Chapitre premier L’édit de Nantes

Crois ce que je crois ou meurs. – L’Église Ponce Pilate. – L’Église opportuniste. – Plan de Louis XIV. – Patience de Huguenot. – La parole du roi. – Absence de sens moral. – Marchandage des consciences. – Les mendiants de la cour. – La curée. – L’édit de révocation jugé par Saint-Simon.

Le jour où le huguenot Henri IV, faisant le saut périlleux, était passé du côté de la majorité catholique, estimant que Paris valait bien une messe, il avait imposé à cette majorité une grande nouveauté, la tolérance ; par l’édit de Nantes, déclaré perpétuel et irrévocable, un traité solennel de paix avait été passé entre les catholiques et les protestants de France, sous la garantie de la parole du roi. Cet édit, grande charte de la liberté de conscience sous l’ancien régime, donnait une existence légale à la religion protestante, religion tolérée, en face du catholicisme, la religion dominante du royaume.

Par cet édit, le pouvoir civil s’élevait au-dessus des partis religieux, posant des limites qu’il ne leur était plus permis de franchir sans violer la loi de l’État. C’était là une grande nouveauté, puisque depuis bien des siècles chacun des princes catholiques de l’Europe disait à ses sujets : crois ce que je crois, ou meurs, massacrait, envoyait au gibet ou au bûcher ceux que l’Église lui dénonçait comme hérétiques. Ces princes n’étaient que les dociles exécuteurs des hautes œuvres de cette Église intolérante, qui fait aux princes chrétiens un devoir de fermer la bouche à l’erreur, et, parlant des hérétiques, dit, par l’organe du doux Fénelon : il faut écraser les loups ! Bossuet, lui-même, affirme ainsi le droit des princes, à forcer leurs sujets au vrai culte, et à punir ceux qui résistent aux moyens violents de conversion : « En quel endroit des écritures, dit-il, les schismatiques et les hérétiques sont-ils exceptés du nombre de ces malfaiteurs, contre lesquels saint Paul dit que Dieu même a armé les princes ? Le prince doit employer son autorité à détruire les fausses religions ; il est ministre de Dieu, ce n’est pas en vain qu’il porte l’épée. »

Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que l’Église, après l’extermination des Albigeois, les massacres de la Saint-Barthélemy, les auto-da-fé de l’inquisition, etc., ose soutenir qu’elle n’a jamais fait couler une goutte de sang, abhorret ecclesia a sanguine.

Le pape, lors de la béatification de saint Vincent de Paul, après avoir loué ce saint de ne s’être point lassé de réclamer du roi la punition des hérétiques, ajoute : « C’était le seul moyen pour que la sévérité du pouvoir suppléât à la douceur religieuse, car l’Église qui, satisfaite par un jugement canonique, se refuse à une vengeance sanglante, tire cependant un grand secours de la rigueur des lois portées par les princes chrétiens, lesquelles forcent souvent à recourir aux secours spirituels ceux qu’effraie le supplice corporel. »

L’abbé Courval, un des habiles professeurs jésuites de nos écoles libres, recourt à un semblable raisonnement pour dégager l’Église de la responsabilité des auto-da-fé, dans lesquels des centaines de mille d’hérétiques ont péri sur le bûcher : « Le tribunal de l’Inquisition, dit-il, se contentait d’accabler les hérétiques obstinés ou relaps, sous le poids des censures de l’Église : Jamais l’Inquisition n’a condamné à mort. Mais, comme les princes d’alors voyaient dans l’hérésie, le blasphème et le sacrilège autant de crimes contre la société, ils saisissaient le coupable, à sa sortie de l’Inquisition, et souvent le punissaient de mort. »

Ainsi, c’est l’Église qui a ordonné aux princes chrétiens de frapper de supplices corporels les crimes surnaturels de l’hérésie, du sacrilège et du blasphème et de traiter comme des malfaiteurs les hérétiques contre lesquels, dit-elle, Dieu les a armés ; et quand, pour lui obéir, ces princes ont fait périr des milliers de victimes, comme Ponce Pilate, elle se lave les mains et décline la responsabilité du sang versé !

Entre le maître qui a ordonné à son serviteur de commettre un meurtre et le serviteur qui a commis ce crime, la conscience publique hésitera-t-elle jamais à faire retomber la plus large part de responsabilité sur le maître ?

L’Église aura donc beau se frotter les mains comme lady Macbeth, pour faire disparaître la tache indélébile, ses mains resteront teintes du sang qu’a fait couler son impitoyable doctrine de l’intolérance.

Les jésuites de robes courtes ou de robes longues, ont toujours pratiqué d’ailleurs ce système à la Ponce Pilate de décliner pour l’Église, la responsabilité des mesures de rigueur qu’elle avait provoquées. Ainsi, à l’instigation de son clergé, Louis XIV ayant décrété qu’on enverrait aux galères tout huguenot qui tenterait de sortir du royaume, assisterait à une assemblée de prières, ou, dans une maladie, déclarerait vouloir mourir dans la religion réformée, ainsi que le conte Marteilhe dans ses mémoires, le supérieur des missionnaires de Marseille s’efforce de prouver aux forçats pour la foi que l’Église n’est pour rien dans leur malheur, qu’ils ne sont pas persécutés pour cause de religion :

À celui qui a été mis aux galères, pour avoir voulu sortir du royaume, il répond : « Le roi a défendu à ses sujets de sortir du royaume sans sa permission, on vous châtie pour avoir contrevenu aux ordres du roi ; cela regarde la police de l’État et non l’Église et la religion. »

À celui qui a été arrêté dans une assemblée, il dit : « Autre contravention aux ordres du roi, qui a défendu de s’assembler pour prier Dieu, en aucun lieu que dans les paroisses et autres églises du royaume. »

À celui qui a déclaré vouloir mourir protestant, il dit de même : « Encore une contravention aux ordres du roi, qui veut que tous ses sujets vivent et meurent dans la religion romaine. »

Et il conclut : « Ainsi tous, tant que vous êtes, vous avez contrevenu aux ordres du roi, l’Église n’a aucune part à votre condamnation ; elle n’a ni assisté, ni procédé à votre procès, tout s’est passé, en un mot, hors d’elle et de sa connaissance. »

Pour montrer à ce bon apôtre, le sophisme de l’argumentation en vertu de laquelle il voulait persuader aux galériens huguenots qu’ils n’étaient point persécutés pour cause de religion, Marteilhe déclare qu’il consent à se rendre sur ce point, mais demande si on consentirait à le faire sortir des galères de suite, en attendant que les doutes qui lui restaient étant éclaircis, il se décidât d’abjurer. – Non assurément, répond le missionnaire, vous ne sortirez jamais des galères que vous n’ayez fait votre abjuration dans toutes les formes. – Et si je fais cette abjuration, puis-je espérer d’en sortir bientôt ? – Quinze jours après, foi de prêtre ! – Pour lors, reprend Marteilhe, vous vous êtes efforcé par tous vos raisonnements sophistiques de nous prouver que nous n’étions pas persécutés pour cause de religion, et moi, sans aucune philosophie ni rhétorique, par deux simples et naïves demandes, je vous fais avouer que c’est la religion qui me tient en galères, car vous avez décidé que, si nous faisons abjuration dans les formes, nous en sortirons d’abord ; et au contraire qu’il n’y aura jamais de liberté pour nous si nous n’abjurons. » Les raisonnements sophistiques de ce missionnaire valaient ceux des jésuites qui déclinent pour l’Église la responsabilité des massacres et des supplices qu’elle a provoqués ou ordonnés.

Pour en revenir à l’édit de Nantes ; faisant de la tolérance une loi obligatoire pour les partis religieux, on comprend que cet édit ne pouvait être accepté sans protestation par l’Église catholique qui professe la doctrine de l’intolérance.

Dès 1635, l’assemblée, générale du clergé formulait ainsi son blâme : « Entre toutes les calamités, il n’en est pas de plus grande, ni qui ait dû tant avertir et faire connaître l’ire de Dieu, que cette liberté de conscience et permission à un chacun de croire ce que bon lui semblerait sans être inquiété ni recherché. »

Et l’assemblée générale de 1651 exprimait en ces termes, son regret de ne pouvoir plus fermer violemment la bouche à l’erreur : « Où sont les lois qui bannissent les hérétiques du commerce des hommes ? Où sont les constitutions des empereurs Valentinien et Théodose qui déclarent l’hérésie un crime contre la république ? »

Mais si l’Église est invariable dans sa doctrine d’intolérance, elle se résigne quand il le faut à accepter la tolérance, comme une nécessité de circonstance, et modifiant son langage suivant les exigences du milieu dans lequel elle est appelée à vivre, elle dit, comme la chauve-souris de la fable :

Tantôt : je suis oiseau, voyez mes ailes !

Tantôt : je suis souris, vivent les rats !

Voici, en effet, la règle de conduite opportuniste que l’évêque de Ségur trace à l’Église :

« L’Église, dit-il, peut se trouver face à face, soit avec des pouvoirs ennemis, soit avec des pouvoirs indifférents, soit avec des pouvoirs amis.

– Elle dit aux premiers : Pourquoi me frappez-vous ? J’ai le droit de vivre, de parler, de remplir ma mission qui est toute de bienfaisance.

– Elle dit aux seconds ; Celui qui n’est point avec moi, est contre moi. Pourquoi traitez-vous le mensonge comme la vérité, le mal comme le bien ?

– Elle dit aux troisièmes : Aidez-moi àfaire disparaître tout ce qui est contraire à la très sainte volonté de Dieu. »

Or, ce qui est contraire à cette très sainte volonté, c’est, ainsi que le proclamait l’orateur du clergé en 1635, la liberté de conscience. C’est, ainsi que le disait le pape en 1877, la tolérance, à côté de l’enseignement catholique, d’autres enseignements, l’existence de temples protestants à côté des temples catholiques.

« Vous voyez ici la capitale du monde catholique, disait-il aux pèlerins bretons qu’il recevait au Vatican, où on a placé l’arche du nouveau-testament, mais elle est entourée de beaucoup de Dragons ; d’un côté, l’on voit l’enseignement protestant, incrédule, impie, de l’autre des temples protestants de toutes les sectes. Que faire pour renverser tous ces Dragons ? Nous devons prier et espérer que l’arche sainte du nouveau testament sera bientôt libre, et débarrassée de toutes ces idoles qui font honte à la capitale du monde catholique. »

Quand l’Église n’a pas à sa disposition, des princes assez chrétiens pour fermer la bouche à l’erreur et détruire les fausses religions, elle déclare attendre d’une intervention d’en haut la réalisation de ses désirs, et sa patiente attente dure jusqu’à ce qu’elle trouve dans la puissance temporelle un secours efficace.

