Chapitre VI L’émigration

Caractère de l’émigration. – Les puissances protestantes. – Émigration des capitaux. – Espions. – Guides et capitaines de navires traîtres.– Corsaires et Barbaresques.– Réfugiés réclamés, chassés ou enlevés.– Désir de retour. – Rentrée. Par la force. – Dispersion de réfugiés. – Projet de Henri Duquesne. – Rôle militaire des réfugiés. – Les conséquences de l’émigration.

On ne peut s’empêcher de reconnaître avec Michelet, que l’émigration des huguenots a un caractère tout particulier de grandeur ; si le huguenot franchissait la frontière, ce n’était pas, comme l’émigré de 1793, pour sauver sa tête, et il n’était pas chassé de son pays, comme le Maure l’avait été de l’Espagne. Tout au contraire, s’il voulait rester et prendre le masque catholique, il lui était offert, pour prix d’une facile hypocrisie, honneurs, faveurs et privilèges de toutes sortes. Qu’il eût été ou non contraint par la violence à renier des lèvres sa foi religieuse, le péril ne commençait pour lui que du moment où il se mettait en route pour aller chercher au-delà des frontières, une terre de liberté de conscience où il pût avoir la liberté de prier Dieu à sa manière. Pour se soustraire au viol journalier de sa conscience, il lui fallait tout quitter, renoncer à ses biens, abandonner ses parents, sa femme, ses enfants, tous les êtres qui lui étaient chers, et s’exposer, s’il échouait dans sa tentative d’évasion, à des peines terribles. S’il réussissait à franchir la frontière, c’était l’exil au milieu d’une population étrangère dont il ne connaissait ni les mœurs ni la langue, et la dure nécessité de mendier son pain ou de gagner sa vie péniblement à la sueur de son front.

On sait à quel point le Français est attaché à son pays, et combien, alors même qu’il s’agit d’aller se fixer à l’étranger avec tous les siens et en emportant son avoir, il a de la peine à s’arracher aux liens multiples et invisibles qui le retiennent à son pays natal ; combien devait être grand le déchirement de cœur du huguenot, obligé de s’expatrier dans les conditions que je viens d’indiquer, et combien, une fois arrivé à l’étranger, devait être amer pour lui le regret de la patrie, regret qu’un réfugié traduit éloquemment en ces quelques mots : la patrie me revient toujours à cœur. Il fallut donc que la révolte de la conscience fût bien puissante pour que l’émigration des huguenots en vint à prendre les proportions d’un véritable exode et constituât pour la France un désastre.

Au début de l’émigration, alors qu’il n’y avait point de peines édictées contre ceux qui seraient surpris sur les frontières, en état de sortir du royaume, il était difficile d’empêcher les huguenots de passer la frontière.

En effet, l’édit de 1669 maintenait le droit de sortir du royaume pour tous les Français, sortant de temps en temps de leur pays pour aller travailler et négocier dans les pays étrangers, et il ne leur défendait que d’aller s’établir dans les pays étrangers, par mariages, acquisitions d’immeubles et transport de leurs familles et biens, pour y prendre leurs établissements stables et sans retour.

C’est pourquoi Châteauneuf recourait à cet expédient pour empêcher l’émigration des huguenots, il écrivait aux intendants : « Sa Majesté trouve bon qu’on se serve de sa déclaration qui défend à tous ceux, de la religion prétendue réformée, d’envoyer et de faire élever leurs enfants dans les pays étrangers avant l’âge de seize ans, pour faire entendre à ceux de la dite religion qui voudront se retirer hors du royaume, que, quand on leur laisserait cette liberté, on ne permettra point qu’ils emmènent leurs enfants au-dessous de cet âge, ce qui, sans doute, sera un bon moyen pour empêcher les pères et mères de quitter leurs habitation… »

Plus d’une fois, du reste, le gouvernement devait avoir recours à ce cruel expédient de mettre les huguenots dans cette douloureuse alternative, ou d’être séparés de leurs enfants, ou de renoncer à aller chercher sur la terre étrangère la liberté religieuse qu’on leur refusait en France.

Ainsi, pour les rares notabilités protestantes à qui l’on ne crut pas pouvoir refuser la permission de sortir de France, on eut soin de retenir leurs enfants pour les mettre aux mains des convertisseurs ; il en fut de même pour les opiniâtres, qu’après un long temps de relégation ou d’emprisonnement, on se décida à expulser. Quant aux ministres que l’édit de révocation mettait dans l’alternative, ou de sortir de France, dans un délai de quinze jours, ou d’abjurer, dès le 21 octobre 1685, une circulaire aux intendants prescrivait de ne comprendre dans les brevets qu’on leur accordait, que leurs enfants de l’âge de sept ans ou au-dessous, les autres devant être retenus en France.

Que de scènes déchirantes provoquées par cette cruelle disposition ! C’est ainsi que lorsque les quatre pasteurs de Metz, Ancillon, Bancelin, Joly et de Combles, furent accompagnés par les fidèles de leurs églises, jusqu’aux bords de la Moselle où ils devaient s’embarquer pour prendre le chemin de l’exil, on vit leurs seize enfants, ayant dépassé tous l’âge de sept ans, les étreignant dans la douleur et dans les sanglots, ne voulant pas se séparer d’eux.

Peut-être, cette obligation de se séparer des êtres qui leur étaient les plus chers fut-elle la cause déterminante de l’abjuration de plus d’un ministre, car les huguenots avaient au plus haut degré les sentiments de la famille, et l’on vit même des fugitifs qui avaient réussi à franchir la frontière, revenir, bravant tous les périls, se résignant même à la douloureuse épreuve d’une feinte abjuration, pour reprendre ceux de leurs enfants qu’ils n’avaient pu emmener avec eux en partant.

Le baron Collot d’Escury allant rejoindre sa femme et ses enfants, qu’il avait fait partir en avant pour sortir avec eux du royaume, est pris et contraint d’abjurer : « C’est un malheur, dit son fils, qui lui a tenu fort à cœur. Mais, sans cela, sa femme et ses enfants n’auraient guère pu éviter d’être repris. Ainsi, c’est un sacrilège qu’il a commis pour l’amour d’eux, dont nous et les nôtres doivent à tout jamais lui tenir compte. »

Le baron d’Escury avait laissé chez un de ses amis le dernier de ses enfants, le trouvant trop jeune pour supporter les fatigues d’un si pénible voyage. Après avoir abjuré, il alla le reprendre et rejoignit avec lui le reste de sa famille « aimant mieux que Dieu le retirât à lui que de le laisser dans un pays où il aurait été élevé dans une religion si opposée aux commandements de Dieu ».

Mlle de Robillard sollicite en pleurant le capitaine de navire qui l’emmenait en Angleterre avec quatre de ses frères et sœurs, pour qu’il consentie à emmener, par-dessus le marché, sa plus jeune sœur âgée seulement de deux ans. Elle fait tant qu’elle réussit. « Cette petite fille de deux ans, étant ma sœur et ma filleule, dit-elle, je me croyais d’autant plus obligée à la tirer de l’idolâtrie que les autres. »

La femme d’un gentilhomme, Jean d’Arbaud, lequel s’était converti, avait mis à couvert, chez ses parents, quatre de ses dix enfants ; on lui avait laissé les trois plus jeunes ; elle se décide à fuir avec eux : « Je me vis contrainte, dit-elle, de prendre la résolution de me retirer, et de faire mon possible pour sauver mes pauvres enfants… fortifiée par la grâce de Dieu et par la nouvelle que je venais de recevoir que mon mari, avec le procureur du roi, venait de m’enlever mes deux filles, l’aînée et la troisième, pour les mettre dans le couvent… Me servant de l’occasion de la foire de Beaucaire, m’y ayant fait traîner avec mes enfants dans un pitoyable équipage, et déguisée pour ne pas être reconnue ; mais ce qu’il y a de surprenant, ce fut d’avoir reconnu mon mari en chemin, dans son carrosse, qui, accompagné de M. le procureur du roi, menait mes deux pauvres filles captives que je reconnus d’abord, et auxquelles, après un triste regard et plusieurs larmes répandues d’une mère fort affligée, je ne pus donner autre secours que celui de mes prières et ma bénédiction, n’ayant osé me donner à connaître, de peur de perdre encore les autres. Dieu sait avec quelle amertume de cœur je poursuivis mon chemin, me voyant dans l’obligation d’abandonner un mari, peut-être pour jamais, que j’aimais extrêmement avant sa chute, et deux de mes filles exposées à toutes les plus violentes contraintes, et à être mises le jour même dans un couvent. Mais enfin, voyant que je n’avais pas de temps à perdre, étant assurée que l’on me poursuivrait dans ma fuite, je pris au plus vite le chemin le moins dangereux, qui était celui de Marseille, où j’ai rencontré mes deux filles que j’avais auparavant envoyées du Dauphiné pour les mettre à couvert et qui avaient ordre de s’y rendre. Et de là, j’allai jusqu’à Nice, jusqu’a Turin, et de Turin à Genève, où j’arrivai avec mes six enfants, par la grâce de Dieu, après avoir été un mois en chemin, souffert une grande fatigue, et consumé ce que je pouvais avoir sur moi. Là, j’eus la joie de voir mon fils aîné, l’autre étant parti depuis deux ou trois mois avec M. le baron de Faisse, pour avoir de l’emploi.

On trouve sur une liste de réfugiés bretons conservée à Oxford, les mentions suivantes :

Mme de la Ville du Bois et ses quatre enfants, elle a laissé en France son mari dont elle s’est dérobée, et un enfant de trois mois qu’elle n’a pu sauver.

Mme de Mûre et trois enfants, elle s’est aussi dérobée de son mari, et a laissé une petite fille de six mois qu’elle n’a pu sauver.

Combien de familles se mettaient en route pour l’exil et ne se retrouvaient pas au complet au-delà de la frontière, ayant laissé sur la route quelques-uns de leurs membres, succombant aux fatigues du voyage ou retombés aux mains des convertisseurs.

Mme Bonneau, de Rennes gagne l’Angleterre avec sa mère et cinq petits enfants, son mari arrêté trois fois en voulant se sauver, était en prison ou aux galères.

Voici, d’après une relation conservée à Friedrichsdorf, la relation des épreuves subies par la famille Privat, de Saint-Hippolyte de Sardège dans le Languedoc : « La mère fut massacrée par les dragons, le père Antoine Privat fut jeté dans une forteresse… ses onze enfants, dont le plus âgé avait dix-sept ans, erraient dans l’abandon et la misère. Un jour que fatigués, ils se tenaient appuyés contre les murs d’une vieille tour, ils entendirent une voix qui gémissait au fond de la tour… Le soir quelque chose tomba du haut de la tour à leurs pieds, c’était un écu de six livres enveloppé dans un papier. Ils lurent sur le papier : « Mes enfants, voici tout ce que j’ai. Allez vers l’Est et marchez longtemps, vous trouverez un prince agréable à Dieu qui vous recueillera. – Antoine Privat ».

Les enfants prirent confiance et marchèrent vers l’Est, ils marchaient depuis quatre mois, lorsqu’ils arrivèrent dans une grande et belle ville, où ils tombèrent épuisés sur une promenade, cette grande et belle ville était Francfort… Les bourgeois de Francfort donnèrent asile aux neuf filles, et plus tard les marièrent. Les deux garçons s’en allèrent vers l’électeur de Hesse qui leur permit de s’établir à Friedrichsdorf.

Adrien le Nantonnier, émigré en Angleterre, veut passer en Hollande, il est pris par un corsaire algérien et meurt en esclavage, après avoir passé plusieurs années dans les fers. De ses dix enfants, un seul, son fils aîné, est converti et reste en France, ses quatre grandes filles et deux de ses fils déportés en Amérique comme opiniâtres, parviennent à s’échapper et à regagner l’Europe. Ses trois plus jeunes filles, cruellement tourmentées à l’hôpital de Valence par le féroce d’Hérapine, finirent par être expulsées et se retirèrent à Genève.

