et plateau sont attirés par la pesanteur dans la direction de la flèche E. Faites passer dans l’électro-aimant un courant assez puissant ; la plaque B viendra s’appliquer en M M’ et l’attraction terrestre sera vaincue.
– Sans doute, sans doute, mais le monsieur placé en D a besoin d’un support.
– Que nous avons remplacé par le costume que vous portez en ce moment.
D’un même mouvement, tous considérèrent les sacs bizarres dans lesquels ils étaient emprisonnés.
– Mais oui, insista Vouno. Ces blouses, ces calottes sont agrémentées de passementeries en fer doux, dont la surface est calculée de telle sorte que l’attirance des électro-aimants, fixés entre les deux enveloppes du véhicule, équilibre juste l’attraction terrestre. De cette façon, quand j’aurai établi le courant, cette salle deviendra ce que l’on appelle un point mort, un point d’égale attraction, où les objets sollicités par des forces équivalentes et contraires n’obéissent à aucune. En un mot, vous ne pèserez plus, et il vous sera loisible de vous étendre sur l’air ambiant à telle hauteur qu’il vous conviendra.
Peindre la stupeur des jeunes gens est impossible. Quoi ! Ce problème de la suppression de la pesanteur, réputé insoluble, un homme l’avait résolu à la surface même de la terre ? Vouno ne leur laissa pas le temps de se livrer à leurs réflexions. S’approchant de la cloison, il pressa un bouton assez semblable à ceux des sonneries électriques :
– Attention, Messieurs, je détermine le courant.
Aussitôt les voyageurs éprouvèrent une sensation étrange. Il leur sembla que les chaînes qui les rivaient à la terre s’étaient brusquement brisées. Leurs mouvements s’exécutaient sans efforts, leurs bras levés ne cherchaient plus à s’abaisser. Et le clown Frig, ayant voulu manifester sa surprise par un léger déplacement des jambes, se trouva suspendu en l’air, où il flotta ainsi qu’un ballon d’hydrogène.
En une seconde, tous le rejoignirent, amusés par cette situation nouvelle. Ils se promenaient sans appui, se dirigeant avec une étonnante facilité. Un même cri monta à leurs lèvres :
– Prodigieux !
Ce à quoi Vouno ravi répondit par un : n’est-ce pas ? empreint d’orgueil. Le brave préparateur prenait sa part de l’admiration excitée par l’œuvre de son maître. N’en avait-il pas été le collaborateur obscur ? N’avait-il point calculé les formules algébriques de Taxidi ?
En somme sa gloriole était justifiée. Du reste, il reprit bientôt son attitude modeste.
– À présent, Messieurs, dit-il doucement, je n’ajouterai plus que quelques mots. L’air vous assure une couche hygiénique ; pour que l’hygiène triomphe complètement, il est indispensable que cet air ne se vicie pas comme dans les chambres à coucher des sédentaires. – Ce dernier vocable fut prononcé avec un mépris écrasant. – Pour cela, j’ouvre légèrement le robinet de ce récipient de métal accroché à la paroi d’arrière. C’est un réservoir d’oxygène. Le gaz bienfaisant va couler goutte à goutte, et remplacer celui qui aura apporté la vie dans vos poumons. Des trous imperceptibles percent le plancher, mettant ce compartiment en communication avec celui qui occupe le fond du Karrovarka. Dans ce dernier sont des bains de potasse caustique, avide, vous le savez, d’acide carbonique et exerçant sur lui une véritable attraction. C’est vous dire que votre air se débarrassera automatiquement des produits de la combustion qui seraient susceptibles de le vicier.
– Admirable, s’écria Jean !
– Superbe, appuya Lucien !
– Very curious, clamèrent les clowns, qui profitaient de leur situation pour se livrer à des exercices de souplesse tout à fait réjouissants !
Vouno s’inclina avec satisfaction :
– Sur ce, Messieurs, je vous souhaite le bonsoir, et j’espère que vous vous trouverez bien de la couchette Taxidi.
Il ouvrit alors la porte de communication et disparut. Pendant longtemps encore les voyageurs émerveillés se promenèrent dans le compartiment, montant au plafond, revenant au plancher par d’insensibles mouvements. Les clowns esquissèrent quelques culbutes aériennes, et se firent ainsi deux ou trois bosses, car ils ne savaient point calculer leur effort et allaient parfois donner de la tête contre les parois.
Enfin le besoin de repos calma les jeunes gens, et tous s’étendant mollement sur l’air à mi-hauteur du salon, s’endormirent bientôt d’un profond et paisible sommeil.
Une clarté les réveilla. Ils ouvrirent les yeux. De chaque côté de la pièce s’ouvraient des petites fenêtres carrées garnies de verres épais. Une plaque de tôle rabattue à l’intérieur montrait comment elles étaient masquées à l’occasion.
Par l’une des ouvertures pénétraient les rayons pâles du soleil d’hiver. Au dehors s’étendaient jusqu’à l’horizon de vastes plaines couvertes de neige, sans une butte, sans une éminence.
– Où sommes-nous, commença Jean ?
– Ma foi, répliqua Frig, pour le savoir, il fallait le demander. Quittons donc le toilette de nuit et allons rejoindre cette docteur Taxidi.