Entre temps elle ne laisse pas échapper une occasion de se rapprocher peu à peu de son but, en limitant habilement ses exigences apparentes, et en les mettant au niveau des possibilités du moment. C’est ainsi que le clergé de France se comporta vis-à-vis de l’édit de Nantes et, le détruisant pièce par pièce, finit par obtenir sa révocation ; en sorte qu’Élie Benoît a pu résumer ainsi l’histoire de ce mémorable édit. Elle embrasse le règne de trois rois, dont le premier a donné aux réformés un édit et des sûretés, le second leur ôta les sûretés, et le troisième a cassé l’édit.

Le clergé se borne d’abord à mettre dans la bouche de Henri IV ce vœu timide et discret en faveur du retour du royaume à l’unité religieuse : « Maintenant qu’il plaît à Dieu de commencer à nous faire jouir de quelque meilleur repos, nous avons estimé ne le pouvoir mieux employer qu’à vaquer, à ce qui peut concerner la gloire de son saint nom, et à pourvoir à ce qu’il puisse être adoré et prié par tous nos sujets, et, s’il ne lui a plu que ce fut encore dans la même forme, que ce soit au moins dans une même intention. »

Quant à Louis XIII, pour se mettre à l’abri des reproches que lui adressaient des catholiques fanatiques à l’occasion du serment qu’il avait prêté lors de son sacre, d’exterminer les hérétiques, il trouvait ce singulier subterfuge de défendre par un édit de qualifier d’hérétiques ses sujets protestants ; ceci ne rappelle-t-il pas l’habileté gasconne de frère Gorenflot, baptisant carpe, le poulet qu’il veut manger un vendredi, sans commettre de péché.

Après avoir privé les protestants de leurs places de sûreté, Louis XIII ne dissimule pas son désir de les voir revenir au culte catholique, mais comme le pape en 1877, il déclare ne compter que sur l’intervention d’en haut pour faire disparaître l’enseignement et les temples protestants. « Nous ne pouvons [], dit-il, que nous ne désirions la conversion de ceux de nos sujets qui font profession de la religion prétendue réformée… nous les exhortons à se dépouiller de toute passion pour être plus capables de recevoir la lumière du ciel, et revenir au giron de l’Église. »

S’il déclare qu’il se borne à attendre cette conversion de la bonté de Dieu, c’est « parce qu’il est trop persuadé, dit-il, par l’exemple du passé, que les remèdes qui ont eu de la violence, n’ont servi que d’accroître le nombre de ceux qui sont sortis de l’Église ».

Louis XIII avait raison, car, ainsi que le rappelle en 1689 le maréchal de Vauban « après les massacres de la Saint-Barthélemy (un remède qui avait eu de la violence), un nouveau dénombrement des huguenots prouva que leur nombre s’était accru de cent dix mille ».

Louis XIV était loin, même dès le début de son règne, de croire à l’inefficacité de la violence en pareille matière, ainsi qu’en témoigne ce passage des mémoires du duc de Bourgogne :

« Il arriva un jour que les habitants d’un village de la Saintonge, tous catholiques, mirent le feu à la maison d’un huguenot qu’ils n’avaient pu empêcher de s’établir parmi eux. Le roi (Louis XIV), en condamnant les habitants du lieu à dédommager le propriétaire de la maison, ne put s’empêcher de dire que ses prédécesseurs auraient épargné bien du sang à la France, s’ils s’étaient conduits par la politique prévoyante de ces villageois, dont l’action ne lui paraissait vicieuse que par le défaut d’autorité. »

Quoiqu’il en fût des sentiments secrets de Louis XIV, il affirma tout d’abord qu’il ne voulait pas obtenir la conversion de ses sujets huguenots par aucune rigueur nouvelle, et pendant la première partie de son règne, il s’appliqua assez exactement à suivre la règle de conduite que l’évêque de Comminges lui avait tracée, en lui transmettant les vœux de l’assemblée, générale du clergé : « Nous ne demandons pas à Votre Majesté, disait ce prélat opportuniste, qu’elle bannisse dès à présent cette malheureuse liberté de conscience, qui détruit la véritable liberté des enfants de Dieu, parce que nous ne croyons pas que l’exécution en soit facile ; mais nous souhaiterions au moins que le mal ne fit point de progrès ; et que, si votre autorité ne le peut étouffer tout d’un coup, ou le rendit languissant, et le fit périr peu à peu, par le retranchement et la diminution de ses forces. »

En effet, dans les mémoires qu’il faisait rédiger pour l’instruction de son fils, mémoires qui ne s’étendent qu’aux dix premières années de son règne, Louis XIV expose ainsi son plan de conduite envers les huguenots :

« J’ai cru que le meilleur moyen ; pour réduire peu à peu les huguenots de mon royaume, était de ne les point presser du tout par aucune rigueur nouvelle ; de faire observer ce qu’ils avaient obtenu sous les règnes précédents, mais aussi de ne leur accorder rien de plus et d’en renfermer l’exécution dans les plus étroites bornes que la justice et la bienséance le pourraient permettre.

« Quant aux grâces qui dépendaient de moi seul, je résolus, et j’ai assez ponctuellement observé depuis, de n’en faire aucune à ceux de cette religion, et cela par bonté, non par aigreur, pour les obliger par là à considérer de temps en temps d’eux-mêmes, et sans violence, si c’était par quelque bonne raison qu’ils se privaient volontairement des avantages qui pouvaient leur être communs avec mes autres sujets ; je résolus aussi d’attirer par des récompenses ceux qui se rendraient dociles mais il s’en faut encore beaucoup que je n’aie employé tous les moyens que j’ai dans l’esprit, pour ramener ceux que la naissance, l’éducation, et le plus souvent un grand zèle sans connaissance, tiennent de bonne foi, dans ces pernicieuses erreurs. »

Nous verrons dans les chapitres de la liberté du culte et de la liberté de conscience ce que Louis XIV fit des droits religieux des protestants, sous prétexte de renfermer l’exécution des édits dans les plus, étroites bornes.

Il ne respecta pas davantage leurs droits civils, et finit par leur fermer l’accès de toutes les fonctions publiques et d’un grand nombre de professions, au mépris de la disposition de l’édit de Nantes qui stipulait l’égalité des droits, pour les protestants et pour les catholiques.

Voici, par exemple, comment il en arrive à exclure peu à peu les huguenots de toute charge de judicature. Il commence par interdire aux huguenots conseillers au parlement de connaître toute affaire dans laquelle sont intéressés des ecclésiastiques ou des nouveaux convertis ; puis il prononce la même interdiction contre les conseillers catholiques, mariés à des huguenotes, attendu que les réformés trouvaient accès auprès de ces officiers de justice, par le moyen de leurs femmes, aux prières et aux sollicitations desquelles, ces officiers se laissaient souvent persuader ; enfin il décide que les conseillers huguenots doivent tous donner leur démission, attendu qu’ils ne peuvent rester constitués en dignité, et donner un mauvais exemple à ses sujets par leur opiniâtreté, au lieu de les exciter à quitter leurs erreurs pour rentrer dans le giron de l’Église. Il défend aux huguenots de se faire nommer opinants ou assesseurs ce qui leur permettrait de se rendre maîtres des affaires ainsi qu’auparavant ; il leur interdit même d’accepter les fonctions d’experts, parce que « les juges étant obligés de se conformer aux rapports des experts, lorsque ces experts sont réformés, les catholiques sont exposés aux jugements de ces réformés. »

Enfin, il assimile les fonctions d’avocat aux charges de la judicature, et défend aux huguenots d’exercer ces fonctions, considérant « que les avocats ont beaucoup de part dans la poursuite des procès, en donnant aux parties leurs avis sur la conduite qu’elles ont à y tenir. »

À la veille de la révocation, sous les prétextes les plus vains et les plus fantaisistes, les huguenots se trouvaient légalement exclus des fonctions et professions de : « Secrétaires du roi, conseillers au parlement, procureurs du roi, juges, assesseurs, greffiers, notaires, procureurs, recors, sergents, clercs, experts, avocats, docteurs ès lois dans les universités, monnayeurs, adjudicataires ou employés dans les fermes royales ; employés dans les finances, fermiers des biens ecclésiastiques, revendeurs de consignations, commissaires aux saisies, lieutenants de louveterie, officiers de la maréchaussée, officiers ou domestiques de la maison du roi, de la reine ou des princes de la maison royale, marchands privilégiés suivant la cour, messagers publics, loueurs de chevaux, hôteliers, cabaretiers, cordonniers, orfèvres, marchandes lingères, apothicaires, épiciers, instituteurs, libraires, imprimeurs, maîtres d’équitation, chirurgiens, médecins, accoucheurs ou sages-femmes… »

Un certain nombre de ces interdictions étaient basées, contrairement à une disposition formelle de l’édit de Nantes, sur la clause de catholicité ; c’est ainsi, par exemple, que la déclaration qui ferme aux filles ou femmes protestantes l’accès de la communauté des lingères, invoque les statuts de cette antique communauté, établie par saint Louis, lesquels portent : « qu’aucune fille ou femme ne pourra être reçue lingère, qu’elle ne fasse profession de la religion catholique. »

Le motif le plus fréquemment invoqué à l’appui des interdictions prononcées, c’est le crédit que l’exercice de la fonction ou de la profession peut donner pour empêcher les conversions : ainsi un édit ordonne aux médecins et apothicaires huguenots de cesser l’exercice de leur art afin d’empêcher les mauvais effets que produit la facilité que leur profession leur donne d’aller fréquemment dans toutes les maisons, sous prétexte de visiter les malades, « et d’empêcher par là les autres religionnaires de se convertir à la religion catholique. »

Un Purgon#id_OLE_LINK2 #id_OLE_LINK1 huguenot, obligé de cesser l’exercice de son art parce que, allant dans toutes les maisons, armé de son chassepot, il pourrait par là empêcher les Pourceaugnac ses coreligionnaires de se convertir à la religion catholique, n’est-ce-pas un comble ? À l’appui de l’interdiction faite aux médecins huguenots de continuer l’exercice de leur profession, le roi invoquait cet autre motif, qu’il jugeait nécessaire que ses sujets huguenots pussent, pour leur salut, déclarer dans quelle religion ils voulaient mourir, et qu’ils ne pouvaient faire cette déclaration quand ils étaient soignés par un docteur de leur religion, lequel n’avertissait pas le curé en temps utile.

C’est par une préoccupation de salut semblable, qu’en 1877 le directeur de l’Assistance publique à Paris, avait prescrit d’apposer sur chaque lit d’hôpital un écriteau indiquant dans quelle religion voulait mourir le malade couché dans ce lit.