Michel Néel et sa femme, fille du célèbre ministre Dubosc, avaient trois enfants ; ils gagnent la Hollande, ayant perdu deux de leurs enfants qui périssent de misère en route ; le troisième tombe aux mains des soldats à la frontière : quelques mois après, il meurt dans la maison de la Propagation de la foi, où il avait été enfermé. M. de Marmande et sa femme partent avec un enfant au berceau, on leur avait enlevé cinq filles et un garçon de cinq ans pour les élever au couvent. Le baron de Neufville émigre avec ses deux jeunes fils ; sa femme, contrainte d’abjurer, ne peut emmener avec elle que les deux plus jeunes de ses quatre filles.

Ils étaient bien nombreux les réfugiés qui, ayant laissé quelques-uns de leurs enfants aux dures mains des convertisseurs, redisaient chaque jour cette touchante prière, imprimée en 1687 à Amsterdam : « Mon Seigneur et mon Dieu, tu vois la juste douleur qui me presse. Pour te suivre j’ai abandonné ce que j’avais de plus cher, je me suis séparé de moi-même, j’ai rompu les plus forts liens de la nature, j’ai quitté mes enfants a qui j’avais donné la vie. Mais quand je réfléchis sur les dangers où ils se trouvent et sur les ennemis qui les environnent, mon regard se trouble, mes pensées se confondent, ma constance m’abandonne et, comme la désolée Rachel, je ne peux souffrir qu’on me console. »

Et Louis XIV qui, par la persécution religieuse, divisait les familles de cette terrible façon, ne craignait pas, pour retirer aux femmes et veuves protestantes l’administration de leurs biens, d’invoquer ce prétexte : que leur opiniâtreté divisait les familles !

Beaucoup de réfugiés, surtout à la première heure, arrivaient dénués de tout.

Au mois de septembre 1685, les pasteurs de Vevey mandent à Berne que soixante et un fugitifs, évitant les cruautés des gens de guerre du roi, viennent d’arriver : « ils sont venus, disent-ils, avec leurs corps seulement, n’ayant apporté la plupart que leur seul habit et la chemise qui s’est trouvée sur leur corps. »

Sur la terre d’exil, le conseiller Beringhen, beau-frère du duc de la Force, pouvait dire : « Je suis mari sans femme, père sans enfants, conseiller sans charge, riche sans fortune ». Madame Cagnard, parvenue à gagner la Hollande avec ses deux filles, n’eut d’autre ressource pour vivre que le produit de la vente d’un collier de perles, seul reste de son opulence passée. – Henri de Mirmaud arrive à Genève avec ses deux petites filles et un vieux serviteur, ne possédant plus que quatre louis d’or ; c’était la même somme qui restait à Mlle de Robillard, quand elle fut débarquée le soir, sur une plage déserte en Angleterre, avec ses quatre jeunes frères et sœurs. M. de la Boullonnière, dit une relation, qui était fort voluptueux et aimait ses aises, dut se faire, en Hollande, correcteur de lettres et travailler à cœur crevé, pour gagner vingt sous par jour. Le baron d’Aubaye, ayant abandonné 25.000 livres de rentes, n’avait en poche que trente pistoles. Madame d’Arbaud, qui avait 18 000 livres de rente, arrive dénuée à l’étranger avec neuf enfants dont le plus jeune avait sept ans.

Dans sa relation d’un voyage fait par lui à Ulm, un ministre dit : « Le bourgmestre m’avoua qu’il était vrai qu’on refusait l’entrée de la ville à ceux de nos réfugiés qu’on croyait être sur le pied de mendiants, que c’était parce que quelques semaines auparavant une troupe d’environ deux cents personnes s’étant trouvée coucher à Ulm, la nuit du samedi au dimanche, le dimanche matin cette grande troupe se trouva à la porte de l’église, lorsque l’assemblée se formait, et que lui-même, touché de l’état de tant de pauvres gens, avait exhorté l’assemblée à la charité ; que cela avait produit des aumônes considérables à l’issue de la prédication ; mais, que ces gens, non contents de cela, répandus ensuite par toute la ville, allant clochant et mendiant, que cela avait duré trois ou quatre jours, que la bourgeoisie, non accoutumée à cela, avait été obligée de faire prendre des mesures pour l’éviter. – Il ajouta que deux choses l’avaient fort touché, la première de voir tant de peuple sans conducteur, et sans que quelqu’un entendit l’allemand ou le latin, la seconde que ces pauvres gens paraissaient tous muets, ne faisaient que tendre la main avec quelque son de bouche non articulé, qu’il n’avait jamais si bien compris qu’alors que la diversité de la langue fût une si grande incommodité. »

Les Puissances protestantes, comprenant quelle chance inespérée c’était pour elles, d’hériter des meilleurs officiers de terre et de mer, des plus habiles manufacturiers, ouvriers et agriculteurs de la France, rivalisèrent de zèle charitable, en présence du flot sans cesse grossissant des émigrants arrivant la bourse vide, et parfois la santé perdue par suite des fatigues et des privations de la route.

La Suisse multiplia ses sacrifices sans se lasser, et Genève, après avoir pendant dix ans hébergé les innombrables fugitifs qui la traversaient pour se rendre dans les divers États protestants de l’Europe, finit par garder trois mille réfugiés qui s’établirent définitivement chez elle. La Hollande donna aux fugitifs des maisons, des terres, des exemptions d’impôt, et créa de nombreux établissements de refuge pour les femmes. – Le Brandebourg fit des villes pour nos réfugiés. L’Angleterre s’imposa pour eux des sacrifices considérables. Un comité français, établi, à Londres, répartissait entre les réfugiés les sommes allouées à l’émigration ; les rapports de ce comité constatent que des secours hebdomadaires étaient donnés à 15500 réfugiés en 1687, à 27 000 en 1688.

Ce n’était pas seulement par zèle charitable, c’était aussi par intérêt que certaines puissances attiraient les réfugiés chez elles en leur offrant des terres et des exemptions d’impôt, des avantages de toute sorte, c’est ainsi que pour le grand électeur de Brandebourg, Lavisse, fait observer avec raison que : « ce prince eut l’heureuse fortune, qu’en repeuplant ses États dévastés, c’est-à-dire en servant ses plus pressants intérêts, il s’acquit la renommée, d’un prince hospitalier, protecteur des persécutés et défenseur de la liberté de conscience. »

Mais tous les émigrants n’arrivaient pas sans argent, tant s’en faut, l’argent affluait en Hollande et en Angleterre à la suite de la révocation, et bien que les plus riches eussent cherché asile en Hollande, l’ambassadeur de Louis XIV en Angleterre, écrivait en 1687 que la Monnaie de Londres avait déjà fondu neuf cent soixante mille louis d’or. – Suivant un auteur allemand, deux mille huguenots de Metz s’étaient enfuis dans le Brandebourg en emportant plus de sept millions. Suivant le maréchal de Vauban, dès 1689, l’émigration des capitaux s’élevait au chiffre de soixante millions et Jurieu estimait que, en moyenne, chaque réfugié avait emporté deux cents écus.

Le gouvernement de Louis XIV avait pourtant fait l’impossible, pour arrêter cette émigration des capitaux.

Les huguenots parents ou amis des fugitifs, dissimulant leur sortie du royaume, leur faisaient parvenir à l’étranger les revenus de leurs biens, mis à l’abri de la confiscation par cette dissimulation, et pour lesquels ils s’étaient fait consentir des baux fictifs. On fit appel aux délateurs, et la moitié de la fortune laissée par les fugitifs, fut attribuée à celui qui signalait leur évasion. Des fugitifs ayant, avant leur départ, confié leur fortune à des amis catholiques qui l’avaient prise sous leur nom ; une ordonnance accorda aux délateurs de ces biens recélés, la moitié des meubles et dix ans des revenus des immeubles.

Puis on intéressa les parents à la ruine des fugitifs, en les envoyant en possession des biens de ceux-ci, comme s’ils fussent morts intestats. Beaucoup d’entre eux cependant continuèrent à ne se regarder que comme de simples mandataires, et à faire parvenir aux réfugiés le montant de leurs revenus ; on les surveillait, et, du moindre soupçon, on les menaçait de leur retirer la jouissance des biens dont ils avaient été envoyés en possession. – Cependant Marikofer et Weiss constatent qu’en Suisse et dans le Brandebourg, un grand nombre de réfugiés recevaient, sous forme d’envois de vins, soit leurs revenus, soit les valeurs qu’ils avaient déposées en mains sûres avant de partir.

Les fugitifs, avant de quitter la France, vendaient à vil prix leurs immeubles ou consentaient des baux onéreux, afin de se faire de l’argent. Pour les empêcher de pouvoir en agir ainsi le roi décrète : « Déclarons nuls tous contrats de vente et autres dispositions que nos sujets de la religion prétendue réformée, pourraient faire de leurs immeubles, un an avant leur retraite du royaume. »

Pour éluder cette loi il fallait trouver un acheteur consentant à antidater l’acte de vente à lui consenti par un fugitif, moins d’un an avant sa sortie du royaume. Cela se trouvait encore, à des conditions onéreuses naturellement, puisque l’acheteur courait risque, si la fraude était découverte, de voir confisquer les biens qui lui avaient été vendus.

Pour porter remède au mal, une loi interdit à quiconque a été protestant ou est né de parents protestants de vendre ses biens immeubles, et même l’universalité de ses meubles et effets nobiliaires sans permission, et cette interdiction de vente fut renouvelée tous les trois ans jusqu’en 1778.

Voici, d’après une pièce authentique, la requête que devait adresser au Gouvernement celui qui, ayant du sang huguenot dans les veines, voulait vendre ses immeubles : « Aujourd’hui, 3 février 1772, le roi étant à Versailles, la dame X… a représenté à Sa Majesté qu’elle possède à… un domaine de la valeur de neuf mille livres qu’elle désirerait vendre, mais, qu’étant issue de parents qui ont professé la religion prétendue réformée, elle ne peut faire cette vente sans la permission de Sa Majesté. »

Le huguenot qui voulait préparer sa fuite, ne pouvant désormais ni aliéner ni affermer ses immeubles, même à vil prix, n’avait plus d’autre moyen de se procurer de l’argent nécessaire au voyage que de vendre, comme il le pouvait, une partie de ses effets et objets mobiliers. – Là encore, nouvel obstacle créé par le gouvernement ; à Metz, dit Olry, il y avait des défenses si fortes de rien acheter de ceux de la religion, que ce fut après de gros dommages, que nous eûmes l’argent des effets que l’on achetait de nous pour le quart de ce qu’ils valaient ; au château de Neufville, près d’Abbeville, les dragons, dit une relation, « avaient trouvé la maison fort garnie, on n’avait pu rien vendre, il y avait plus de trois mois qu’il y avait des défenses secrètes de rien acheter et aux fermiers de rien payer. »

Ce n’était pas seulement la difficulté de vendre, qui empêchait les huguenots de réaliser leur pécule de fuite, c’était la nécessité de le faire secrètement, de ne se procurer de l’argent que peu à peu, et de différentes mains, de manière à de pas éveiller les soupçons du clergé et de l’administration. Pour se rendre compte du soin jaloux avec lequel l’administration surveillait les ventes d’objets mobiliers, il faut consulter dans le registre des délibérations de la ville de Tours (séance du 27 octobre 1685), l’état des objets achetés aux réformés par les marchands et particuliers catholiques.

Quatre-vingt-quinze réformés sont signalés comme ayant vendu des bijoux, des meubles, des tapisseries, des tableaux, du linge, de la batterie de cuisine. La dame Renou a vendu deux armoires pour quatre livres dix sous, la veuve Dubourg, un moulin à passer la farine pour sept livres vingt sols, de Sicqueville, deux guéridons pour trois livres, Brethon, deux miroirs, deux lustres et une tapisserie pour six cent cinquante livres, Mlle Briot, un fil de perles pour cinq cent livres, Jallot, de la vaisselle d’argent pour neuf cent soixante-douze livres.

Comme l’avait conseillé Fénelon dans son mémoire à Seignelai, on veillait « à empêcher non seulement les ventes de biens et de meubles, mais encore les aliénations, les gros emprunts ». De cette manière, on empêchait les huguenots non commerçants de réaliser facilement leur fortune à l’avance pour la faire passer à l’étranger. Pour les commerçants, Seignelai fit en vain strictement visiter les navires partant pour l’étranger, qu’il croyait remplis de tonneaux d’or et d’argent ; cette visite ne pouvait amener de résultats ; car, c’est au moyen de lettres de change tirées sur les diverses places de l’Europe, que les commerçants faisaient passer à l’étranger leur fortune, consistant en valeurs mobilières. Weiss dit que quelques familles commerçantes de Lyon firent passer de cette manière jusqu’à six cent mille écus en Hollande et en Angleterre.