Joignant le geste à la parole, il retira la toque qui couvrait son crâne. Mais cet acte si simple eut un résultat inattendu. Ainsi qu’une balance dont l’un des plateaux est trop chargé, le clown bascula sur lui-même et se trouva suspendu dans le vide, la tête en bas.
Stupéfait, il tenta de reprendre son équilibre ; mais ses efforts, accompagnés des plus énergiques exclamations britanniques, ne réussirent qu’à appuyer sa tête au plancher.
Ses compagnons riaient aux larmes.
Enfin Jean put lui dire :
– Remettez votre coiffure. En la quittant vous avez détruit l’équilibre électrique.
– Vo croyez, glapit le clown qui obéit cependant et reprit ainsi une position moins incommode ?
Avertis par cette expérience involontaire, les voyageurs se dépouillèrent d’abord de leurs blouses-sacs, puis de leurs toques.
Les effets de la pesanteur se firent sentir aussitôt, et tous debout enfin se regardèrent.
– Admirable, s’écria lyriquement Lucien ! La découverte de Taxidi nous indique le moyen de locomotion de l’avenir. Les capitales du monde seront reliées par des couloirs neutralisés au moyen d’électro-aimants. Les touristes y pénétreront, et un courant d’air les emportera mollement, sans secousses, au but de leur voyage.
Comme la plume au vent,
Femme courra le monde
D’autant plus vivement
Qu’elle sera plus ronde !
Nunc, être dans le train
Veut dire : Être pratique.
Il faudra donc demain
Devenir pneumatique
L’incorrigible rimeur était lancé. Il eût continué longtemps sur ce ton si le docteur Taxidi, l’interrompant sans cérémonie, n’était entré dans le compartiment.
Avec la plus exquise politesse, il s’enquit de la santé de ses hôtes, reçut avec un plaisir évident leurs compliments enthousiastes. Après quoi, il s’adressa au peintre :
– À cette heure, Monsieur Fanfare, on a dû s’apercevoir de la fuite de Nali et de ma fille. Seulement nous avons parcouru dans la nuit cent quatre-vingts kilomètres, franchi l’Oder et sommes arrivés aux environs de la petite ville de Blesen. Ce n’est pas là que l’on nous cherchera. Demain nous aurons passé la frontière, et nous parcourrons les plaines de la Pologne russe.
– Mais la douane ne nous arrêtera-t-elle pas ?
Le savant eut un sourire :
– Rassurez-vous, Monsieur. Le docteur Taxidi et ses élèves – il appuya sur ce dernier mot – ont des passeports en règle. Sur ce, s’il vous plaît de prendre un café au lait préparé à l’électricité,… un fourneau de mon invention,… nous allons déjeuner.
Les jeunes gens ne se firent pas prier.
L’excellente nuit qu’ils venaient de passer, dans un air incessamment renouvelé et que le voisinage des électro-aimants ozonisait légèrement, leur avait ouvert l’appétit.
Tous gagnèrent le compartiment d’avant.
Déjà Nali, Anacharsia et Lee, fraîches et reposées, s’étaient installées devant des planchettes mobiles fixées aux parois et supportant des tasses où fumait l’aromatique boisson.
À la vue de Nali, le cœur de Jean cessa un instant de battre. Le jeune homme s’approcha de la folle ; il lui prit la main et d’une voix émue :
– Bonjour, Nali, dit-il.
Elle le couvrit d’un regard surpris.
– Étranger, pourquoi m’appelles-tu Nali ? Je suis Diane. Tu ne me connais donc pas. C’est moi qui, la nuit, parcours le ciel avec à la main ma lanterne ronde que l’on nomme la lune. Le monde dort, je lui verse mes rayons argentés porteurs des songes riants ; je suis la veilleuse de la Terre.
Il demeurait sans voix, bouleversé par cette poésie troublante de la démence. Alors elle reprit :
– N’aie point de regrets… point de regrets. Je t’emmènerai dans ma course nocturne. Tu verras comme les champs, les cimes des forêts, les fleuves sont beaux sous la lumière de la lune. Et puis, là-haut, au fond du ciel noir, tu apercevras mes sœurs, elles portent des étoiles et distribuent la clarté à l’infini.
Une larme brûlante roula sur la joue de l’artiste.
– Tu pleures, murmura la folle d’un air étonné. Il ne faut pas en ce moment, Phœbus luit ; réserve cela pour le soir. Au ciel nous pleurerons ensemble, et nos larmes deviendront la rosée qu’attendent les fleurs altérées, car je suis aussi l’échanson des fleurs.
Soudain elle s’interrompit, se frappa le front et la voix changée :
– Je comprends. Tu ne peux pas me reconnaître. Je ne suis plus qu’une âme. Ils m’ont volé mon corps et l’ont emporté là-bas, là-bas, au delà des déserts de neige.
Sa main se tendait vers l’Est en un geste douloureux, ses traits se contractaient. Brusquement le docteur lui saisit le poignet.
– Diane, dit-il d’un ton ferme, Diane, je vous ai défendu de songer à cela. Votre corps vous sera rendu, je vous l’ai promis.
Immédiatement le visage de la jeune fille se rasséréna.
– C’est vrai, je me souviens.
– Alors déjeunons tranquillement.
Tandis que soumise à sa volonté, Nali reprenait docilement sa place, le savant se pencha à l’oreille du peintre :
– Et vous, mon jeune ami, quittez cet air désolé. Je vous jure que votre fiancée retrouvera la raison.