Louis XIV pour poursuivre l’application de son plan de restriction aux édits, ou plutôt de destruction des édits, trouva la plus grande facilité dans l’esprit d’intolérance qui animait tous les corps constitués du royaume, les parlements, l’université, les communautés de marchands et d’ouvriers, etc.

« Dès qu’on pouvait, dit Rulhières, enfreindre l’édit de Nantes dans quelques cas particuliers, abattre un temple, restreindre un exercice, ôter un emploi à un protestant, on croyait avoir remporté une victoire sur l’hérésie. »

À défaut d’une loi à invoquer, on recourait à l’arbitraire administratif pour molester les protestants et les priver de leurs droits. Un exemple entre mille :

Un menuisier huguenot est admis à faire chef-d’œuvre, Colbert écrit à l’intendant Machault d’ordonner au prévôt de Clermont d’apporter de telles difficultés à la réception de ce menuisier, qu’il ne soit point admis à la maîtrise.

Plus tard, on n’eut même plus recours à ces habiles subterfuges, pour interdire la maîtrise aux huguenots.

On sait que, sous Louis XIV, le gouvernement battait monnaie en vendant des anoblissements et des privilèges de noblesse à beaux deniers comptants, anoblissements qu’on annulait, de temps en temps, par un édit, de manière à faire payer aux anoblis une deuxième et troisième fois les privilèges de noblesse qu’on leur avait vendus. D’un autre côté, au cours des guerres de religion, beaucoup de vrais nobles avaient vu leurs titres perdus ou brûlés, en sorte qu’ils étaient dans l’impossibilité de pouvoir établir légalement la réalité et l’antiquité de leur noblesse. Dans de telles conditions une vérification des titres était une menace pour tous, anoblis et vrais nobles. Pour faire fléchir les gentilshommes huguenots obstinés, on imagina de faire de la vérification des titres un moyen de conversion. À ce propos, Louvois écrit à l’intendant Foucault : « Le roi a fort approuvé l’expédiant que vous proposez pour porter quelques familles des gentilshommes du Bas Poitou à se convertir. Je vous adresserai incessamment l’arrêt nécessaire pour ordonner de vérifier les abus qu’il y a eu dans la dernière recherche qui a été faite de la noblesse, lequel sera général et ne portera point de distinction de religion ; duquel néanmoins l’intention de Sa Majesté est que vous ne vous serviez qu’a l’égard de ceux de la religion prétendue réformée, ne jugeant pas à propos que vous fassiez aucune recherche contre les gentilshommes catholiques. »

Louvois, après avoir prescrit Foucault de laisser en paix les faux nobles catholiques du Poitou, ajoute, en ce qui concerne les gentilshommes huguenots : « Que, pour ceux dont la noblesse est indiscutable, il ne doit pas être difficile, en entrant dans le détail de leur conduite, de leur faire appréhender une recherche de leur vie, pour les porter à prendre le parti de se convertir pour l’éviter. »

Des instructions sont données au duc de Noailles pour procéder avec la même impartialité, à la vérification des titres des gentilshommes du Béarn, et Louvois, a soin d’ajouter, en ce qui concerne les huguenots, « à l’égard de ceux dont la noblesse est bien établie, il faut s’appliquer à voir ceux qui ont des démêlés avec eux dans les environs de leurs terres, ou à qui ils ont fait quelque violence, et, qu’en appuyant les uns contre eux, et, en faisant informer de tout ce qu’ils auront fait aux autres, on les portera mieux que de toute autre manière, à penser à eux. En un mot, Sa Majesté désire que l’on essaie, par tous les moyens, de leur persuader qu’ils ne doivent attendre aucun repos, ni douceur chez eux tant qu’ils demeureront dans une religion qui déplaît à Sa Majesté. » – Les protestants, en présence de l’animosité des juges, de la malveillance active ou passive de l’administration qui les laissait exposés à toutes les violences et à tous les outrages, en étaient venus à tout supporter sans protestation ni résistance, si bien que le peuple avait donné le nom de Patience de huguenot à une patience que rien ne pouvait lasser.

Quelles garanties avaient d’ailleurs les protestants pour leurs droits ?

Était-ce tel ou tel texte de loi ?

Mais que valait la loi, sous un régime qui avait pour base de jurisprudence si veut le roi, si veut la loi ?

Quand il plut à Louis XIV de décréter que tout protestant qui tenterait de sortir du royaume sans permission serait condamné aux galères et aurait ses biens confisqués, il se trouva en face de cette difficulté légale que la peine de la confiscation n’était pas admise dans plusieurs provinces. Le roi ne fut pas embarrassé pour si peu, il décréta qu’il entendait que les biens des fugitifs fussent acquis ; même dans les pays où, par les lois et les coutumes, la confiscation n’avait pas lieu.

Quand, par l’édit de révocation, il interdit, tout exercice public du culte protestant, il inséra dans cet édit une clause portant que les réformés pourraient demeurer dans les villes et lieux qu’ils habitaient, y continuer leur commerce et jouir de leurs biens, sans pouvoir être troublés ni empêchés sous prétexte de religion.

Néanmoins il ne craignit pas quelques années plus tard de rendre un édit par lequel il déclara passible des terribles peines portées contre les relaps (c’est-à-dire contre les protestants qui après avoir abjuré étaient revenus à leur foi première), tout réformé qui, ayant abjuré ou non, aurait, étant malade, refusé de se laisser administrer les sacrements.

Et voici comment il motiva cette monstruosité légale frappant comme relaps des gens qui n’avaient jamais changé de religion : « Le séjour que ceux qui ont été de la religion prétendue réformée, ou qui sont nés de parents religionnaires, ont fait dans notre royaume ; depuis que nous avons aboli tout exercice (public !) de ladite religion, est une preuve plus que suffisante qu’ils ont embrassé la religion catholique, sans quoi ils n’y auraient pas été tolérés ni soufferts. »

Si les droits reconnus aux protestants par l’édit de Nantes ne pouvaient, comme on le voit, être assurés par un texte de loi sous ce régime du bon plaisir, on aurait pu penser du moins, qu’ils étaient garantis par la parole du roi solennellement engagée à plusieurs reprises.

Mais cette parole valait moins encore qu’un texte de loi et l’intendant de Metz pouvait cyniquement répondre aux protestations des réformés, invoquant en faveur de leur liberté religieuse la parole du roi engagée lors de la réunion de Metz à la France : le roi est maître de sa parole et de sa volonté

Louis XIV, en effet, donna bien des exemples de sa prétentionmalhonnête de rester maître de sa parole après l’avoir solennellement engagée.

En 1665, la guerre ayant été déclarée entre l’Angleterre et la Hollande, celle-ci invoquant les traités, réclame le secours des Français ses alliés.

Le comte d’Estrades écrit au roi : « C’est à Votre Majesté de voir si ses intérêts se rencontrent avec ceux de ces gens-ci, et s’il lui convient de les trouver occupés d’une guerre comme celle d’Angleterre, lorsqu’elle aura des prétentions à disputer dans leur voisinage. En ce cas, elle peut trouver les moyens de laisser aller le cours des affaires et paraître pourtant faire ce à quoi l’oblige la foi des derniers traités. » Sur quoi, le roi, digne élève des jésuites, répond qu’avant de remplir ses obligations, il veut attendre que les Hollandais aient éprouvé quelque revers, car ils ne sont pas encore assez pressés pour entendre aux conditions qu’il entend mettre à l’octroi de secours qu’il leur doit.

Malgré les engagements formels qu’il avait pris envers l’Espagne par le traité des Pyrénées, Louis XIV envoie au secours du Portugal Schomberg avec un corps d’armée ; et quand l’Espagne se plaint de cette infraction aux traités, il oppose à ses réclamations cette assertion mensongère, que Schomberg est un libre condottiere dont les actes ne peuvent engager la responsabilité du roi de France.

Ce qui est plus curieux en cette affaire, c’est la justification de sa déloyale conduite qu’il présente ainsi dans ses mémoires :

« Les deux couronnes de France et d’Espagne sont dans un état de rivalité et d’inimitié permanentes que les traités peuvent couvrir mais ne sauraient jamais éteindre, quelques clauses spécieuses qu’on y mette, d’union, d’amitié, de se procurer respectivement toutes sortes d’avantages.

« Le véritable sens que chacun entend fort bien de son côté, par l’expérience de tous les siècles, est qu’on s’abstiendra au dehors, de toute sorte d’hostilités et de toutes démonstrations publiques de mauvaise volonté ; car, pour les infractions secrètes qui n’éclatent point, l’un les attend toujours de l’autre, et, ne promet le contraire qu’au même sens qu’on le lui promet. »

Quand, en 1666, Louis XIV affirmait à l’électeur de Brandebourg qu’il avait maintenu et maintiendrait ses sujets réformés dans tous les droits que leur avaient accordé les édits, il disait, pour donner plus de poids à son assertion et à sa promesse également inexactes : « C’est la règle que je me suis prescrite à moi-même, tant pour observer la justice, que pour leur témoigner la satisfaction que j’ai de leur obéissance et de leur zèle pour mon service depuis la dernière pacification de 1660. »

Il promettait le contraire de ce qu’il avait l’intention de faire, il en était déjà aux infractions secrètes qui n’éclatent point ; il en vint plus tard aux démonstrations et aux hostilités publiques, à la révocation de l’édit de Nantes, et enfin aux mesures de violence les plus odieuses qu’on eût jamais vues.

Pour nous, habitués aux rigides principes de la morale du monde moderne, pour laquelle un chat est toujours un chat et Rollot toujours un fripon, nous sommes révoltés de ces cyniques et malhonnêtes pratiques de Louis XIV. Mais il ne faut pas oublier que la morale de l’ancien régime était basée sur ce commode axiome que la fin justifie les moyens, et l’on constate une absence de sens moral, tout aussi surprenante, chez les membres les plus distingués du clergé, de la magistrature et de l’administration aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Ainsi, par exemple, ceux qui voulaient, sans violence, ramener le royaume à l’unité religieuse tentèrent à maintes reprises d’amener la réunion des deux cultes, par une transaction consentie par une sorte de congrès entre catholiques et protestants.

Eh bien, tous ces projets de réunion dont le premier échoua presque au lendemain de la promulgation de l’édit de Nantes, et dont le dernier fut imaginé par l’intendant d’Aguesseau, à la veille de la révocation, tous ces projets reposaient sur la fraude et pas un de leurs auteurs n’avait conscience de leur immoralité.

Il s’agissait toujours de faire figurer à l’assemblée projetée un certain nombre de ministres gagnés à l’avance, lesquels, moyennant certaines concessions de l’Église catholique, comme la suppression du culte des images, des prières pour les morts, etc., se seraient déclarés réunis à l’Église catholique.