Le Gouvernement demeura impuissant, aussi bien pour arrêter l’émigration des capitaux que pour empêcher celle des personnes, bien qu’il eût dicté les plus terribles peines contre les fugitifs et contre ceux qui favoriseraient directement ou indirectement leur évasion.

Un édit de 1679 avait édicté la peine de la confiscation de corps et de biens contre les religionnaires qui seraient arrêtés sur les frontièresen état de sortir du royaume, ou qui, après être sortis de France seraient appréhendés sur les vaisseaux étrangers ou autres ; une déclaration du 31 mai 1685 substitua à la peine de mort celle des galères pour les hommes, de l’emprisonnement perpétuel pour les femmes, avec confiscation des biens pour tous, « peine moins sévère, dit le roi, dont la crainte les puisse empêcher de passer dans les pays étrangers pour s’y habituer ». Ce n’était point par humanité qu’était faite cette substitution de peine, mais par suite de l’impossibilité où l’on se trouvait de punir de la peine capitale un si grand nombre de coupables ; ce qui le montre bien, c’est qu’un édit du 12 octobre 1687 substitue au contraire la peine de mort à celle des galères pour ceux qui auront favorisé directement ou indirectement l’évasion des huguenots. La crainte de la peine des galères n’arrêta pas plus que celle de la peine de mort, le flot toujours grossissant de l’émigration, mais les galères se remplirent de malheureux arrêtés en état de sortir du royaume. Marteilhe, acquitté du fait d’évasion, bien qu’arrêté sur les frontières, vit son procès repris sur ordre exprès de la Cour et fut envoyé aux galères. Mascarenc, arrêté à trente ou quarante lieues de la frontière, fut plus heureux ; condamné aux galères par le parlement de Toulouse, il interjeta appel de l’arrêt, et, après deux années d’emprisonnement, on le tira de son cachot, et, placé dans une chaise à porteurs, les yeux bandés, il fut conduit, non aux galères, mais à la frontière avec ordre de ne jamais rentrer en France.

Comme il se faisait un grand commerce de faux passeports, le gouvernement se montra impitoyable pour les vendeurs de ces faux passeports et fit pendre tous ceux qu’il découvrit ; des fonctionnaires complaisants en vendirent de vrais à beaux deniers comptants, mais le plus souvent c’était avec des passeports délivrés régulièrement à des catholiques que les huguenots franchissaient impunément la frontière. Mme de la Chesnaye, ayant le passeport d’une servante catholique fort couperosée, était obligée, pour répondre au signalement de ce passeport, de se frotter tous les matins le visage avec des orties. Chauguyon et ses compagnons voyageaient avec un passeport délivré par le gouverneur de Sedan à des marchands catholiques se rendant à Liège ; avec ce passeport ils franchirent un premier poste de garde-frontières, mais ils furent arrêtés par un second plus soupçonneux. Les surveillants étaient, du reste, toujours en crainte d’avoir laissé passer des fugitifs avec un passeport faux ou emprunté et c’est cette crainte qui assura le succès de la ruse employée par M. de Fromont, officier aux gardes. Accompagné de quelques religionnaires, déguisés en soldats, il se présente à la porte d’une ville frontière et demande si quelques personnes n’ont point déjà passé. Oui, répond le garde, et avec de bons passeports. Ils étaient faux ! s’écrie Fromont et j’ai ordre de poursuivre les fugitifs ! Sur ce il se précipite avec ses compagnons, et on les laisse tranquillement passer. Pour passer à l’étranger, sous un prétexte ou sous un autre, des religionnaires obtenaient qu’on leur délivrât un passeport ; ainsi le seigneur de Bourges, maître de camp, grâce au certificat que lui délivre un médecin de ses amis, obtient un passeport pour aller aux eaux d’Aix-la-Chapelle, soigner sa prétendue maladie ; la frontière passée, il va se fixer en Hollande. Pour éviter de semblables surprises, on ne délivre plus de passeports que sur l’avis conforme de l’évêque et de l’intendant, et l’on exige de celui qui l’obtient, le dépôt d’une somme importante, comme caution de retour. On en vint à mettre, pour ainsi dire, le commerce en interdit, en obligeant les négociants à acheter la permission de monter sur leurs navires pour aller trafiquer à l’étranger, au prix de dix, vingt ou trente mille livres. La caution n’était pas toujours, quel que fût son chiffre, une garantie absolue de retour ; ainsi le célèbre voyageur Tavernier ayant dû acheter 50 000 livres la permission d’aller passer un mois en Suisse, fit le sacrifice de la caution qu’il avait déposée et ne repassa jamais la frontière.

On veut obliger les huguenots à se faire les inspecteurs de leurs familles et les garants de leur résidence en France. Un raffineur de Nantes, dont la femme ne paraissait pas depuis quelque temps, est obligé de donner caution de mille livres que sa femme reviendra dans le délai d’un mois. Le préfet de police d’Argenson, ne consent à faire sortir de la Bastille Foisin, emprisonné comme opiniâtre, que s’il se résigne à déposer deux cent mille livres de valeurs, comme garantie que, ni sa femme, ni ses enfants ne passeront à l’étranger. D’Argenson conseille d’attribuer l’emprisonnement de Foisin à cette cause qu’il aurait été présumé complice de l’évasion de sa fille. Il ne serait pas inutile, ajoute-t-il, que les protestants, appréhendant de se voir ainsi impliqués et punis pour les fautes de leurs proches, ne se crussent obligés de les en détourner et ne devinssent ainsi les inspecteurs les uns des autres.

À Metz, dit Olry, on rendait les pères responsables de leurs enfants, on mit dans les prisons de la ville plusieurs pères, gens honorables, voulant qu’ils fissent revenir leurs enfants. À Rouen, de Colleville, conseiller au parlement, fut emprisonné comme soupçonné de savoir le lieu de retraite de ses filles.

Non seulement on tentait d’obliger les parents à faire revenir leurs enfants lorsqu’ils les avaient mis à couvert, mais encore, on retenait les familles à domicile, sous la surveillance ombrageuse de l’administration et du clergé, pour pouvoir prévenir tout projet d’émigration. Dès le lendemain de l’édit de révocation, Fénelon, policier émérite, conseillait à Seignelai de veiller sur les changements de domicile des huguenots, lorsqu’ils ne seraient pas fondés sur quelque nécessité manifeste. En 1699, pour faciliter cette surveillance, une déclaration interdit aux huguenots de changer de résidence sans en avoir obtenu la permission par écrit ; cette permission fixait l’itinéraire à suivre, et si l’on s’en écartait, on était bien vite arrêté.

Le plus simple déplacement temporaire était suspect, et le clergé le signalait. Ainsi, en 1686, Fénelon recommande à Seignelai de renforcer la garde de la rivière de Bordeaux ; tous ceux qui veulent s’enfuir allant passer par là sous prétexte de procès, et ayant lieu de craindre qu’il parte un grand nombre de huguenots par les vaisseaux hollandais qui commencent à venir pour la foire de mars à Bordeaux.

Ce qui était encore plus dangereux, pour les huguenots voulant s’enfuir, que l’inquisitoriale surveillance du clergé, c’étaient les faux frères, qui, à l’étranger et en France, servaient d’espions à l’administration.

L’ambassadeur d’Avaux entretenait en Hollande de nombreux espions parmi les réfugiés, et, grâce à eux, il pouvait prévenir le gouvernement des projets d’émigration que tel ou tel huguenot méditait et dont il avait fait part à ses parents ou à ses amis émigrés. Tillières, un des meilleurs espions de d’Avaux, le prévient un jour qu’un riche libraire de Lyon a fait passer cent mille francs à son frère et se prépare à le rejoindre en Hollande ; un autre jour, il lui annonce que Mme Millière vient de vendre une terre 24 000 livres et qu’elle doit incessamment partir, emportant la moitié de cette somme qu’elle a reçue comptant ; une autre fois, enfin, il lui donne avis qu’une troupe de 500 huguenots environ doit partir de Jarnac pour Royan et s’embarquera sur un vaisseau qui devra se trouver à quelques lieues de là, au bourg de Saint-Georges.

Les espions n’étaient pas moins nombreux en France ; moyennant une pension de cent livres qu’il servait à l’ancien ministre Dumas, Bâville connaissait la plupart des projets des huguenots du Languedoc ; à Paris de nombreux espions tenaient le préfet de police au courant de ce qui se passait dans les familles huguenotes ; en Saintonge, Fénelon se servait, pour espionner les nouveaux convertis, du ministre Bernon, dont il tenait la conversion secrète, et il conseillait à Seignelai de donner des pensions secrètes aux chefs huguenots par lesquels on saurait bien des choses, disait-il.

En dehors des espions attitrés, les huguenots avaient à craindre encore la trahison de leurs prétendus amis ou de leurs parents, lesquels, par intérêt, ou pour mériter les bonnes grâces d’un protecteur catholique, n’hésitaient pas parfois à les dénoncer. Deux jeunes gens de Bergerac confient leurs projets de fuite à un officier de leurs amis qui avait épousé une protestante de leur pays, ils lui content qu’ils doivent se déguiser en officiers, prendre telle route et sortir par tel point de la frontière. Cet officier, pour se faire bien voir de la Vrillière, à qui il réclamait la levée du séquestre mis sur les biens des frères huguenots de sa femme, donne à ce ministre toutes les indications nécessaires pour faire prendre ses amis trop confiants, et ceux-ci sont arrêtés au moment de franchir la frontière. Un faux frère demande à sa parente, madame du Chail, de lui fournir les moyens de passer à l’étranger ; celle-ci lui fait donner, par un de ses amis, des lettres de recommandation pour la Hollande, et, par une demoiselle huguenote, l’argent nécessaire pour faire le voyage. Le misérable les dénonce tous trois et les fait arrêter.

Dès le mois d’octobre 1685, une ordonnance avait enjoint aux religionnaires, qui n’étaient pas habitués à Paris depuis plus d’un an, de retourner au lieu ordinaire de leur demeure, mais les huguenots n’en continuent pas moins à affluer à Paris, où, perdus dans la foule, il était moins facile de les surveiller, si bien qu’en 1702 le préfet de police d’Argenson, à l’occasion d’une vieille protestante que l’évêque de Blois lui dénonce comme étant partie depuis plusieurs jours pour y rejoindre son fils qui y est venu, sans y avoir aucune affaire, écrit : « Il est fâcheux que Paris devienne l’asile et l’entrepôt des protestants inquiets qui n’aiment pas à se faire instruire, et qui veulent se mettre à couvert d’une inquisition qui leur parait trop exacte. »

C’est que ces protestants inquiets, en dépit des espions, trouvaient là plus de facilité à préparer leur fuite.

Il y avait à Paris d’habiles spéculateurs qui savaient déjouer la surveillance des agents du gouvernement, et qui avaient organisé un service régulier d’émigration. Ils confiaient les fugitifs à des guides expérimentés, connaissant les dangers du voyage et sachant les éviter habilement ; les fugitifs, passant de main en main, et d’étape en étape, arrivaient presque toujours à franchir heureusement la frontière.

Une note de police, trouvée dans les papiers de la Reynie, donne les détails suivants sur le service parisien de l’émigration :

« Pour sortir de Paris, les réformés, c’est les jours de marché à minuit à cause de la commodité des barrières que l’on ouvre plus facilement que les autres jours, et ils arrivent devant le jour, proche Senlis qu’ils laissent à main gauche. Il en est d’autres qui vont jusqu’à Saint-Quentin, et qui n’y entrent que les jours de marché, dans la confusion du moment. Et, y étant, ils ont une maison de rendez-vous où ils se retirent, et où les guides les viennent prendre. Pour les faire sortir, ils les habillent en paysans ou paysannes, menant devant eux des bêtes asines. Ils se détournent du chemin et des guides, qui sont ordinairement deux ou trois. L’un va devant pour passer, et, s’il ne rencontre personne, l’autre suit ; s’il rencontre du monde, l’autre qui suit voit et entend parler, et, suivant ce qu’il voit et entend de mauvais, il retourne sur ses pas trouver les huguenots, et ils les mènent par un autre passage. »

C’étaient en général des huguenots appartenant à la riche bourgeoisie qui venaient résider à Paris pour attendre l’occasion de prendre le chemin de l’étranger.