Le Gouvernement, une fois l’accord intervenu, aurait révoqué l’édit de Nantes comme devenu inutile, et le tour eût été joué. Cette honteuse comédie de conférence entre docteurs catholiques, et ministres gagnés à l’avance eût-elle eu tout le succès qu’on en attendait, la réunion une fois prononcée, les concessions faites aux protestants eussent été tenues pour lettres mortes, en vertu de cette théorie commode que, dans les traités, on promet le contraire de ce qu’on veut tenir.

Au début de la campagne des conversions, extorquées par la violence, on permit de même aux protestants de mettre à leur abjuration toutes les restrictions imaginables ; mais quand la conversion générale fut accomplie, l’Église catholique si facile d’abord, déclara fièrement qu’elle n’éteindrait même pas un cierge pour donner satisfaction aux scrupules des convertis.

Pessata la festa, gabbato il santo.

Ces ménagements de la première heure, ne tirant pas à conséquence pour l’avenir, nous les retrouvons chez Fénelon qui, au début de sa mission en Saintonge, diffère l’ave maria dans ses sermons et les invocations de saints dans les prières publiques, faites en chaire, afin de ne pas effaroucher son auditoire de nouveaux convertis.

Nous les retrouvons encore dans la lettre que Mme de Maintenon écrit à l’abbé Gobelin qu’elle avait chargé de convertir son parent, M. de Sainte-Hermine : « Mettez-vous bien dans l’esprit, écrit-elle, son éducation huguenote, ne lui dites d’abord que le nécessaire sur l’invocation des saints, les indulgences et sur les autres points qui le choquent si fort ».

Fénelon appelé à la rescousse pour cette conversion, se fait l’avocat du diable, et avec un autre prêtre, joue devant Sainte-Hermine une parade de conférence religieuse : « M. Langeron et moi, dit-il, avons fait devant lui des conférences assez fortes l’un contre l’autre, je faisais le protestant et je disais tout ce que les ministres disent de plus spécieux.

Fénelon avait, du reste, la manie de ces parodies de conférences ; à la Tremblade il se vante de se servir utilement d’un ministre qui s’était secrètement converti : Nous le menons à nos conférences publiques, où nous lui faisons proposer ce qu’il disait autrefois pour animer les peuples contre l’Église catholique ; cela paraît si faible et si grossier par les réponses qu’on y fait que le peuple est indigné contre lui. »

À Marennes, le ministre prêt à se convertir, consent à une conférence publique. « Les matières furent réglées par écrit, dit Fénelon ; on s’engagea à mettre le ministre dans l’impuissance d’aller jusqu’à la troisième réponse, sans dire des absurdités. Tout était prêt, mais le ministre, par une abjuration dont il n’a averti personne, a prévenu le jour de la conférence. »

Fénelon, furieux de voir sa pieuse machination échouer, par ce qu’il appelle la finesse de ce ministre, ameute des convertis contre lui. « Que doit-on penser, leur disait-il, d’une religion dont les plus habiles pasteurs aiment mieux l’abjurer que la défendre ? » Ce ministre n’eût dû abjurer qu’après la conférence, alors il eût été loué par Fénelon.

Une autre fois, c’est un protestant, qui, prenant les conférences au sérieux, vient troubler l’ordonnance de la comédie. « Ces conférences, lui dit Fénelon, sont pour ceux qui cherchent la vérité et non pas pour ceux qui s’obstinent dans l’erreur », et il fait mettre le gêneur dehors.

« Le ministre Bernon (à la Rochelle), écrit encore Fénelon, n’a pas voulu recevoir la pension que Sa Majesté donne aux ministres convertis, mais il a cru devoir donner à ses parents et à ses amis cette marque de désintéressement pour être plus à même de les persuader ; quand il les verra affermis, il demandera, dit-il, comme un autre, ce bienfait du roi. En effet, cette conduite éloigne tout soupçon et lui attire la confiance de beaucoup de gens qui vont tous les jours lui demander en secret s’il a éclairci quelque chose dans les longues conférences qu’il a eues avec nous ; il leur montre les cahiers où il a mis toutes les objections que les protestants ont coutume de faire, avec les réponses que nous lui avons données à la marge ; par là il leur fait voir qu’il n’a rien omis pour la défense de la cause commune et qu’il ne s’est rendu qu’à l’extrémité. »

Fénelon vante à Seignelai ce désintéressement, nécessaire pour éviter les soupçons qui pourraient empêcher Bernon d’être écouté avec fruit et il lui écrit : « Il me parait fort à souhaiter : qu’une conduite si édifiante ne le prive pas des libéralités du roi et que la pension lui soit gardée, pour la recevoir quand ces raisons de charité cesseront. »

Fénelon n’était pas le seul à trouver édifiante la conduite de misérables, achetés pour jouer double jeu et trahir leurs co-religionnaires.

Le chancelier d’Aguesseau, sollicitant une gratification pour un ancien de l’église de Cognac dont on tenait la conversion secrète, invoque cette raison à l’appui de sa demande, qu’on peut se servir utilement de cet homme dans la suite. Il déclare qu’il est important que les ministres qui se convertiront, continuent quelque temps leurs fonctions, après avoir secrètement abjuré.

Le cardinal de Bonsy négocie la conversion d’un ministre, résolu à se déclarer, mais il estime qu’il vaudrait mieux se servir de lui pour en gagner d’autres avant qu’il se déclarât. Je n’ai pu encore le faire expliquer sur les conditions », ajoute le cardinal qui prépare le marché à conclure.

Saint-Cosme, président du consistoire de Nîmes, abjure secrètement devant l’archevêque de Paris ; sur les conseils de cet archevêque et du duc de Noailles, il conserve ses fonctions deux ans encore après avoir abjuré, trahissant et dénonçant ses anciens co-religionnaires. Une conduite si édifiante est récompensée par une pension de deux mille livres et le grade de colonel des milices.

Dans leur animosité contre les huguenots, les juges en venaient à commettre sans le moindre scrupule de monstrueuses iniquités. Le président du parlement de Bordeaux, Vergnols, après la condamnation d’un huguenot aux galères perpétuelles, ne craint pas d’écrire au secrétaire d’État : « Je vous envoie une copie ci-jointe d’un arrêt que nous avons rendu ce matin contre un ministre mal converti. Je dois bien dire, monsieur, que la preuve était délicate, même défectueuse dans le chef principal, et que néanmoins le zèle des juges est allé au-delà de la règle, pour faire un exemple. »

Parfois c’est un juge lui-même qui invente un crime ou un délit pour faire mettre en cause un huguenot. Ainsi l’intendant Besons écrit à Colbert : « Nous avions cru devoir faire des procès à ceux qui étaient accusés d’avoir menacé et maltraité des personnes pour s’être converties. Comme l’on est venu à recoller les témoins, l’accusation s’est trouvée fausse, le juge qui l’avait faite, ayant supposé trois témoins et contrefait leur seing, sans qu’ils en eussent jamais ouï parler. »

Cette absence générale de sens moral se manifeste encore dans la manière dont le roi et ses collaborateurs appliquent la règle posée par Richelieu et Mazarin de réserver tous les droits et toutes les faveurs pour les catholiques ; ou pour les huguenots dociles ; c’est-à-dire pour ceux qui, trafiquant de leur conscience, abandonneraient la religion qu’ils croyaient la meilleure, en demandant du retour pour se faire catholiques.

Il avait fallu que l’éclat des services lui forçât la main, pour que Louis XIV dérogeât en faveur de Turenne, de Duquesne et de Schomberg à la règle de n’accorder qu’à des catholiques ou à des convertis les hauts grades de l’armée ou de la marine.

Quant aux autres officiers de terre ou de mer huguenots, on leur laissait inutilement attendre les grades et l’avancement auxquels leurs services leur donnaient droit. Beaucoup d’entre eux, quand on leur montrait que leur croyance était le seul obstacle à la réalisation de leurs désirs, n’avaient pas la même fermeté que Duquesne et Schomberg, déclinant les offres les plus tentantes, en disant : « Il doit suffire au roi que nos services soient bons catholiques ».

Madame de Maintenon veut faire abjurer son parent de Villette, un huguenot qui, de capitaine de vaisseau, veut passer chef d’escadre. Elle lui fait donner par Seignelai un commandement en mer qui doit le tenir éloigné de France pendant plusieurs années, et lui permettre de se convertir sans y mettre une hâte suspecte. Elle écrit à de Villette : « Le roi vous estime autant que vous pouvez le désirer, et vous pourriez bien le servir si vous vouliez… Vous manquez à Dieu, au roi, à moi et à vos enfants, par votre malheureuse fermeté. » Ses lettres se succèdent, de plus en plus pressantes ; elle finit par lui écrire : « Songez à une affaire si importante … Convertissez-vous avec Dieu, et sur la mer, où vous ne serez point soupçonné de vous être laissé persuader par complaisance. Enfin, convertissez-vous de quelque manière que ce soit. »

M. de Villette finit par se rendre et se convertit : douze jours après, il était nommé chef d’escadre.

Cependant Mme de Caylus, sa fille, raconte ainsi dans ses mémoires, cette conversion désintéressée : « Mon père s’embarqua sur la mer et fit pendant cette campagne des réflexions qu’il n’avait pas encore faites… Mais ne voulant tirer de sa conversion aucun mérite pour sa fortune, à son retour, il fit abjuration entre les mains du curé de… Le roi lui ayant fait l’honneur de lui parler avec sa bonté ordinaire sur sa conversion, mon père répondit avec trop de sécheresse que c’était la seule occasion de sa vie où il n’avait point eu pour objet de plaire à Sa Majesté. »

Il faut reconnaître que ce converti, s’il n’était pas désintéressé, était du moins un habile courtisan.

La conversion de M. de Villette, avec qui l’on avait cru devoir garder des ménagements exceptionnels, à raison de sa parenté avec Mme de Maintenon, n’eut lieu qu’à la fin de 1684, mais, la tactique des menaces mêlées aux promesses était déjà employée depuis longtemps auprès des officiers de la marine royale. En effet, dès le 30 avril 1680, la circulaire suivante avait été envoyée aux intendants des ports de mer.