Mais ce n’était point par Paris que passait le gros de l’émigration, le plus grand nombre de ceux qui voulaient gagner les pays étrangers, partaient de chez eux, pour se rendre directement au point du littoral ou de la frontière de terre (souvent fort éloignée du Lieu de leur résidence), qu’ils avaient choisi pour y opérer leur sortie du royaume.

Quand ils étaient parvenus à sortir de chez eux, sans avoir attiré l’attention de leurs voisins, il leur fallait user d’habiletés infinies pour éviter les dangers renaissants à chaque pas du voyage. Il n’y avait ni bourg, ni hameau, ni pont, ni gué de rivière, où il n’y eût des gens apostés pour observer les passants. Il fallait donc, pour gagner la frontière, éloignée parfois de quatre lieues du point de départ, ne marcher que la nuit, non par les grandes routes, si bien surveillées, mais par des sentiers écartés et par des chemins presque impraticables, puis se cacher le jour, dans des bois, dans des cavernes ou dans des granges isolées.

Nulle part, on n’aurait consenti à donner un abri aux fugitifs ; les châteaux et les maisons des religionnaires et des nouveaux convertis étaient surveillés étroitement. Les aubergistes refusaient de loger ceux qui ne pouvaient leur présenter, soit un passeport, soit tout au moins, un billet des autorités locales. Il y avait contre celui qui logeait un huguenot des pénalités pécuniaires s’élevant jusqu’à 3 000 et même 6000 livres, et celui qui, en donnant asile à un huguenot, était convaincu d’avoir voulu favoriser son évasion du royaume, était passible des galères, ou même de peine de mort. Parfois, l’église venant en aide à la police, menaçait d’excommunication quiconque avait donné asile ou prêté la moindre assistance à un huguenot cherchant à sortir du royaume.

Voici une pièce constatant cette intervention singulière de l’Église :

Monitoire fait, par Cherouvrier des Grassires, grand vicaire et official de Monseigneur l’évêque de Nantes, de la part du procureur du roi et adressé à tous recteurs, vicaires, prêtres ou notaires apostoliques du diocèse : « Se complaignant à ceux et à celles qui savent et ont connaissance que certains particuliers, faisant profession de la religion prétendue réformée, quoiqu’ils en eussent ci-devant fait l’abjuration, se seraient absentés et sortis hors le royaume depuis quelque temps ; ayant emmené leurs femmes et la meilleure partie de leurs effets, tant en marchandises qu’en argent.

« Item à ceux et à celles qui savent et ont connaissance de ceux qui ont favorisé leur sortie, soit en aidant à voiturer leurs meubles, et effets, tant de jour que de nuit, ou avoir donné retraite, prêté chevaux et charrettes pour les emmener et généralement tous ceux et celles qui, des faits ci-dessus circonstances et dépendances, en ont vu, su, connu, entendu, ouï dire ou aperçu quelque chose, ou y ont été présents, consenti, donné conseil ou aidé en quelque manière que ce soit.

« À ces causes nous mandons à tous, expressément, enjoignons de lire et publier par trois jours de demandes consécutives, aux prônes de nos grands messes paroissiales et dominicales, et de bien avertir ceux et celles qui ont connaissance des dits faits ci-dessus, qu’ils aient à en donner déclaration à la justice, huitaine après la dernière publication, sous peine d’encourir les censures de l’Église et d’être excommuniés. »

On comprend combien il était difficile aux huguenots qui fuyaient de trouver quelqu’un qui osât leur donner asile ou même une assistance quelconque ; la terreur était si grande que le fugitif Pierre Fraisses, par exemple, vit sa mère elle-même refuser de le recevoir et fut obligé de revenir sur ses pas. Jean Nissoles échoue une première fois dans son projet d’émigration, il est enfermé à la tour de Constance, d’où il s’échappe avec un de ses compagnons nommé Capitaine. Mais en franchissant la muraille de clôture, il tombe, et se déboîte les deux chevilles. Capitaine se rend chez quelques huguenots du voisinage qu’il connaissait, pour leur emprunter un cheval et une voiture, afin d’emmener le blessé ; ceux-ci lui demandent s’il veut leur mettre la corde au cou ; et le menacent de le dénoncer s’il ne se retire au plus vite. Par aventure il finit par trouver dans un pâturage une monture pour Nissoles. Dans des métairies où passent les fugitifs, les habitants que connaît Capitaine et qu’il dit être de la religion, non seulement ne veulent pas leur donner asile, mais refusent même de leur montrer leur chemin.

Dans un village où les malheureux arrivent exténués, on les refuse partout ; seule une demoiselle les accueille et fait conduire Nissoles chez un homme sachant rhabiller les membres rompus. Comme on ne croyait pas le blessé tout à fait en sûreté chez ce rhabilleur ou rebouteux, il est mis chez une veuve en pension, et il doit encore, pour sa sûreté, changer trois ou quatre fois de maison. À peu près remis, il s’arrête deux jours chez un ami, puis se rend à Nîmes chez des parents qui le mettent dans une maison isolée, n’osant le loger chez eux, de peur de se faire des affaires. Voyant ses parents dans des frayeurs mortelles, il se décide à rentrer chez lui à Ganges.

Un parent, à Saint-Hippolyte, lui donne un cheval pour le porter, et un garçon pour le conduire, avec une lettre pour son frère. Celui-ci refuse le couvert au pauvre Nissolles, disant que son frère devrait avoir honte de lui envoyer un fugitif, pour le faire périr lui et sa famille. Le guide de Nissolles ne veut pas le mener jusqu’à Ganges, et le laisse dans une métairie, à deux mousquetades de la ville. Obligé de faire la route à pied, malgré la difficulté qu’il éprouve à marcher, Nissolles arrive dans une étable à porcs, dépendant de sa propriété, s’étend dans l’auge où mangeaient les pourceaux, et, épuisé de fatigue, s’endort profondément, comme s’il eût été couché dans un bon lit, dit-il. Les dragons étaient dans sa maison ; dès qu’ils sont couchés, sa femme vient le chercher et le cache dans un magasin, si humide qu’il ne peut y rester que quelques jours. On le met alors dans un autre endroit, si bas qu’il ne pouvait y être à l’aise que couché, de là il entendait les dragons pester et jurer et, pour peu qu’il eût toussé ou craché un peu fort, il eut été découvert.

Quand un huguenot, pour gagner la frontière, se décidait à entreprendre un long et périlleux voyage de cinquante, parfois de cent lieues, voyage fait de nuit, sans suivre jamais les grandes routes, il lui fallait nécessairement trouver un guide, lequel était toujours suspect, puisque l’appât du gain lui faisait seul braver la chance des galères ou de la potence, c’était même souvent un traître, et parfois pis encore. Cependant, on voyait de jeunes femmes, de jeunes personnes de quinze à seize ans, se hasarder seules à de telles aventures, se confiant à des inconnus, maîtres de leur honneur et de leur vie, dans les bois, les déserts et les montagnes, qu’il fallait traverser la nuit, sans nul secours à attendre, le cas échéant. Pierre Faisses et ses compagnons, ayant payé leur guide d’avance, celui-ci les abandonne en route, et ils sont obligés de revenir sur leurs pas. Il en est de même du guide qui conduisait Mme de Chambrun et trois demoiselles de Lyon ; ces pauvres femmes, abandonnées par lui dans la montagne, errèrent neuf jours au milieu des neiges avant de pouvoir, gagner la Suisse. Des fugitifs, conduits par leur guide chez un paysan aux bords de l’Escaut, sont livrés par lui. – Mme Duguenin part de Paris avec son fils, sa belle-fille grosse de sept mois, une nièce, deux neveux et la fille de Sébastien Bourdon, peintre du roi ; près de Mons, toute la troupe est trahie et livrée par son guide. Mlle Petit, avant d’arriver à Genève, est maltraitée et dépouillée par son guide. Campana et un autre huguenot, découvrirent à temps que leur guide veut les dépouiller et les assassiner, ils le quittent, mais, en revenant à Lyon, ils sont volés et maltraités par les paysans. Un guide s’était chargé de conduire de Lyon à Genève une dame et ses deux filles, il abandonne celles-ci et, emmenant la dame à travers bois, l’assassine et la dépouille.

C’est quand on approchait de la frontière que les périls se multipliaient, car de nombreux postes de soldats ou de paysans, échelonnés de distance en distance, exerçaient sur tous les passages une active surveillance de jour et de nuit. Pour stimuler le zèle des soldats, une ordonnance avait décidé que les hardes qui se trouveraient sur les fugitifs ou à leur suite, seraient distribuées à ceux qui composeraient le corps de garde qui les aurait arrêtés.

Parfois cependant les soldats trouvaient avantage à laisser passer les fugitifs : la sentinelle avancée d’un corps de garde se trouve en face d’une troupe de huguenots, le guide qui les conduisait, présente aux soldats un pistolet d’une main, une bourse de l’autre, et l’invite à choisir entre la mort et l’argent, le choix est bientôt fait. Un fugitif, porteur de huit cents écus, est arrêté par un poste de soldats : si vous me gardez, leur dit-il, j’abjurerai, et il vous faudra rendre les huit cents écus, si vous me lâchez vous garderez la somme. On le lâche, il rejoint sa femme qui avait passé par un autre chemin avec une bonne somme et tous deux franchissent la frontière. Les soldats, ainsi que le constate une note de la Reynie, laissaient souvent passer les fugitifs pour l’argent qu’ils leur donnaient. Lors même que les émigrants pouvaient disposer d’une somme de mille ou de deux mille livres, ils achetaient le libre passage des officiers ; ceux-ci donnaient aux femmes des soldats pour guides, et, mêlant les hommes aux archers de leur escorte, les conduisaient eux-mêmes hors des frontières.

Pour remédier au mal, dans beaucoup de passages on remplace les soldats par des paysans, plus difficiles à corrompre, parce que, dit une note de police, l’un veut et l’autre est contraire. On accorde à ces paysans une prime, pour chaque huguenot arrêté, qu’on leur permet en outre de voler, ainsi qu’en témoigne cette lettre de Louvois aux intendants : « Il n’y a pas d’inconvénients de dissimuler les vols que font les paysans aux gens de la religion prétendue réformée, qu’ils trouvent désertant, afin de rendre le passage plus difficile, et même, Sa Majesté désire qu’on leur promette, outre la dépouille des gens qu’ils arrêteront, trois pistoles pour chacun de ceux qu’ils amèneront à la plus prochaine place. »

Mais l’espion de la Reynie est bientôt obligé de reconnaître que les paysans, s’il leur est plus difficile qu’aux soldats de se mettre d’accord sur le prix à demander pour laisser passer les fugitifs, sont cependant plus faciles à corrompre que ceux-ci, à raison de leur âpreté au gain.

Le littoral n’était pas moins rigoureusement gardé que les frontières de terre ; les allées et venues des barques de pêche étaient continuellement surveillées ; nul navire ne pouvait mettre à la voile, sans avoir été visité, une première fois au départ, une seconde fois en mer, par les croiseurs qui stationnaient devant tous les ports.

Tous ces obstacles n’arrêtaient pas plus l’émigration, que le soin pris par le gouvernement de mener en montre dans les villes, attachés à la chaîne, les fugitifs dont il avait pu se saisir. Le clergé et l’administration répandaient en vain les nouvelles les plus alarmantes sur le mauvais accueil reçu à l’étranger par les réfugiés, dont huit mille seraient morts de misère en Angleterre, et qui, manquant de tout, sollicitaient, disait-on, la faveur de rentrer en France au prix d’une adjuration. Mais les lettres venues de l’étranger et les libelles imprimés en Hollande, empêchaient les huguenots d’ajouter foi à tous ces faux bruits.

Chaque jour, sur bien des points du royaume, se renouvelait quelqu’une de ces scènes de l’exode protestant, semblable à celle que conte ainsi le fils du martyr Teissier : « Il ne fallait plus songer à aller à la Salle ; ma mère et ma sœur s’étaient enfuies, notre vieux rentier (fermier) et sa femme avaient abandonné la place, ayant été fort maltraités tout d’abord par les soldats… Enfin, mon frère m’avait quitté, nous nous dîmes un adieu, soit ! le cœur serré et chacun s’en alla à la belle étoile. »

Chaque nuit, quelque maison se fermait silencieusement, et ses habitants partaient mystérieusement pour l’inconnu, ainsi que le fit Jean Giraud. « Nous mîmes, dit-il, des morceaux de nappes que j’avais coupés, aux pieds de mes chevaux, à cette fin qu’ils ne menassent point de bruit en sortant de chez moi sur le pavé, de peur que les voisins n’entendissent. Ma femme, en sortant de la chambre, mit sa fille sur le dos. C’était environ onze heures du soir, au plus fort de la pluie, et quand je jugeai ; qu’elle pouvait être à deux cents pas hors de ma maison et du village, je fermai bien mes portes et me remis à la garde du bon Dieu. Et, ayant joint ma femme, nous déchaussâmes les deux chevaux et mis ma femme à cheval avec ma fille. »

« Nous quittâmes de nuit notre demeure, dit Judith Manigault, laissant les soldats dans leur lit, et leur abandonnant notre maison et tout ce qu’elle contenait. Pensant bien qu’on nous chercherait partout, nous nous tînmes cachés pendant dix jours, à Romans, en Dauphiné, chez une bonne femme qui n’avait garde de nous trahir. Nous étant embarqués à Londres (où ils étaient arrivés en passant par l’Allemagne et la Hollande), nous eûmes toutes sortes de malheurs. La fièvre rouge se déclara sur le navire, plusieurs des nôtres en moururent et parmi eux nôtre vieille mère. Nous touchâmes les Bermudes, où le vaisseau qui nous portait fut saisi. Nous y dépensâmes tout notre argent, et ce fût à grand peine que nous nous procurâmes le passage sur un autre navire.

« De nouvelles infortunes nous attendaient à la Caroline. Au bout de dix-huit mois, nous perdîmes notre frère aîné qui finit par succomber à des fatigues si inaccoutumées. En sorte que, depuis notre départ de France, nous avions souffert tout ce qu’on peut souffrir, je fus six mois sans goûter du pain, travaillant d’ailleurs comme une esclave ; et, durant trois ou quatre ans, je n’eus jamais de quoi satisfaire complètement la faim qui me dévorait. Et toutefois, Dieu a fait de grandes choses à notre égard, en nous donnant la force de supporter ces épreuves. »

Un premier, un second échec ne faisaient pas renoncer à leurs projets ceux qui s’étaient déterminés à quitter leur patrie pour gagner un pays de liberté de conscience. Un orfèvre de Rouen, arrêté une première fois à Lyon, une seconde fois en Bourgogne ; après s’être échappé de prison, trouva moyen de gagner la Hollande où il retrouva sa famille.

Le marchand Jean Nissolles, évadé de la tour de Constance où il avait été enfermé pour avoir voulu émigrer, se remet en route seul, et monté sur un méchant âne, acheté une pistole ; tout incommodé des pieds et tourmenté d’une fièvre d’accès assez fâcheux. Il arrive à Lyon après avoir été retiré à demi-mort et à grand peine avec sa monture, d’une fondrière de boue épaisse, gluante et glacée. Ayant trouvé là un guide qui consentait à conduire un pauvre estropié comme il l’était, il repart avec lui, monté sur un âne. Le guide le fait passer par un chemin effroyable, au milieu duquel reste sa pauvre monture, fourbue et ne pouvant plus faire un pas. Un paysan, qu’il rencontre par bonheur, le laisse monter sur un de ses chevaux pour franchir la montagne. Une tempête s’élève ; à chaque instant, cheval et cavaliers manquent d’être précipités du chemin dans l’abîme. Le cheval ne pouvant se tenir sur la neige, se couchait à tout coup, si bien qu’il fallût le traîner pendant sept à huit cents pas. Démonté une seconde fois, Nissolles, malgré la difficulté extrême qu’il éprouve à marcher, est obligé de faire la route à pied. Il traverse clopin-clopant le pays de Gex, endurant beaucoup de soif, parce que son guide lui fait soigneusement éviter tous les villages, et il arrive enfin, après tant de hasards et de fatigues, sur la terre de Genève.

Mlle du Bois, avec deux autres demoiselles, est arrêtée, à quatre lieues de son point de départ par une troupe de cavaliers qui se contente de maltraiter et de dépouiller les fugitives.

Quelque temps après, les passages étant soigneusement gardés ; elles gagnent un roulier qui consent à les mettre dans un tonneau emballé de toile. Elles y restent trois jours, et trois nuits, mais alors qu’elles étaient rendues près de Hambourg, et n’avaient plus que quinze lieues à faire pour passer la frontière, le roulier entendant les tambours de la garnison, croit que les dragons sont à ses trousses ; il dételle un de ses chevaux et s’enfuit laissant là charrette et chargement. Les demoiselles se sauvent dans un bois où elles sont prises par les paysans qui les livrent au gouverneur de Hambourg. Après dix mois de réclusion dans un couvent, Mlle du Bois traverse le dortoir des pensionnaires, descend dans la cour par une fenêtre dont elle lime ou descelle les barreaux. Elle saute dans la cour, de là dans le jardin, en arrachant le cadenas qui tenait la porte fermée. S’aidant d’une pièce de toile qu’elle trouve étendue là pour blanchir, elle descend du haut de la muraille et traverse la Moselle qui passe au pied, en ayant de l’eau jusqu’au cou. Elle trouve asile chez des religionnaires, mais comme sa fuite avait été découverte et qu’on avait promis dix louis à qui la découvrirait, elle est obligée de changer deux fois de retraite. Elle se déguise en paysan pour passer les portes de la ville ; ayant une hotte avec un tonneau dessus, et un panier au bras. Après avoir fait une lieue à pied, en cet équipage, elle trouve un guide qui la fait passer pour son valet ; arrêtée à une place frontière, elle est interrogée par un dragon qui parlait allemand, mais comme elle parlait assez bien la langue elle se tire d’affaire. Au moment d’arriver à bon port, elle trouve des archers, qui demandent à son guide s’il n’a pas entendu parler de la religieuse qui s’est enfuie, et ordonnent au prétendu valet d’aller faire boire leurs chevaux, ce qu’il fait, aussitôt de retour, elle monte à cheval et tous deux, galopant toujours, gagnent Liège. Arrivée là, Mlle Dubois avoue à son guide, qu’elle est la religieuse que l’on cherche partout, et celui-ci, tout tremblant, s’écrie que s’il l’eût su, il ne se serait pas chargé pour mille pistoles de la conduire.

Jamais on n’avait vu tant de marchands, tant de veuves de négociants, appelées par leurs affaires à l’étranger, tant de femmes mariées à des soldats, allant rejoindre leurs garnisons dans les places frontières. Les gardes s’en étonnaient, et plus d’une ne put passer qu’après qu’on l’eût vue, tout au moins quelques instants, couchée dans le même lit que son soi-disant mari.

Mlle Petit arriva à Genève déguisée en marmiton, beaucoup d’autre femmes ou filles se travestissaient en jeunes garçons, en valet, valets, sans craindre, sans soupçonner même, le terrible danger qu’elles couraient en prenant ces déguisements. En effet, les femmes qu’on arrêtait habillées en hommes, étaient traitées comme des coureuses, et, rien que pour avoir pris ce déguisement, on les envoyait au milieu de prostituées dans quelque couvent de filles repenties ! C’est ce qui arriva aux deux jeunes demoiselles de Bergerac, travesties en hommes, auxquelles Marteilhe eut quelque peine à faire comprendre, tant elles étaient innocentes, qu’il était de la bienséance de ne pas se laisser prendre plus longtemps pour de jeunes garçons, afin de ne pas rester enfermées dans le même cachot que leurs compagnons de captivité. Quelques jours plus tard, les juges trouvèrent qu’il était de la bienséance d’envoyer ces innocentes aux repenties de Paris.

D’autres se cachaient de leur mieux pour passer la frontière sans qu’on les aperçût. Mlle de Suzanne fut prise dans un des tonneaux composant le chargement d’une charrette. Trois demoiselles, cachées sous une charretée de foin, furent plus heureuses, mais elles eurent à subir des transes mortelles, pendant que les cavaliers qui avaient failli les arrêter quelques heures plus tôt, discutaient avec le conducteur de la charrette à qui ils voulaient persuader de revenir vendre son foin en France, au lieu d’aller le porter à l’étranger. Une femme passa heureusement, empaquetée dans une charge de verges de fer, avec laquelle elle fut mise dans la balance et pesée à la douane ; et elle dut rester dans cette incommode cachette jusqu’à ce que le charretier osât la désempaqueter, à plus de six lieues de la frontière.

Quant aux hommes, ils se déguisaient en marchands, en paysans, en valets, en courriers, en soldats ou en officiers allant rejoindre leur régiment tenant garnison dans quelque place frontière.

Le vénérable pasteur d’Orange, Chambrun, qui venait de se faire opérer de la pierre, à Lyon, se fait attacher dans une chaise, et, suivi de quatre valets, il se donne si bien, dit-il, l’apparence d’un haut officier de guerre déterminé, que les postes militaires de la France et de la Savoie lui rendent les honneurs militaires quand il passe, et le laissent gagner Genève sans encombre. Bien qu’ayant avec lui deux jeunes enfants, le baron de Neuville parvient à se faire passer pour un officier allant rejoindre sa garnison ; quand il y avait quelque danger, il jetait une couverte de voyage sur les paniers attachés sur le dos d’un cheval et renfermant, non son bagage, mais ses enfants qu’il y avait cachés. Les quatre jeunes enfants du baron d’Éscury étaient cachés de même dans des paniers placés sur un cheval mené en bride par un valet.

La servante catholique qui emmenait les deux jeunes filles de Mme Cognard avait caché ces deux enfants dans des paniers, sous des légumes, qu’elle était censée aller vendre à un marché voisin de la frontière.

Le fils du ministre Maurice que des officiers, amis de son père, emmenaient déguisé en soldat avec leur bataillon qu’ils conduisaient en Alsace, est reconnu dans une halte. Il s’enfuit à la hâte, et, après avoir erré quelque temps, au cœur de l’hiver, dans les montagnes du Jura, il arrive en Suisse exténué de fatigue et dans un état à faire pitié.

Chabanon, fils d’un autre ministre, à l’âge de treize ans, entreprit de rejoindre son père passé en Suisse. Parti seul, à pied, il fut pris de la petite vérole ; quand son mal le pressait trop, il se couchait au pied d’un arbre, puis, l’accès passé, il se remettait courageusement en route, et il ne se découragea pas jusqu’à ce qu’il eût franchi la frontière. De riches bourgeois, des gentilshommes, déguisés en mendiants, portaient dans leurs bras ceux de leurs enfants qui ne pouvaient marcher, et se faisaient suivre par cinq ou six autres, demi-nus et couverts de sales haillons, qui allaient de porte en porte demander leur pain. Ces enfants, dit Élie Benoît, comprenaient si bien l’importance de leur déguisement et jouaient si bien leur rôle, qu’on aurait dit qu’ils étaient nés et nourris dans la gueuserie…

Mon frère et Jacques Laurent, dit Chauguyon, firent marché avec un guide fort résolu, mangeur de feu comme un charlatan. Il faisait porter à mon frère une grande boite sur les épaules, pour faire voir les curiosités de Versailles, et Jacques Laurent en portait une autre, comme les Savoyards qui crient la curiosité.

Tel, parvenu à une ville frontière mettait du beau linge, des souliers bons à marcher sur le marbre ou dans une salle de parquetage, et, une badine à la main, passait devant les corps de garde, comme s’il allait dans le voisinage faire une simple promenade ou quelque visite. Tel autre, son fusil sous le bras et sifflant son chien, passait la frontière semblant ne songer qu’à aller chasser dans les champs voisins. D’autres enfin, vêtus en paysans, paraissaient se rendre au marché le plus prochain au-delà de la frontière ; celui-ci conduisait une charrette chargée de foin ou de paille ; celui-là portait sur le dos une hotte de légumes ou une balle de marchandises, ou poussait devant lui une brouette ; un dernier, portant quelque paquet sous le bras, amenait des bestiaux à la foire.