« Sa Majesté m’ordonne de vous dire qu’elle a résolu d’ôter petit à petit du corps de la marine tous ceux de la religion prétendue réformée… Vous pouvez faire entendre tout doucement à ceux desdits officiers qui sont de la religion, que Sa Majesté veut bien encore patienter quelque temps… ; mais que, après cela, son intention n’est pas de se servir d’eux s’ils continuent dans leur erreur. »

Seignelai prévient l’officier de marine Gaffon qu’on lui enlèvera son emploi s’il n’est pas converti dans trois mois, et il retire à un lieutenant de vaisseau le commandement de quatre pinasses, attendu que le roi, lorsqu’il lui avait donné ce commandement, ignorait sa qualité de réformé. En envoyant à l’intendant de Brest un brevet de lieutenant et une gratification de 50 livres accordée au sieur Barban de Gonches, pour prix de sa conversion, Seignelai ajoute : « Il est à propos que vous fassiez bien valoir cette grâce aux autres officiers de la religion pour que cela serve à les attirer ». Le 16 décembre 1685, le secrétaire d’État finit par s’impatienter du retard apporté aux conversions et écrit à ce même intendant : « Il faut que vous me fassiez savoir ceux qui refuseraient de se convertir, que vous leur déclariez qu’ils n’ont plus pour y penser que le reste de l’année. » (15 jours !)

Avant même, que le délai accordé aux officiers de marine ne soit expiré, Dobré de Bobigny, un enseigne de vaisseau, huguenot obstiné est enfermé le 21 décembre au château de Brest, et l’intendant écrit « Je lui ai fait entendre qu’il ne devait pas s’attendre de sortir de prison qu’il n’eût fait son abjuration. » Il n’en sortit, en effet, qu’en 1693, et ce fut pour se voir expulsé du royaume comme opiniâtre.

Louvois, de son côté, avait fait pour l’armée de terre ce que Seignelai faisait pour la marine. « Le roi, écrivait-il, disposera des emplois des officiers qui n’auront pas fait abjuration dans un mois. Les derniers ne jouiront pas de la pension que Sa Majesté accorde aux nouveaux convertis. »

Le passage suivant d’une des lettres de l’intendant d’Argouges montre bien l’esprit de la politique suivie en vertu du plan de conversion imaginé par Louis XIV :

« J’ai fait ; dit-il, plusieurs voyages à Aubusson, j’en ai fait emprisonner plusieurs et récompenser des charités du roi ceux que j’ai cru les mieux convertis, espérant que des mesures si opposées feraient bon effet. » De même l’évêque de Mirepoix, pour arriver à faire convertir M. de Loran, demande que le roi écrive à ce gentilhomme une lettre mêlée d’honnêtetés et de menaces, et il se charge de ménager, avec le concours de l’intendant, l’effet de cette lettre, pour obtenir le résultat poursuivi.

Par application de cette politique à deux faces, rigueur pour les opiniâtres, faveurs pour les dociles, tout prisonnier pour dettes qui se convertit est mis en liberté ; mais il reste sous les verrous, s’il demeure huguenot. Celui qui a un procès en a le gain entre les mains à sa volonté, les juges lui donnent raison s’il abjure.

Si au contraire un huguenot, après avoir commis un crime, voulait échapper à la rigueur des lois, il n’avait qu’à se convertir. Ainsi M. de Chambaran avait été décrété de prise de corps par la cour de Rennes pour avoir commis un assassinat. Une fois sous les verrous, il abjure et le roi lui accorde des lettres de rémission ainsi motivées « à cette cause qu’il avait fait sincère réunion à l’église catholique ». Un soldat ancien catholique ayant volé, se dit huguenot et obtient sa grâce au prix d’une abjuration simulée.

Les évêques et les intendants rivalisent d’ardeur dans cette campagne de conversions mercenaires, et s’entremettent dans les plus honteux brocantages, sur le grand marché aux consciences ouvert par toute la France.

L’archevêque de Narbonne écrit : « J’ai découvert que Bordère fils a ici des attachements et des liaisons qui faciliteraient sa conversion, si l’on peut lui faire appréhender un exil éloigné ou un ordre pour sortir du royaume. Si vous jugez à propos de m’envoyer une lettre de cachet pour cela, on me fait espérer qu’en la lui faisant voir, on le disposera à écouter, et qu’ensuite, moyennant une charge de conseiller à ce présidial dont le roi le gratifierait, il ne serait pas impossible de le gagner. Je n’ai pas perdu mon temps pour le fils de Monsieur d’Arennes, le cadet. Son ambition serait d’entrer dans la maison du roi avec un bâton d’exempt… si le roi veut lui faire quelque gratification pour cela, elle sera bien employée. Voyez, si vous jugez à propos qu’il aille à la cour où il pourrait faire son abjuration, car ceux de cette religion prétendent que quand ils ont fait ce pas on les néglige un peu. Pour ce qui est de l’aîné, la grande difficulté sera de le détacher d’une amourette qu’il a à Nîmes, en vue du mariage avec une huguenote. Nous espérons pourtant l’ébranler par l’assurance qu’il obtiendra l’agrément pour un régiment de cavalerie.

L’évêque de Lodève : « C’est un malheur que vous ne puissiez rien faire pour ce pauvre Raymond, qui veut se convertir ; je conçois que vous ne vous mêliez pas de disposer des emplois de la compagnie de M. le duc du Maine, mais peut-être ne serait-il pas impossible que vous fournissiez à quelqu’un le moyen de se mêler utilement de l’y placer. Il pourrait donner pour cela une bonne partie de l’argent. »

L’évêque de Valence : « J’ai promis à M. du Moulac, gentilhomme du Pousin en Vivarrais, qui a fait abjuration de l’hérésie de Calvin entre mes mains, de vous supplier de lui vouloir bien accorder votre protection ; pour lui faire obtenir la châtellenie de Pousin. Ce gentilhomme espère, par votre protection, obtenir pour lui la préférence sur ceux qui voudraient l’acheter, m’ayant dit que vous aviez eu la bonté de la lui faire espérer après sa conversion. »

L’évêque de Montpellier : « Vous eûtes la bonté, Monsieur, de vous employer auprès du roi pour faire obtenir une pension de six cents livres à Mlle de Nancrest. Maintenant son aînée est en état, à l’exemple de sa sœur, de faire son abjuration ; mais comme elle souhaiterait une pareille pension de Sa Majesté, j’ai cru que vous approuveriez que je m’adressasse à vous une seconde fois pour obtenir cette grâce. »

On voit Fénelon solliciter de même, et avec succès, une pension de deux mille livres pour une demoiselle anglaise, miss Ogelthorpe. « J’espère, écrit-il à Le Tellier, que vous n’aurez pas de peine à toucher le cœur du roi, je crois même que Dieu, qui a changé celui d’une demoiselle si prévenue contre la vraie religion, mettra d’abord dans celui de Sa Majesté le désir de faire ce qu’elle a déjà fait tant de fois pour faciliter les conversions ; une pension lèvera toutes les difficultés et mettra cette personne en sûreté pour toute sa vie. »

Quand il s’agissait de gens de qualité, le chiffre de la pension était assez élevé ; ainsi la pension donnée au fils aîné du comte de Roye, à l’occasion de sa conversion, était de douze mille livres. On accordait des pensions de conversion, même à des étrangers, comme l’anglaise Ogelthorpe ou l’érudit allemand Kuster, qui reçut une pension de deux mille livres.

On donna tant et tant que l’on ne put plus payer, et qu’en 1699 Louis XIV fut obligé de prescrire de ne plus pensionner que des gens très dignes par leur qualité et leurs mérites et par un besoin très effectif.

Cette prudente prescription ne fut pas suivie, l’ardeur aveugle des convertisseurs ne le permettait pas ; c’est pourquoi, ainsi que le dit Rulhières, « la plupart des pensions ne furent plus payées, l’on eut cet étrange spectacle de convertis abusés et de convertisseurs infidèles. »

Louvois, accablé de réclamations de convertis abusés, répondait cyniquement : « Les pensions sont pour les gens à convertir et non pour ceux qui sont convertis.

Cependant plusieurs de ces pensions de convertis furent payées jusqu’à la Révolution, et le 6 avril 1791 l’Assemblée nationale sanctionnait encore un état de ci-devant pensionnaires, auxquels il était accordé des secours, état sur lequel figurait Christine-Marguerite Plaustrum, née en 1715, avec cette mention : « Pension de trois cents livres, accordée à titre de subsistance et en considération de sa conversion à la foi catholique. »

Ce n’était pas seulement par les honneurs, des grades, des places et des pensions que l’on avait procédé à l’achat des consciences. Bien avant la révocation, on avait créé une caisse des conversions pour acheter au rabais les abjurations des petites gens, et cela au prix d’une somme modique une fois payée. Cette caisse avait pris un grand développement depuis que le roi lui avait affecté le tiers du produit des économats, et on en avait confié l’administration au converti Pélisson, ancien serviteur du surintendant Fouquet, ce brocanteur expert des vertus de la cour. Les évêques et les intendants rivalisaient d’ardeur pour obtenir à l’aide des fonds envoyés par Pélisson le plus grand nombre possible de conversions à bon marché.

Pélisson écrit cependant à ses collaborateurs de province que c’est beaucoup trop cher, que d’avoir, comme dans les vallées de Pragelas, acheté sept ou huit cents conversions au prix de deux mille écus. Il invite les évêques et les intendants à imiter ce qui s’est passé dans le diocèse de Grenoble, où les abjurations ne sont jamais allées au prix de cent francs et sont même demeurées extrêmement au-dessous. Il leur rappelle que les listes de convertis passent sous les yeux du roi, et les avertit qu’ils ne peuvent, faire mieux leur cour à Sa Majesté, qu’en faisant produire aux sommes qu’il leur envoie le plus grand résultat possible, c’est-à-dire beaucoup de conversions pour très peu d’argent. Ces adjurations pressantes produisirent leur effet, puisque Rulhières a pu dire, après avoir compulsé toutes les archives du gouvernement : « Le prix courant des conversions était, dans les pays éloignés, à six livres par tête de converti, il y en avait à plus bas prix. La plus chère que j’aie trouvée, pour une famille nombreuse, est à 42 livres. »

« En Poitou, dit Jurieu, de son côté, certains marchandèrent, et tel, à qui l’on ne voulait donner qu’une pistole, tint ferme et finit par obtenir quatre écus pour se convertir ; mais quelques-uns n’eurent que sept sols, enveloppés dans un petit papier. »

Pour grossir, leurs listes, les convertisseurs usaient en outre de fraudes pieuses.

La liste des convertis ayant été signifiée à plusieurs consistoires, dit Élie Benoît, on put constater que les mêmes personnes étaient portées deux fois, que plusieurs indiqués comme ayant abjuré, avaient toujours été catholiques, etc.

M. Paulin Paris, qui a retrouvé aux archives nationales deux listes de convertis parisiens pour les années de 1677 et 1679, a constaté :

1° Que la liste de 1677, indiquée comme contenant 515 convertis français, n’en comprend en réalité que 214, parmi lesquels on trouve cinq Anglais, huit Belges et treize Suisses ou Hollandais.

2° Que la liste de 1679, indiquée comme portant plus de douze cents noms, n’en contient que 526, que la moitié de ces 526 noms avaient déjà figuré dans la liste de 1677, enfin que, parmi ces convertis français, il y a des Allemands, des Danois, des Piémontais et des Russes.

Des catholiques, pour empocher deux ou trois écus payés pour les abjurations, se dirent huguenots et touchèrent la prime.

Quant aux huguenots peu honnêtes, qui, pour toucher la prime d’abjuration, mettaient leur signature ou leur croix au bas d’une quittance, ils retournaient ensuite tranquillement au prêche comme auparavant.

Le scandale des rechutes devient si grand que le roi est obligé d’édicter de terribles peines contre les relaps, en motivant ainsi sa décision : « Nous avons été informé que, dans plusieurs provinces de notre royaume, il y en a beaucoup, qui, après avoir abjuré la religion prétendue réformée, dans l’espérance de contribuer aux sommes que nous faisons distribuer aux nouveaux convertis, y retournent bientôt après. »

Nul ne se fait illusion d’ailleurs sur la valeur des conversions obtenues à prix d’argent, et Fénelon reconnaît que dès qu’on abandonne les nouveaux convertis à eux-mêmes, leurs bonnes dispositions s’évanouissent en deux jours. « Si, par hasard, dit un intendant, on en voit paraître quelques-uns à l’église, ce sont ceux qui espèrent se conserver, par là, leur emploi ou office, et les pensions qu’ils ont du roi, et d’autres pour tâcher d’attraper quelque bon sur les biens de ceux qui ont quitté le royaume, et encore n’y vont-ils que par grimace. »

Pour que Louis XIV crût à la sincérité des conversions obtenues au rabais par la caisse de Pélisson, il fallait qu’il y mît une grande complaisance ; cependant Rulhières dit : « De cette caisse, comparée par les huguenots à la boite de Pandore, sortirent en effet, tous les maux dont ils ont à se plaindre. Il est aisé de sentir que l’achat de ces prétendues conversions dans la lie des calvinistes, les surprises, les fraudes pieuses qui s’y mêlèrent, et tous ces comptes exagérés rendus par des commis infidèles, persuadèrent faussement au roi que les réformés n’étaient plus attachés à leur religion, et que le moindre intérêt suffisait pour les engager à la sacrifier. »

Que le roi ait pu croire que tout ses sujets huguenots étaient prêts à trafiquer de leur foi religieuse pour quelques écus, c’est déjà difficile à admettre, mais ce qui passe l’imagination, c’est de voir que pas un seul des convertisseurs ne semble soupçonner combien est odieux et immoral, le trafic des consciences auquel il se livre.

Quelques-uns vont plus loin encore, ils spéculent sur la faim, pour faire des prosélytes à la religion catholique.

On lit dans la correspondance des contrôleurs généraux, à la date du 20 octobre 1685 : « Grâce aux exhortations de l’intendant (aidé par les dragons) et aux aumônes du roi, la ville d’Aubusson a abjuré presque tout entière, mais il faudra y répandre encore de l’argent pour compenser le départ de plusieurs manufacturiers. »

Quelques mois auparavant, à Paris, le commissaire Delamarre apprenant que quelques ministres interdits s’y trouvent dans une si grande nécessité qu’on les prendrait pour des insensés, demande leur adresse pour voir s’il ne serait pas possible de les faire aborder par quelque endroit, pour les convertir en secourant leur misère.

Fénelon envoyé en Saintonge pour reconvertir les huguenots un peu trop sommairement convertis par les dragons, conseille des moyens de persuasion analogues. Il écrit à Seignelai : « Pour les pauvres, ils viendront facilement si on leur fait les mêmes aumônes qu’ils recevaient chaque mois du Consistoire… on ne donnerait qu’à ceux qui feraient leur devoir. Si on joint toujours exactement à ces secours, ajoute-t-il, des gardes pour empêcher des déserteurs et la rigueur de peines (les galères et la confiscation), il ne restera plus que de faire trouver aux peuples autant de douceur à demeurer dans, le royaume que de péril à entreprendre d’en sortir. »

On voit dans la correspondance des évêques, qu’on refuse des secours à une veuve jusqu’à ce que ces enfants aient abjuré. Qu’on agit de même avec les membres d’une famille qui sont si pauvres qu’ils vont tout nus, la mère ayant mieux aimé demeurer nue, que d’accepter un habit qu’on lui donnait, à condition qu’elle viendrait une fois à la messe, etc.

De son côté, le terrible proconsul du Languedoc, Bâville, écrit : « Les douze mille livres que le roi a eu la bonté de m’envoyer, pour faire des aumônes dans les missions, font un effet merveilleux, et gagnent tous les pauvres à la religion. Bien que ce motif ne soit, pas d’abord très pur, les missionnaires savent très bien le rectifier, et ils engagent, par ce moyen, une infinité de personnes à s’instruire et à fréquenter les sacrements. Elles (les aumônes) sont d’autant plus utiles qu’il y a une misère extrême cette année dans les Cévennes, parce que le blé et les châtaignes ont manqué, et beaucoup de paysans ne vivent à présent que de glands et d’herbes… – Cette grande nécessité m’a fait penser qu’il serait très utile d’établir, dans le fond des Cévennes, quatre ou cinq missions après Pâques dans lesquelles je ferais distribuer le pain, ainsi les pauvres recevraient en même temps ce secours pour le temporel et l’instruction. »

Ces missions ambulantes pour la conversion des hérétiques, payées sur la cassette du roi, avaient commencé sous Louis XIII, elles continuèrent sous les règnes de Louis XIV, de Louis XV et de Louis XVI ; des gratifications en argent, données aux convertis, ajoutaient du poids aux discours des missionnaires. Voici une ordonnance de comptant signée de Louis XVI, et portant la date du 1er janvier 1783 : « Garde de mon trésor royal, M. Joseph Micault d’Harvelay, payez comptant, au sieur évêque de Luçon, la somme de quatre cents livres, pour aider à la subsistance des missionnaires du Bas Poitou qui travaillent à la conversion des protestants, et ce pour la présente année. »

Il est bon de se rappeler que, depuis les dernières années du règne de Louis XIV, il n’y avait plus légalement un seul protestant en France, tout huguenot, ayant abjuré ou non, étant, de par la volonté du roi, réputé catholique ! On conservait cependant les missions travaillant à la conversion des protestants.

Ce n’était pas seulement à prix d’argent qu’on achetait les conversions, c’était encore, on le sait, à l’aide de faveurs de toute nature accordées aux huguenots dociles : une de ces faveurs était la surséance du paiement des dettes ; un édit accordait, à tous les huguenots qui feraient abjuration, un terme et délai de trois ans pour le paiement du capital de leurs dettes ; « il est défendu à leurs créanciers, était-il dit, de faire aucune poursuite contre eux pendant ledit temps, à peine de nullité, cassation de procédures et tous dépens ».

Cet étrange édit apporta un trouble si profond dans le commerce qu’on fut bientôt obligé de décider que cette surséance du paiement des dettes ne pourrait être invoquée ni entre les nouveaux convertis, ni par les marchands convertis, pour les affaires qu’ils avaient avec l’étranger.

Les conversions mercenaires, obtenues, soit à prix d’argent, soit par des faveurs, n’avaient cependant pas sensiblement diminué le nombre des huguenots, en sorte que le plan conçu par Louis XIV pour ramener, sans violence, son royaume à l’unité religieuse menaçait d’échouer misérablement.

Par malheur, une des faveurs promises aux huguenots dociles, l’exemption des logements militaires, fut l’occasion de la jacquerie militaire qui a reçu le nom de dragonnades, et que suivirent les emprisonnements, les confiscations et toutes les odieuses mesures de violence que nous aurons à signaler au cours de ce travail. Dans un des chapitres de ce livre je ferai le récit détaillé des dragonnades, des violences exercées par les soldats pour arracher une abjuration à deux millions de victimes qui n’opposaient à leurs bourreaux d’autre résistance, que leur constance résignée, leurs larmes et leurs gémissements.

Les suites de cette jacquerie militaire furent choquantes, dit Michelet ; le niveau de la moralité publique sembla baisser, Le contrôle mutuel des deux partis n’existant plus, l’hypocrisie ne fut plus nécessaire, le dessous des mœurs apparut. Cette succession immense d’hommes vivants, qui s’ouvrit tout à coup, fut une proie. Le roi jeta par les fenêtres ; on se baissa pour ramasser. Scène ignoble ! … La vie de cour ruinait la noblesse. On n’osait sonder les fortunes ; on n’eût vu dessous que l’abîme. Le Roi, obligeamment interdit la publicité des hypothèques, qui eût mis à jour cette gueuserie des grands seigneurs. Ruinés par le jeu, les loteries, la plupart attendaient un coup du sort pour remonter. Plusieurs faisaient le sort au lieu d’attendre, ou en volant au jeu, ou par la poudre de succession. Les plus hauts mendiaient, du lever, au coucher, dévalisaient le roi de tout ce qui venait, office ou bénéfice. Mais tout cela, des bribes, des miettes ! Ils périssaient, s’il ne tombait d’en haut une grande manne imprévue, quelque vaste confiscation.

« Le miracle apparut au ciel en 1685. Six cents temples ayant été détruits, leurs biens, celui des pauvres, des maisons de charité, devaient passer aux hôpitaux catholiques… La cour visait ce morceau. Les jésuites crurent prudent de demander et faire décider que ces biens revinssent, non aux hôpitaux, mais au roi, autrement dit à ceux qu’il favoriserait ou qui mériteraient en poussant à la persécution… Après les biens des temples, ceux des particuliers suivirent ; chacun fut ardent à la proie. Ce fut un gouffre ouvert, une mêlée où l’on se jeta pour profiter du torrent qui passait, ramasser les lambeaux sanglants. »

Avant Louis XIV, Anne d’Autriche avait déjà endetté le trésor public par ses magnificences, les privilèges, les monopoles qu’elle accordait à son entourage de hauts mendiants ; à une dame de sa cour elle avait donné un droit d’impôt sur toutes les messes dites à Paris ; à sa première femme de chambre, la Beauvais ; elle avait un jour, inconsidérément, donné les cinq grosses fermes, c’est-à-dire tous les impôts productifs faisant vivre la cour, et cela en croyant ne lui faire cadeau que d’une ferme appelée les Cinq fermes. Et, dit Madame, mère du régent, on a sur la régence d’Anne d’Autriche bien d’autres historiettes de ce genre.