Quelques-uns s’ouvraient le passage de vive force. Un jour, trois cents huguenots de Sedan se réunissent en secret, accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants et menant avec eux quelques chariots de bagages ; ils forcent un passage gardé par quelques paysans et se dirigent vers Maëstrich. Sur la frontière du Piémont, quatre mille émigrants, bien armés, gagnent Pragèlas, après un combat contre les troupes, dans lequel M. de Larcy est blessé et perd cent cinquante hommes. Le gouverneur de Brouage poursuit onze barques parties des rivières de Sèvres et de Moissac, portant trois mille huguenots, lesquels, après un combat assez vif, parviennent à s’échapper sauf cinquante d’entre eux dont la barque sombra. Des huguenots, embarqués à Royan ; ayant été découverts par les soldats chargés de faire la visite, lesquels ne voulurent pas se laisser gagner, se jetèrent sur eux et les désarmèrent. Puis, coupant les câbles des ancres, ils forcèrent l’équipage à mettre à la voile et emmenèrent en Hollande avec eux les soldats qui avaient voulu les arrêter. Louvois était sans pitié pour ceux qui tentaient de sortir de vive force ; il prescrivait aux soldats de les traiter « comme des bandits de grands chemins, d’en pendre une partie sans forme ni figure de procès, et de prendre le reste pour être mis à la chaîne ». Il faisait en même temps enjoindre aux paysans de faire main basse sur les fugitifs qui auraient l’insolence de se défendre, et ceux-ci n’y manquaient pas ; c’est ainsi qu’ils blessèrent, de la Fontenelle et tuèrent d’un coup de fusil Quista, qui voulaient leur échapper en fuyant avec leurs femmes et leurs enfants.

Le maire de Grossieux et son fils, âgé de quinze ou seize ans, ayant résisté aux paysans, furent pris et pendus. Un gentilhomme, d’Hélis, pris après résistance, eut la tête tranchée. Quant à M. de la Baume, autre gentilhomme du Dauphiné, pour le punir de la vigoureuse défense qu’il avait opposée aux soldats, on le pendit, sans vouloir tenir compte de sa qualité de noble ; de Bostaquet, gentilhomme de Normandie, fut moins malheureux, surpris par les soldats, sur la plage, au moment où il allait s’embarquer avec toute sa famille et blessé dans le combat, il put s’enfuir. Caché par des catholiques, il put gagner plus tard l’Angleterre, et bien des années après faire venir près de lui ce qui restait de sa famille.

Sur les frontières de mer comme sur celles de terre, les émigrants riches pouvaient souvent acheter leur libre passage de ceux-là même qui avaient mission de les empêcher de sortir du royaume. Des familles de fugitifs payèrent jusqu’à huit et dix mille livres à des capitaines de croiseurs qui, moyennant ces grosses primes, les menèrent eux-mêmes à l’étranger ; les préposés à la garde des côtes vendaient aussi à haut prix leur connivence, et le sénéchal de Paimbœuf fut poursuivi et condamné comme convaincu d’avoir pris de l’argent de quantité de huguenots, pour les laisser sortir. Quant aux préposés à la visite des navires, ils se laissaient boucher l’œil.

Mais il ne fallait pas se fier outre mesure à ces malhonnêtes gens, toujours prêts à tirer deux moutures du même sac, en arrêtant les fugitifs auxquels ils avaient d’abord vendu à beaux deniers comptants la faculté de libre sortie. Anne de Chauffepié et ses compagnons furent victimes de cette mauvaise foi des préposés à la visite : « Au moment où la barque dans laquelle nous étions montés se dirigeait vers le navire anglais qui devait nous emmener, nous fûmes, raconte Anne de Chauffepié, abordés vers deux heures de l’après-midi, par un garde de la patache de Rhé qui, après plusieurs menaces de nous prendre tous, composa avec nous, promettant de nous laisser sauver, pourvu que nous lui donnassions cent pistoles, qui lui furent délivrées dans le même moment que le marché fut conclu. Sur les cinq heures du soir, la barque joignit le bateau anglais ; à peine y étions-nous, que la patache, à la vue de qui cela s’était fait, nous aborda, et les officiers, s’étant promptement rendus maîtres du vaisseau anglais, qui avait voulu faire une résistance inutile, firent passer le capitaine et tous les Français sur leur bord… Toutes les hardes qu’avaient les prisonniers, excepté celles qui étaient sur eux, furent pillées par les soldats. »

Cette vénalité des agents chargés de la surveillance des frontières de terre et du littoral, si elle constituait une facilité pour les riches, était un obstacle de plus pour le plus grand nombre, hors d’état de payer de grosses primes. En effet, ces infidèles surveillants, pour masquer les complaisances intéressées qu’ils avaient pour quelques-uns, se croyaient obligés de déployer une plus grande rigueur vis-à-vis de tous ceux qui n’avaient pas le moyen de leur boucher l’œil. La plupart des fugitifs, qui se dirigeaient vers un port, avaient à parcourir une distance considérable avant d’arriver à destination, et quand ils étaient parvenus à proximité de la mer ; ils trouvaient mille difficultés imprévues à dissimuler leur présence sur le littoral étroitement surveillé. À Nantes, le procureur du roi, pour découvrir les huguenots arrivant de l’intérieur du pays, dans l’intention de s’embarquer, faisait faire de fréquentes visites domiciliaires dans la ville et dans les maisons de campagne des bourgeois. Il écrivait à son collègue de Renne : « je n’aurai pas grande occasion de vous donner avis des religionnaires qui nous échapperont pour s’aller réfugier chez vous, car, comme on ne veut plus les loger ici dans les hôtelleries, sans avoir billet du magistrat ou de moi, et qu’on arrête ceux qui viennent du Poitou, en vertu d’un nouvel ordre du roi, ils ne savent où donner de la tête, ni où se réfugier. S’il vous en va, il faudra qu’ils passent à travers champs. J’oblige tous les hôtes et ceux qui logent à faire déclaration au greffe, trois fois la semaine, de ceux qu’ils logent, de quelque qualité, condition ou religion qu’ils soient. »

En vertu d’une ordonnance du présidial, cette déclaration devait être faite sous peine d’une amende, dont une partie reviendrait au dénonciateur.

Quant à ceux qui demeuraient à peu de distance de la mer, il leur était possible, en dépit de l’étroite surveillance exercée, de se jeter à la hâte, sans s’être précautionnés de rien à l’avance, dans quelque barque de pêche, peu propre à faire un aussi long voyage que celui qu’ils entreprenaient.

C’est ainsi que partit le comte de Marancé, gentilhomme de Basse Normandie. « Il passa la mer, dit Élie Benoît, lui quarantième, dans une barque de sept tonneaux, sans provisions, dans la plus rude saison de l’année. Il y avait dans la compagnie, des femmes grosses et des nourrices. Le passage fut difficile, ils demeurèrent longtemps en mer sans autre secours que d’un peu de neige fondue dont ils rafraîchissaient de temps en temps leur bouche altérée. Les nourrices, n’ayant plus de lait, apaisèrent leurs enfants en leur mouillant un peu les lèvres de la même eau. Enfin ils abordèrent demi-morts en Angleterre. »

Même quand on s’embarquait sur un navire, à peu près pourvu de tout, les calmes ou les vents contraires allongeant la durée du voyage, on avait souvent à souffrir de la faim et de la soif, dans l’impossibilité où l’on se trouvait de se ravitailler dans un port français.

Henri de Mirmaud s’étant embarqué sur un navire, qu’un calme plat retint plusieurs jours dans la Méditerranée, équipage et passagers se trouvèrent dépourvus de tout, il n’y avait plus que du vieux biscuit et de l’eau puante, dont les jeunes enfants de M. de Mirmaud, deux petites filles (l’aînée avait à peine sept ans), ne pouvaient s’accommoder, en sorte, dit-il, que je me vis dans la dure extrémité de craindre que mes enfants ne mourussent d’inanition sur mer. Fontaine et ses compagnons ; par suite de vents contraires, mirent onze jours à se rendre de l’île de Rhé en Angleterre et eurent à souffrir du défaut de provisions et plus particulièrement du manque d’eau.

Ceux qui avaient l’heureuse chance d’habiter quelque port de mer étaient constamment espionnés, et le récit de Mlle de Robillard, de la Rochelle, montre bien à quelles excessives précautions devaient recourir ceux qui voulaient s’embarquer, de manière à n’éveiller l’attention de qui que ce fût sur leurs projets d’émigration.

Quelques jours à l’avance, Mlle de Robillard avait fait marché avec un capitaine anglais pour partir avec ses jeunes frères et sœurs ; elle avait dû faire ce marché, par l’entremise d’un ami, en maison tierce, à quatre heures du matin.

« La veille du jour fixé pour le départ, à huit heures du soir, dit-elle, je pris avec moi deux de mes frères et deux de mes sœurs, nous nous mîmes propres et prîmes sur nous ce que nous avions de meilleures nippes, ne nous étant pas permis d’en emporter d’autres. Nous feignîmes de nous aller promener à la place du Château, endroit où tout le beau monde allait tous les soirs ; sur les dix ou onze heures que la compagnie se sépara, je me dérobai à ceux de ma connaissance, et, au lieu de prendre le chemin de notre maison, en primes un tout opposé pour nous rendre dans celle qu’on m’avait indiquée à la digue près de la mer, et nous entrâmes par une porte de nuit où on nous attendait. On nous fit monter sans chandelle ni bruit, dans un galetas où nous fûmes jusqu’à une heure de nuit, là nous vint prendre notre capitaine. »

Bien que les capitaines avec lesquels les fugitifs étaient obligés de traiter, connussent le risque, s’ils étaient découverts, de voir leurs navires confisqués et d’être eux-mêmes envoyés aux galères ; cependant, les profits de cette contrebande humaine étaient tels, qu’il n’y eût bientôt plus si petit port où se trouvât quelque capitaine faisant métier de transporter des fugitifs à l’étranger.

Le capitaine une fois trouvé, les fugitifs étaient obligés de se soumettre à toutes les conditions que celui-ci voulait leur imposer ; tant pour le départ que pour le payement. Le marché conclu, on avait à surmonter encore bien des difficultés avant de pouvoir mettre le pied sur le navire qui devait vous emmener à l’étranger.

La relation du départ de Fontaine et de ses compagnons peut donner quelque idée de ces difficultés de la dernière heure.

Fontaine avait trouvé à Marennes, un capitaine anglais qui avait consenti à le porter en Angleterre, ainsi que quatre ou cinq autres personnes, moyennant dix pistoles par tête.

Pendant plusieurs jours d’une attente cruelle, les émigrants se tiennent à la Tromblade prêts à partir ; enfin le capitaine leur fait savoir qu’il est prêt à mettre à la voile, et que si, le lendemain, ils se trouvaient dans les sables près de la forêt d’Arvert, il enverrait une chaloupe pour les prendre et les mener à bord.

Le lendemain, plus de cinquante huguenots attendaient à l’endroit fixé, espérant pouvoir s’échapper en même temps que Fontaine et ses compagnons, mais les catholiques avaient eu l’éveil, et les autorités avaient empêché le navire de partir.

Toute la journée se passe sans que les personnes assemblées dans les sables, voient paraître le navire attendu, et, sans un faux avis donné exprès au curé et à ses acolytes par des pécheurs, elles étaient surprises ; on se disperse ; Fontaine et une quinzaine d’autres vont demander asile à un nouveau converti ; celui-ci les renvoie après quelques heures craignant d’être compromis, et ce fut fort heureux pour les fugitifs, car il n’y avait pas une demi-heure qu’ils étaient partis, qu’un juge de paix accompagné de soldats vint faire une descente chez ce nouveau converti.

Chacun tire de son côté, Fontaine et quelques-uns de ses compagnons restent cachés quatre ou cinq jours dans des cabanes de pêcheurs, Dieu sait dans quelles transes continuelles.

Le capitaine anglais leur fait savoir un jour, que le lendemain il prendra la mer et qu’il passera entre les îles de Rhé et d’Oléron, il leur dit que s’ils peuvent se procurer une petite barque, et courir les risques d’une navigation hasardeuse dans ces parages, ils n’auront qu’à laisser tomber trois fois leur voile, et, qu’il accostera leur barque pour les emmener sur son navire après qu’il aura été visité.