Tandis que le peuple, décimé par des famines périodiques, mourait de faim sur les grands chemins, Louis XIV jetait l’argent par les fenêtres, à l’exemple de sa mère ; et les courtisans avaient soin de se trouver sous ce qu’il jetait : à Mme d’Harcourt, le bien d’un suicidé ; au comte de Marsan, la succession d’un bourgeois de Paris, bâtard mort sans enfants ; à de Guiche, le produit de la confiscation des biens possédés par les Hollandais, en Poitou, pour prix de la dénonciation qu’il avait faite ; à de Grammont, deux cent mille livres pour l’avis qu’il a donné au contrôleur général, des malversations commises par les fournisseurs des troupes d’Alsace. Monsieur, frère du roi, reçoit plus d’un million pour avoir demandé la poursuite des trésoriers de l’extraordinaire, à qui l’on fait rendre gorge ; c’étaient chaque jour de grosses gratifications aux courtisans, à l’occasion du mariage de leurs filles, ou sous tout autre prétexte ; les dettes de jeu de Monsieur, ou de la Montespan, à payer ; celle-ci, en une seule nuit, perdait neuf millions de livres… Les plus impatients réalisaient leurs espérances de succession en donnant à leurs parents, ainsi qu’on le disait alors, un coup de pistolet dans un bouillon. C’était chose commune pour les grands seigneurs de vivre aux dépens de leurs vieilles maîtresses, et Tallemant des Réaux dit, comme une chose toute simple : le comte d’Harcourt fut longtemps aux gages de la femme du chancelier Séguier ; Richelieu, le modèle du genre, dit Michelet, ne prenait pas moins de douze louis de chacune de ses maîtresses.

Les plus hauts seigneurs, des prélats même, avaient des mignons comme Henri III, mais ne se flagellaient plus comme lui en public. Un jour que le roi oublie son chapeau sur un siège, la boucle de diamants qui ornait le couvre-chef royal disparaît. Un autre jour, à Saint-Germain, les vases sacrés de la chapelle royale sont volés par un seigneur de la cour. Grandes dames et grands seigneurs trichaient au jeu ; plus d’un gentilhomme fut envoyé aux galères comme faux monnayeur, etc.

Tous ces grands seigneurs et ces abbés et évêques Benoiton, qui composaient la cour, sous l’ancien régime, étaient avant tout des mendiants besoigneux et insatiables, et voici le portrait que fait Paul-Louis Courrier de cette réunion de truands de haute volée : « Quand le gouverneur d’un roi enfant dit à son élève jadis : Maître, tout est à vous, ce peuple vous appartient, corps et biens, bêtes et gens, faites-en ce que vous voudrez, cela fut remarqué. La chambre, l’antichambre et la galerie répétaient : Maître, tout est à vous, ce qui, dans la langue des courtisans ; voulait dire tout est pour nous, car la cour donne tout aux princes, comme les prêtres tout à Dieu ; et ces domaines, ces apanages, ces listes civiles, ces budgets ne sont guère autrement pour le roi, que le revenu des abbayes n’est pour Jésus-Christ… ».

À la cour, tout le monde sert ou veut servir. L’un présente la serviette, l’autre le vase à boire, chacun reçoit ou demande salaire, tend la main, se recommande, supplie… mendier n’est pas honte à la cour, c’est toute la vie du courtisan… Aucun refus, aucun mauvais succès ne lui fait perdre courage. Il n’est affront, dédain, outrage, ni mépris qui le puissent rebuter. Éconduit il insiste, repoussé il tient bon, qu’on le chasse, il revient, qu’on le batte, il se couche à terre. – Frappe, mais écoute, et donne ; on est encore à inventer un service assez vil, une action assez lâche, pour que l’homme de cour, je ne dis pas s’y refuse, chose inouïe, impossible, mais n’en fasse point gloire et preuve de dévouement.

Mais le trésor royal de Louis XIV avait fini par s’épuiser par suite de ses folles dépenses et des largesses faites aux courtisans, et au moment où tomba la manne des confiscations huguenotes, on ne pouvait plus répéter après Mme de Sévigné « il ne faut pas désespérer, quoique on ne soit pas le valet de chambre du roi, il peut arriver, qu’en faisant sa cour, on se trouve sous ce qu’il jette. »

Il était temps pour tous ces mendiants titrés, tonsurés ou mitrés, que le roi les appelât à la curée protestante, digne couronnement des dragonnades. Ce fut un spectacle écœurant, et, quelque bas que fût déjà le niveau de la moralité publique, il baissa encore à la suite de cette curée ; des moines, des évêques, des gentilshommes se disputent la succession des consistoires ; les capucins de Corbigny demandent, non seulement les matériaux du temple, mais, les vases d’argent et les deniers appartenant au consistoire. À Marennes, les capucins demandent la cloche du temple. L’évêque de la Rochelle demande pour son chapitre, les biens de M. de la Forest. L’évêque de Laon obtient sur les biens des fugitifs trois mille livres pour les maîtresses d’école de son diocèse. L’évêque de Gap qui veut achever son palais épiscopal, écrit : « Je n’ose pas vous importuner de mes bâtiments, cependant, si, par le moyen des biens confisqués, vous trouviez le moyen de loger un évêque sur le pavé, je vous en aurais beaucoup d’obligations. » L’évêque de Meaux demande le produit de la démolition des temples de Nanteuil et de Morcerf, pour l’hôtel-Dieu et l’hôpital général de Meaux.

L’abbé de Polignac reçoit en don du roi les biens du fils de Ruvigny, devenu duc de Galloway. La fortune du marquis d’Harcourt est donnée à l’abbé Feuquières, neveu de Madeleine Arnaud. Un officier de marine, la Gacherie, demande les biens d’un protestant qu’il prétend être mort relaps ; la même demande avait été faite antérieurement par les religieuses de la visitation et avait été repoussée, en présence d’un certificat de médecin constatant que le défunt, quelques jours avant sa mort, était tombé dans une paralysie générale.

Il n’y a pas jusqu’au cocher de Madame qui ne vienne demander le bien d’un huguenot dont le fils est ministre en Angleterre.

Quant à l’intègre de Harlay, voici comment il sut se faire donner par le roi, la somme que son ancien ami de Ruvigny, lui avait confiée avant de partir pour l’Angleterre.

« Le vieux Ruvigny, dit Saint-Simon, était ami d’Harlay, lors procureur général, et, depuis, premier président, et lui avait laissé un dépôt entre les mains, dans la confiance de sa fidélité. Il le lui garda tant qu’il n’en put abuser ; mais quand il vit l’éclat, il se trouva modestement embarrassé entre le fils de son ami et son maître à qui il révéla humblement sa peine. Il prétendit que le roi l’avait su d’ailleurs. Mais le fait est qu’il le dit lui-même, et que, pour récompense, le roi le lui donna comme bien confisqué, et que cet hypocrite de justice et de vertu, de désintéressement et de rigorisme, n’eut pas honte de se l’approprier et de fermer les yeux et les oreilles au bruit qu’excita cette perfidie. »

De Louville, gentilhomme de l’Anjou qui devait dix mille livres à de Vrillac, trouve cet honnête prétexte pour ne pas rembourser son créancier, que de Vrillac pourrait employer cette somme à préparer son évasion à l’étranger.

De Marsac, enseigne de vaisseau, présente un placet au roi pour demander la remise d’une rente due par lui au sieur Boisrousset, pour ce motif que les parents de son créancier ne font pas leur devoir de catholiques.

Les parents des réfugiés ne sont pas moins âpres à la curée que les étrangers ; de la Corte, officier de marine, signale son oncle comme fugitif et demande ses biens ; Mme Jaucourt de la Vaysserie gagne la prime promise aux délateurs, en dénonçant son mari et ses filles qui cherchaient à sortir du royaume ; Mlle Vaugelade se fait allouer une pension sur les biens séquestrés d’une de ses parentes.

Henri de Ramsay, pour prix de sa conversion s’était fait donner les biens de son père, de sa mère et de ses oncles de Rivecourt passés à l’étranger et était ainsi devenu un des seigneurs les plus riches du bas Poitou. Cependant il laissait son père et sa mère mourir dans le dénuement, et refusait même de rembourser à son oncle 35 louis, que celui-ci avait avancés pour faire sortir son père, de la prison pour dettes de Maëstrich.

Le fils de Mme de Saintenac qui avait, grâce à la loi des confiscations, hérité, par avance, de l’immense fortune de sa mère, laissait celle-ci sans secours à l’étranger, et à sa mort il refusa de payer les dettes qu’elle avait laissées.

Fontaine, réfugié en Angleterre, met sa signature au bas d’une feuille de papier timbré et l’envoie à un de ses parents restés en France, pour qu’il pût vendre ou louer son domaine. (Je lui faisais observer, dit Fontaine, qu’il serait nécessaire de dater cet acte d’une époque antérieure à mon départ de France, cette condition étant indispensable pour empêcher de confisquer ma propriété). Ce bon parent suivit ces instructions pour son propre compte, il s’établit dans la maison de Fontaine devenue sa propriété en vertu d’un acte de vente en bonne forme et le pauvre réfugié n’entendit plus jamais parler de lui.

Le testament d’Alice de Cardot, léguant tous ses biens à son neveu de Vignolles, ayant été cassé et sa fortune confisquée, ce fut alors parmi les parents, nouveaux convertis de la défunte, à qui se salirait de plus de turpitudes pour se faire adjuger cette riche proie. – Bien qu’un des concurrents eût obtenu de Fléchier un certificat constatant qu’il était digne des bontés du roi, Bâville mit fin à ce combat de vautours autour d’un cadavre, en faisant décider que, provisoirement, l’héritage serait adjugé à l’hôpital général de Nîmes.

Il serait facile de multiplier les exemples de cette nature, ceux que j’ai cités suffisent pour édifier mes lecteurs.

La politique de l’ostracisme des faveurs, suivie contre les huguenots par Louis XIV, après Mazarin et Richelieu, politique dont l’habileté est moins contestable que l’honnêteté, avait eu, du moins, un résultat heureux au point de vue de la tranquillité du royaume ; elle avait ramené au catholicisme toutes les grandes familles, la noblesse de cour, tous les ambitieux de pouvoir et d’honneurs, tous ceux, en un mot, pour qui la question religieuse n’avait été considérée que comme un moyen de parvenir ; quant à la bourgeoisie protestante, voyant toutes les carrières publiques se fermer peu à peu devant elle, elle s’était consacrée aux professions libérales, au commerce, l’industrie et à l’agriculture, et s’était désintéressée de la politique. Les pasteurs qui avaient succédé aux seigneurs dans la direction du parti protestant, non seulement n’avaient rien de l’esprit turbulent de la noblesse, mais encore avaient fait accepter par leurs co-religionnaires cette dangereuse doctrine que désobéir au roi c’était désobéir à Dieu même.