« Le même soir, 30 novembre 1685, dit Fontaine, nous montâmes dans une petite chaloupe à la tombée de la nuit… nous n’étions plus que douze dont neuf femmes. À la faveur de la nuit, nous pûmes nous éloigner de la côte sans être aperçu ni du fort d’Oléron, ni des navires en surveillance, et, à dix heures du matin, le lendemain, nous laissâmes tomber l’ancre pour attendre le vaisseau libérateur. Ce ne fut que vers trois heures de l’après-midi, que le vaisseau parut en vue de notre barque. Mais il avait encore à bord les visiteurs officiels et le pilote, nous le vîmes jeter l’ancre à la pointe septentrionale de l’île d’Oléron, après quoi, il descendit les visiteurs et le pilote, et reprit son chemin en faisant voile de notre côté. Quelle joie nous éprouvâmes à cette vue !

« Hélas ! cette joie fut de bien courte durée ! Nous commencions à peine de nous y abandonner, qu’une des frégates du roi, constamment occupées à surveiller les côtes pour empêcher les protestants de quitter le royaume, se rapprocha du lieu où nous nous trouvions. La frégate jeta l’ancre, ordonna au vaisseau anglais d’en faire autant, l’aborda et envoya des gens en fouiller les coins et recoins… quelle bénédiction qu’à ce moment nous ne fussions pas encore sur le vaisseau ! Supposez que la frégate fût arrivée une heure plus tard, nous étions tous perdus… La visite terminée, le capitaine anglais reçut l’ordre de mettre immédiatement à la voile ; nous éprouvâmes l’amère douleur de le voir partir en nous laissant derrière lui.

« Il ne put même pas nous voir, car la frégate se trouvait entre lui et notre bateau. Quelle déplorable situation que la nôtre à ce moment-là. Nous étions dans le désespoir et nous ne savions que faire. À prendre le parti de ne pas bouger de l’endroit où nous étions, nous devions à coup sûr exciter les soupçons de la frégate et nous exposer à nous faire visiter par elle. Si nous tentions de retourner à la Tremblade, pour une chance de succès, nous en courions cent de contraires. Remarquant que le vent était propice pour La Rochelle et contraire pour la Tremblade, je dis au batelier : couvrez-nous tous dans le fond du bateau avec une vieille toile, et allez droit à la frégate, en feignant de vous rendre à la Tremblade. Vous pouvez, votre fils et vous, en contrefaisant les ivrognes et en roulant dans le bateau, vous arranger de manière à laisser tomber la voile trois fois et (à l’aide de ce signe convenu), nous faire reconnaître du capitaine anglais ».

Tout s’exécute suivant les instructions de Fontaine, et les officiers de la frégate voyant deux hommes ivres semblant courir à leur perte, crient aux deux pécheurs, de ne pas s’obstiner à vouloir gagner la Tremblade et de faire voile au contraire pour La Rochelle.

Nous changeâmes immédiatement de direction, continue Fontaine, le bateau vira vent arrière et nous dîmes adieu à la frégate du fond de nos cœurs et aussi du fond de notre bateau car nous y restâmes soigneusement couverts sans oser encore montrer le bout du nez. Cependant le navire anglais avait répondu à notre signal, tout en commençant à gagner la haute mer, et nous n’osions pas nous mettre à sa suite, par crainte de la frégate qui était encore à l’ancre non loin de nous ; nous attendîmes que le jour tombât. Alors le batelier fut d’avis qu’il fallait tenter l’aventure avant qu’il fit entièrement obscur, pour ne pas nous exposer à être engloutis par les vagues ; nous changeâmes donc encore une fois de direction, et la manœuvre était à peine terminée, que nous vîmes la frégate lever l’ancre et mettre à la voile. Notre première pensée fut naturellement qu’elle avait remarqué notre mouvement et qu’elle se préparait à nous poursuivre. Sur quoi, la mort dans l’âme, nous mîmes de nouveau le cap sur la Rochelle, mais notre anxiété fut de courte durée ; au bout de quelques minutes nous pûmes voir distinctement la frégate voguer dans la direction de Rochefort, et nous, de notre côté, nous virâmes encore de bord et nous nous dirigeâmes vers le vaisseau anglais qui ralentit sa marche pour nous permettre de l’atteindre, nous le rejoignîmes en effet, et nous montâmes à son bord, sans avoir encore perdu de vue la frégate. »

Le plus souvent, pour éviter des difficultés semblables à celles que Fontaine avait rencontrées pour parvenir à s’embarquer, les émigrants montaient sur les navires qui devaient les emmener, dans le port même ; ils s’y rendaient la nuit et s’y tenaient cachés. – Les uns se cachaient sous des balles de marchandises, ou sous des monceaux de charbon, d’autres se mettaient dans des tonneaux vides, placés au milieu de fûts remplis de vin, d’eau-de-vie ou de blé. Pierre de Bury, qui fut condamné pour avoir embarqué des huguenots à Saint-Nazaire et à Saint-Malo, mettait ses passagers, dit le jugement, dans de doubles fûts en guise de vin ou de blé. De Portal embarqua ses enfants sur un navire, enfermés dans des tonneaux et n’ayant que le trou de la bonde pour respirer.

Les deux cousines de Jean Raboteau partirent cachées dans de grandes caisses remplies de pommes, et l’histoire de leur évasion est un véritable roman.

La famille Raboteau, originaire des environs de la Rochelle, était allée s’établir à Dublin pour y faire le commerce des vins de France, bien des années avant la révocation. Jean Raboteau, qui avait succédé à son père, ne tombait donc point sous le coup de disposition légale, interdisant l’accès des ports français aux huguenots naturalisés anglais ou hollandais qui avaient quitté leurs pays depuis l’édit de révocation. Reconnu comme sujet anglais, il venait fréquemment à la Rochelle avec un navire qu’il avait frété pour son commerce, et visitait ses parents et amis nouveaux convertis, lorsqu’il débarquait en France. Deux de ses cousines lui confient leur embarras, leur tuteur les met dans l’alternative, ou d’épouser deux anciens catholiques dont elles ne veulent pas, ou d’entrer au couvent. Raboteau conseille à ses cousines de feindre de consentir au mariage, pendant qu’il préparera leur fuite, et tout se prépare pour la noce. La veille du jour fixé pour le mariage, à minuit, les deux jeunes filles s’échappent sans bruit, rejoignent leur cousin qui les attendait près de là avec deux chevaux, il prend l’une d’elles en croupe, la seconde monte sur l’autre cheval et tous trois sont promptement rendus à la Rochelle.

Là, une vieille dame reçoit les deux sœurs qu’elle cache dans une partie écartée de la maison qu’elle habitait. Raboteau ramène promptement les chevaux à l’endroit où il les avait pris et regagne sa chambre sans encombre.

Le lendemain il était le premier descendu, et bientôt les équipages amènent tous les gens de la noce ; le tuteur monte dans la chambre des fiancées, voit tout en désordre, les lits non défaits. On cherche les jeunes filles partout, dans les caves, dans toutes les parties du château, dans le parc, et Raboteau semble prendre part aux recherches avec autant d’activité que les fiancés déconfits. Le tuteur prévient les autorités ; tous les navires qui étaient dans le port, notamment celui de Raboteau, sont soigneusement visités, sans succès. Raboteau, pour dérouter les soupçons, prolonge son séjour au château, puis il retourne à la Rochelle pour mettre à la voile. Les deux jeunes filles sortent de la maison où elles avaient trouvé asile, elles sont placées dans de grandes caisses ouvertes et recouvertes d’une certaine quantité de pommes ; une charrette vient prendre les caisses et les porte jusqu’à une barque où se trouvait Raboteau ; de là elles sont transbordées sur le pont du navire, et quand on a perdu de vue les côtes de France, les deux fugitives peuvent enfin sortir de leur incommode cachette.

Mais les navires qui se livraient habituellement à cette contrebande humaine avaient des caches, où l’on mettait les fugitifs ; ces caches fort petites étaient dissimulées, soit sous la chambre du navire, soit sous le pont, entre le mât et la chute de la chambre, ainsi que le constatent divers jugements rendus contre des capitaines. Baudoin de la Boulonnière partit sur un navire de vingt-cinq à trente tonneaux, dans la cache duquel on entrait par-dessous le lit d’un matelot, et l’on entassa douze personnes dans cet étroit espace.

Les fugitifs entraient, quelquefois longtemps à l’avance, dans ces caches, et Élie Benoît montre à quelles dures épreuve ils y étaient soumis : « On s’enfermait, dit-il, dans des trous où l’on était entassé les uns sur les autres, hommes, femmes et enfants où on ne prenait l’air qu’a certaines heures de la nuit… ce qui renfermait le pot destiné à subvenir aux nécessités naturelles servait aussi de table pour boire et manger. On demeurait dans cette contrainte pour attendre le vent ou la commodité des visiteurs, huit et quinze jours… Le silence, l’obscurité, l’air étouffé, la puanteur, tout ce qui pouvait faire le plus de peine, devenait aisé pour les personnes les plus délicates, pour les femmes grosses, pour les vieillards, pour les enfants. On a vu des enfants d’un naturel éveillé, remuant, inquiet, sujets à crier pour la moindre chose, demeurer dans ces obscures cachettes aussi longtemps que des personnes d’un âge mûr, sans jeter un cri, ni donner une marque d’impatience. »

Mlle de Robillard fut mise avec ses cinq jeunes frères et sœurs dans la cache qu’on avait faite sur le navire qui devait l’emmener. « Cette cache, dit-elle, était si petite, qu’un homme était dedans pour nous y tirer. Après que nous y fûmes placés et assis sur le sol, ne pouvant y être en autre posture, on referma la trappe, et on la goudronna comme le reste du vaisseau pour qu’on n’y pût rien voir. Le lieu était si bas, que nos têtes touchaient aux planches d’en haut. Nous primes soin de tenir nos têtes, droit sous les poutres, afin que, quand les visiteurs, selon leur belle coutume, larderaient leurs épées, ils ne nous perçassent pas le crâne. »

Le danger n’était pas chimérique ; on conte à ce sujet, qu’un pasteur, enfermé dans une de ces caches, fut blessé par l’épée d’un des soldats qui lardaient le navire où il se trouvait ; non seulement il ne poussa pas un cri, mais il eut la présence d’esprit d’essuyer la lame de l’épée qui l’avait blessé, à mesure que le soldat la retirait à lui, pour que sa présence ne fût pas décelée par son sang. Mlle de Robillard et ses cinq jeunes frères et sœurs étaient depuis dix heures dans l’étroite cache où on les avait entassés, quand on put enfin ouvrir la cache pour leur permettre de respirer. « Il était temps ; dit-elle, car nous étouffions dans ce trou et croyions y aller rendre l’âme aussi bien que tout ce que nous avions dans le corps, qui en sortait de tous les côtés. On nous donna de l’air, et en sortîmes quelques heures après, plus morts que vifs ; notez pourtant que, malgré ce mauvais état, toute ma jeunesse ne jeta ni cris ni plaintes. »

Un cri échappé à un fugitif eût perdu tous les réformés que pouvait contenir la cache d’un navire. Baudoin de la Bouchardière enfermé, lui douzième, dans une de ces caches, raconte que pendant la visite du navire qui dura trois quarts d’heure, son jeune enfant, qui n’avait que trois ans, vint à vomir. « Sa mère, dit-il, lui mit la main sur la bouche, et Dieu voulut qu’il ne poussât pas un cri ». Sans cette heureuse fortune, toute la chambrée eût été découverte par les visiteurs.

Quand on avait échappé à la visite ou aux visites (le navire sur lequel monta Fontaine, avait été visité deux fois ; celui sur lequel était cachée Mlle de Robillard, eut à subir trois visites), on n’était pas encore hors de danger.

Parfois l’inexpérience des capitaines menait le navire à sa perte ; ainsi Baudoin de la Bouchardière et ses compagnons vinrent faire naufrage sur les côtes de la Hollande, après, dit-ils avoir fait voile toute une nuit sans savoir où nous étions.

Le pilote du navire qui emmenait Olry en Angleterre faillit aborder, sans le vouloir, dans un port de la côte de France, et plusieurs navires, chargés de réfugiés, allèrent, grâce à l’ignorance des capitaines, échouer sur les côtes d’Espagne.