La transformation du parti protestant, autrefois si remuant, en une pacifique secte religieuse explique comment, depuis la prise de la Rochelle, le roi de France avait toujours trouvé dans les réformés ses sujets les plus fidèles et les plus sûrs. Les huguenots avaient refusé de s’associer à la révolte du catholique Montmorency, et vingt ans plus tard, lors des troubles de la Fronde, ils étaient restés sourds aux appels de l’ancien chef du parti protestant, le prince de Condé.

Louis XIV, en confirmant l’édit de Nantes, disait : « Nos sujets de la religion réformée nous ont donné des preuves de leur affection et fidélité, notamment dans les circonstances présentes » ; et en 1666, écrivant à l’électeur de Brandebourg, il affirmait encore ses bonnes dispositions en faveur des réformés « pour leur témoigner, disait-il, la satisfaction que j’ai eue de leur obéissance et de leur zèle pour mon service depuis la dernière pacification de 1660 ».

Mais, moins les protestants devenaient dangereux pour la tranquillité du royaume, plus chacun croyait pouvoir tenter contre eux.

Le clergé n’étant plus contenu par la crainte d’une révolte possible des réformés, pressait de plus en plus vivement chaque jour le roi de prendre les mesures nécessaires pour faire périr le plus promptement possible le protestantisme.

« Si vous cherchez, dit Rulhières, dans la collection du clergé cette longue suite de lois, toujours plus sévères contre les calvinistes, que, de cinq ans en cinq ans, à chaque renouvellement périodique de ses assemblées, il achetait du Gouvernement, vous y observerez que ses demandes avaient quelque modération tant que les calvinistes pouvaient être redoutés, mais qu’elles tendirent vers une persécution ouverte aussitôt qu’ils devinrent des citoyens paisibles. »

Les cléricaux sont donc mal fondés à prétendre que, par leur esprit remuant et indiscipliné, les protestants ont mis Louis XIV dans la nécessité de tenter la réalisation de cette utopie : le retour du royaume à l’unité de foi religieuse.

C’est une erreur tout aussi injustifiable que commet le fouriériste Toussenel quand il déclare que Louis XIV s’est montré grand homme d’État, en voulant supprimer le protestantisme, ami de la féodalité et constituant un insurmontable obstacle à l’unité de la France.

Les protestants, depuis la prise de la Rochelle, ne constituaient plus un État dans l’État, et Louis XIV les persécuta, non par politique, puisqu’ils étaient devenus ses plus fidèles sujets, mais pour raisons purement religieuses.

« Louis, le modèle des rois, dit Paul-Louis Courier, vivait, c’est le mot, à la Cour, avec la femme Montespan, avec la fille La Vallière, avec toutes les femmes et les filles que son bon plaisir fut d’ôter à leurs maris, à leurs parents. C’était le temps alors des mœurs, de la religion, et il communiait tous les jours. Par cette porte entrait sa maîtresse le soir, et le matin son confesseur. »

La besogne était rude pour le confesseur, dit Michelet, car le roi possédait publiquement à la fois trois femmes ; la reine, La Vallière et la Montespan, elles communièrent ensemble, à Notre-Dame de Liesse, la reine récemment accouchée, La Vallière grosse de six mois, la Montespan dans les premiers troubles d’une grossesse. Il fallut remplacer le père Amat qui avait des scrupules, par le père Ferrier, puis par le père Lachaise, deux jésuites qui trouvèrent tout naturel que le roi prononçât la séparation de corps et de biens entre M. de Montespan et sa femme, qu’il fît légitimer ses bâtards du vivant de la reine, etc., et surent, pendant vingt ans, concilier les exigences de l’Église avec celles des passions du roi.

Pour mettre sa conscience en tranquillité, Louis XIV qui avait beaucoup de péchés à expier établissait une sorte de compensation entre le bien qu’il obligeait ses sujets à faire et le mal qu’il faisait lui-même. C’est ainsi que ce prince, doublement adultère, rendait une ordonnance portant mutilation du nez et des oreilles pour les filles de mauvaise vie et motivait ainsi une déclaration contre les blasphémateurs : « Considérant qu’il n’y a rien qui puisse davantage attirer la bénédiction du ciel sur notre personne et sur notre État que de garder et faire garder par tous nos sujets inviolablement ses saints commandements et faire punir avec sévérité ceux qui s’emportent à cet excès de mépris que de blasphémer, jurer et détester son saint nom, ni proférer aucune parole contre l’honneur de la très sacrée vierge, voulons et nous plaît, etc. »

C’est l’application du commode système en vertu duquel le compagnon d’un enfant royal est fouetté toutes les fois que son auguste camarade a fait une faute, du système en vertu duquel, font pénitence, par délégation, les deux vieilles galantes repenties dont Dangeau conte ainsi l’histoire : « La duchesse d’Olonne et la maréchale de la Ferté sa sœur, célèbres toutes deux par leurs galanteries, devenues vieilles et touchées par un sermon qu’elles venaient d’entendre un jour de mercredi des cendres, songeaient sérieusement à l’œuvre de leur salut… « Ma sœur, dit la maréchale, que ferons-nous donc ? Car il faut faire pénitence. » Après beaucoup de raisonnements et de perplexités : « Ma sœur, reprit, l’autre, tenez, voilà ce qu’il faut faire : faisons jeûner nos gens ! »

De même, Louis XIV croyait racheter ses péchés, en provoquant par tous les moyens la conversion des huguenots de son royaume, en faisant pénitence sur le dos de ses sujets hérétiques.

Rulhières constate que cette préoccupation d’intérêt personnel est bien le motif déterminant de la croisade à l’intérieur, entreprise par Louis XIV. « Il avait, dit-il, formé le dessin de convertir les huguenots, comme trois siècles plus tôt et du temps de Philippe-Auguste et de Saint-Louis, il eût, en expiation de ses péchés, fait vœu d’aller conquérir la Terre Sainte. »

Quant à possibilité de trouver une justification de l’édit de révocation, on ne saurait trouver de témoignage moins suspect que celui de Saint-Simon, puisque c’est lui qui déconseilla le régent du rappel des huguenots et qu’il dit, dans ses mémoires, que Louis XIV avait fait la faute de révoquer l’édit de Nantes, beaucoup plus dans la manière de l’exécution que dans la chose même.

Or, Saint-Simon reconnaît qu’il n’y avait nulle raison, nul prétexte même, de déchirer le contrat passé entre les catholiques et les protestants sous la garantie de la signature royale, et il apprécie ainsi la faute commise par Louis XIV dans l’exécution de la révocation de l’édit de Nantes : « Qui eût su un mot de ce qui ne se délibérait que entre le confesseur, le ministre alors comme unique et l’épouse nouvelle et chérie, et qui de plus, eût osé contredire ? C’est ainsi que sont menés à tout, par une voie ou par une autre, les rois qui… ne se communiquent qu’à deux ou trois personnes, et bien souvent à moins, et qui mettent, entre eux et tout le reste de leurs sujets, une barrière insurmontable. »

La révocation de l’édit de Nantes, sans le moindre prétexte et sans aucun besoin, et les diverses déclarations qui la suivirent furent les fruits de ce complot affreux, qui dépeupla un quart du royaume, qui ruina son commerce ; qui l’affaiblit dans toutes ses parties, qui le mit si longtemps au pillage public et avoué des dragons, qui autorisa les tourments et les supplices dans lesquels ils firent réellement mourir tant d’innocents de tout sexe, et par milliers, qui ruina un peuple si nombreux, qui déchira un monde de familles, qui arma les parents contre les parents pour avoir leurs biens et les laisser mourir de faim, qui fit passer nos manufactures aux étrangers, fit fleurir et regorger leurs États aux dépens du nôtre et leur fit bâtir de nouvelles villes, qui donna le spectacle d’un si prodigieux peuple, proscrit, nu, fugitif, errant, sans crime, cherchant asile loin de sa patrie ; qui mit nobles, riches, vieillards, gens souvent très estimés pour leur piété, leur savoir, leur vertu, des gens aisés, faibles, délicats, à la rame et sous le nerf très effectif du comité pour cause unique de religion : enfin qui, pour comble de toutes horreurs, remplit toutes les provinces du royaume de parjures et de sacrilèges, où tout retentissait des hurlements de ces infortunées victimes de l’erreur pendant que tant d’autres sacrifiaient leur conscience à leurs biens et à leur repos, et achetaient l’un et l’autre par des abjurations simulées, d’où, sans intervalle, on les traînait à adorer ce qu’ils ne croyaient point et à recevoir réellement le divin corps du saint des saints, tandis qu’ils demeuraient persuadés qu’ils ne mangeaient que du pain qu’ils devaient encore abhorrer.

Presque tous les évêques se prêtèrent à cette pratique subite et impie, beaucoup y forcèrent, la plupart animèrent les bourreaux, forcèrent les conversions : Le roi s’applaudissait de sa puissance et de sa piété. Il se croyait au temps de la prédication des apôtres et il s’en attribuait tout l’honneur. Les évêques lui écrivaient des panégyriques, les jésuites en faisaient retentir les chaires et les missions. Toute la France était remplie d’horreur et de confusion et jamais tant de triomphes et de joie, jamais tant de profusions de louanges… nos voisins exultaient de nous voir ainsi nous affaiblir et nous détruire nous-mêmes, profitaient de notre folie, et bâtissaient des desseins sur la haine que nous nous attirions de toutes les puissances protestantes.

Quelles que pussent être les désastreuses conséquences de cette cruelle persécution religieuse, elles n’étaient pas de nature à arrêter Louis XIV dans la voie déplorable où il s’était engagé. On lit, en effet, dans les mémoires du duc de Bourgogne, que dans le conseil où fut décidée la révocation de l’édit de Nantes, le Dauphin ayant observé que, en admettant que la paix ne fût pas troublée, un grand nombre de protestants sortiraient du royaume, ce qui nuirait au commerce et à l’industrie et, par là même, affaiblirait l’État, le roi trouva la question d’intérêt peu digne de considération comparée aux avantages d’une mesure qui rendrait à la religion sa splendeur, à l’État sa tranquillité et à l’autorité tous ses droits.

Il n’y a donc pas à s’étonner si Louis XIV refusa obstinément de revenir sur ses pas, quand il vit que la conversion de ses sujets huguenots n’était qu’une vaine apparence et que son ardeur inconsidérée à ramener, coûte que coûte, la France à l’unité religieuse, avait ruiné le royaume.

Il ne s’obstina que davantage à poursuivre un but impossible par le viol journalier des consciences, et la collection des édits qu’il fit contre ses sujets huguenots, faits par force catholiques, ou légalement réputés catholiques sans avoir jamais abjuré, est un monument monstrueux d’iniquité et de déraison.

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