Dans ce pays de l’inquisition, les huguenots trouvèrent plus d’humanité qu’ils n’en auraient rencontré dans leur propre patrie. Suivant le conseil des juges, qui se firent, il est vrai, payer leur complaisance, ils se firent réclamer par les consuls des puissances protestantes auxquels ils furent remis.

Les fugitifs avaient à redouter, non seulement l’inexpérience, mais encore l’improbité des capitaines qui se livraient au dangereux métier du transport des émigrants. Le capitaine avec lequel Mlle de Robillard avait traité, devait la débarquer à Tapson, près Exeter ; il la dépose, à la nuit, sur une plage déserte, à vingt lieues de cette petite ville, avec ses jeunes frères et sœurs.

« Le septième jour, dit Mlle de Robillard, à neuf heures du soir, nous vîmes aborder le vaisseau. On nous fit descendre tous avec le peu de nippes que nous avions sur ce rivage ou petit port, il ne nous parut ni ville ni maison.

« La peur nous prit de nous voir dans ce lieu qui nous parut un désert, et mon capitaine de venir à moi d’un air fort résolu me dire : de l’argent ! les cinq cents livres que vous me devez encore ! (il en avait reçu cinq cents au départ). Je lui répondis que sa demande était injuste, puisqu’il ne nous menait pas où il avait promis de nous laisser, à Tapson. Il fallut néanmoins payer, après quoi il mit à la voile et nous restâmes dans ce lieu qui se nommait Falcombe, à vingt lieues de Tapson… »

Les lamentations de ces six enfants abandonnés (Mlle de Robillard, l’aînée, n’avait que dix-sept ans) attirèrent quelques enfants qui amenèrent un ministre. Grâce à quelques mots de latin que Mlle de Robillard avait appris avec ses frères, elle put se faire comprendre, et en montrant quatre louis d’or composant toute sa fortune, elle réussit à se faire donner une chaloupe qui la conduisit à Tapson avec toute sa jeunesse. C’est ainsi, qu’elle fut tirée du mauvais pas où l’avait mise son capitaine.

Cethonnête homme s’était pourtant laissé apitoyer au départ, et, bien que payé seulement pour le transport de cinq personnes, il avait consenti à prendre, par-dessus le marché, la plus jeune sœur de Mlle de Robillard, âgée seulement de deux ans. Un autre capitaine, plus pitoyable, avait consenti à prendre gratis sur son navire, pour les emmener en Angleterre, une pauvre veuve et ses quatre enfants. Cette pauvre veuve ne possédait que quinze francs pour tout avoir, et son bagage, ainsi que le constate le procès-verbal de saisie, ne consistait qu’en une couette et une méchante caisse contenant de menues hardes pour ses enfants.

Ceux qui s’adressaient à des capitaines catholiques, anglais ou irlandais, dit Élie Benoît, étaient trahis, et perdaient à la fois leur argent et leur liberté. Beaucoup dépouillaient leurs passagers. Baudoin de la Bouchardière fait naufrage sur les côtes de la Hollande, le maître du navire et les matelots sautent dans la chaloupe avec toutes les hardes des passagers qu’ils avaient volées. Les fugitifs restent abandonnés pendant quatre mortelles heures sur le navire échoué, et à chaque instant sur le point de sombrer sous l’effort des vagues ; ils sont enfin tirés d’affaire par des matelots hollandais qui viennent à leur secours.

On n’a jamais eu de nouvelles, dit Legendre, de Simon le Platrier, orfèvre, qui s’était embarqué avec sa femme et sa fille aînée, « ou ils seront péri sur la mer, ou le maître du vaisseau dans lequel ils s’étaient embarqués, leur aura coupé la gorge et se sera retiré dans quelque île du nouveau monde. Ce ne serait pas le seul qui aurait fait de semblables coups ».

En 1689, le présidial de Caen condamnait à la roue le nommé Reigle, convaincu d’avoir passé des religionnaires à Jersey et d’en avoir volé un, après l’avoir étranglé. En 1697, le même présidial condamnait au même supplice Goupil, maître de bateau et Tuboe, son matelot, convaincus d’avoir fait périr plusieurs de leurs passagers, entre autres cinq religionnaires et un bourgeois catholique de Caen. Ces misérables conduisaient leur bateau entre les deux îles de Saint-Marcouf, dans un endroit où la mer, en se retirant, laissait le sable à sec. Ils faisaient descendre, sous un motif spécieux, les passagers à fond de cale, fermaient l’écoutille, pratiquaient une ouverture au bateau, et s’éloignaient, laissant la haute mer, dont le niveau dépassait le dessus du pont, remplir leur office d’assassins.

Fontaine, réfugié en Angleterre, avait donné mission à un capitaine anglais de prendre pour lui un chargement de sel en France. Au moment où ce capitaine allait repartir pour l’Angleterre, après avoir pris ce chargement, quelques huguenots qui avaient pu, grâce à une conversion simulée, trouver le temps et le moyen de transformer tous leurs biens en argent comptant, s’adressèrent à lui pour les transporter en Angleterre.

Porteurs de sommes considérables, ces malheureux crurent que leurs valeurs seraient plus en sûreté entre les mains du capitaine qu’entre les leurs. « La vue d’un tel trésor, dit Fontaine, fut pour ce capitaine une tentation à laquelle il ne sut pas résister et il forma la résolution de se l’approprier. – Sous prétexte que le vent était contraire, il persuada les passagers qu’il fallait mettre le vaisseau à l’abri dans quelque port. Comme ils auraient couru de grands dangers dans un port français, il leur dit qu’il fallait gagner la côte d’Espagne. Il naviguait donc entre Bilbao et Saint-Sébastien, marchant à pleines voiles, lorsque, voyant que le vent et la marée favorisaient son criminel dessein, il lança le vaisseau à la côte et le brisa entièrement…

Le capitaine et ses hommes sautèrent dans la chaloupe avec le trésor et laissèrent les passagers à la mer, car chaque vague venait recouvrir complètement le navire naufragé. Parmi eux se trouvait une dame de qualité, à laquelle appartenait la plus grande partie des sommes confiées au capitaine. Elle aurait pu se sauver parfaitement, grâce à un jupon d’un tissu épais et serré qui la faisait flotter sur l’eau et l’aurait soutenue jusqu’à ce qu’elle fût arrivée à la côte. Mais le capitaine prévoyant ce qui allait arriver, poussa sur elle sa chaloupe, comme s’il allait à son secours, et, lorsqu’elle fut à sa portée, d’un coup de gaffe il la fit plonger sous l’eau, et il la tint enfoncée assez longtemps pour que le jupon s’imbibât d’eau et ne put pas ramener le corps à la surface. »

Ce capitaine, dit Fontaine, se rendit à Cadix, et avec sa fortune mal acquise acheta un corsaire dont il prit le commandement.

Les fugitifs, alors même qu’ils avaient eu la chance de tomber sur un capitaine expérimenté et honnête, et qu’ils avaient pu s’embarquer sans encombre et gagner la haute mer en déjouant la vigilance des croiseurs, n’étaient pas encore à l’abri de tout danger, – souvent ils rencontraient un corsaire de Saint-Malo ou de Dieppe, ou un hardi forban d’Alger ou de Tunis, venant faire des razzias près des rivages de la France et même jusque en vue des côtes de la Hollande. Naturalisé ou non, le réfugié pris par un navire français était envoyé aux galères. – David Doyer, de Dieppe, est pris avec le navire marchand qu’il commandait ; il est envoyé aux galères, et, après quelques années de rame, il meurt à l’hôpital de Marseille.

Au XVIIe siècle, ce n’était point chose rare de tomber aux mains des corsaires barbaresques qui réduisaient leurs prisonniers en esclavage. Saint-Vincent-de-Paul avait été au bagne de Tunis, comme Regnard avait été à celui d’Alger. En 1645, le synode protestant ordonnait une quête générale pour le rachat de la multitude de captifs qui étaient dans les fers (à Alger, à Tunis, à Salle, et autres lieux de la Barbarie).

La France et l’Espagne avaient des moines rédempteurs, dont la seule mission était le rachat des captifs catholiques ; l’Angleterre et la Hollande, rachetaient aussi leurs nationaux. En 1648, il n’y avait pas à Alger moins de 20000 esclaves chrétiens, catholiques, grecs ou protestants. En 1666, lors du traité avec Tunis, M. de Beaufort convient qu’on rendra les captifs de part et d’autre, homme, pour homme ; le surplus pour un prix modéré.

La même année, dans le traité passé avec Alger, la France stipule, moyennant une somme déterminée le rachat de trois mille esclaves français.

En 1687, un paquebot hollandais portant cent-soixante-quatre passagers, parmi lesquels se trouvaient soixante-trois huguenots, est pris par un corsaire algérien ; tous sont faits esclaves. C’est sur ce navire que se trouvait le pasteur Brossard, qui conte ainsi l’aventure : « Le 6 juin 1687, je me mis, avec un grand nombre de réfugiés, dans le vaisseau du sieur Williamson de Rotterdam, pour passer d’Angleterre en Hollande. Comme nous fumes près de la Brille et que nous voyions la terre de Zélande, les corsaires d’Alger, commandés par le Bouffon, renégat d’Amsterdam, arrivèrent là subitement avec trois vaisseaux et nous prirent. »

Valait-il mieux pour les réfugiés tomber aux mains des Français qu’à celles des Barbaresques ?

Le procureur du roi, de Nantes le pensait, lorsque, parlant de la femme d’un raffineur de Nantes et de trois ménages religionnaires capturés par un corsaire algérien, il disait : Voilà des gens punis plus sévèrement que s’ils avaient été arrêtés en France.

Mais ce n’était pas l’opinion de Noblet, un protestant de Rouen, qui, racheté par les pères rédempteurs, après avoir passé de longues années dans les fers à Alger, et menacé des galères à son retour en France, comme prétendu relaps, déclarait qu’il avait trouvé plus d’humanité en Afrique qu’en France, ayant toujours eu à Alger la liberté de prier Dieu comme il l’entendait. C’était encore moins l’avis du célèbre ministre Claude, déclarant que, même les nouveaux convertis, restés à leurs foyers, mais obligés chaque jour de commettre des sacrilèges qui leur faisaient horreur, « changeraient de bon cœur leur dur esclavage, avec des fers dans Alger ou dans Tunis, car ils n’y seraient pas au moins, disait-il, opprimés dans leurs consciences, et auraient encore quelque espérance de liberté par la voie de la rançon. »

Il est incontestable que les huguenots, si cruellement tourmentés sur les galères du roi de France, n’avaient pas au bagne d’Alger des aumôniers acharnés à les persécuter sans cesse, moralement aussi bien que physiquement. Cependant, même dans les bagnes des États barbaresques, les missionnaires français venaient encore parfois vexer et tourmenter les esclaves huguenots. C’est ce qui arriva au pasteur Brossard, pris en vue des côtes de la Hollande, et qui resta dix-huit mois au bagne avant d’être racheté par les soins de ses coreligionnaires de l’Angleterre et de la Hollande.

Le jour même de son arrivée, le père vicaire de la congrégation de la mission française résidant à Alger, le presse fort de changer de religion et de faire changer de même toutes les personnes prises avec lui, lui promettant qu’il serait bien récompensé de ce grand service rendu au roi.

Brossard, à l’instigation de ce saint homme, est fort durement traité par les Turcs : « Le père vicaire, dit-il, ayant toujours en tête de me faire passer à sa religion, était bien aise que je fusse ainsi tourmenté, me faisant dire que je ne le serais plus, pourvu que je me fisse catholique, à cause de l’argent qu’il bâillerait pour cela aux Turcs… Je suis assuré qu’il parla aux autres religieux et prêtres d’employer tous leurs soins pour cela…, comme ils firent tout leur possible pour me mettre mal dans l’esprit du Pacha, afin qu’il continuât de m’envoyer au travail, mais il n’eut pas toujours égard à leurs sollicitations contre moi, il me dispensa du travail et me permit d’aller par la ville… Après cela le père vicaire et ses gens agirent contre moi d’une autre manière, c’est qu’ils me donnaient le nom de Duquesne, et me faisaient appeler ainsi en tous lieux par leurs émissaires, pour m’exposer à la fureur du peuple, qui, à l’ouïe de ce nom, se ressouvenant que M. Duquesne les avait fait ci-devant bombarder, s’échauffait extrêmement contre tous les Français et particulièrement contre moi, qui, pour cette raison, ne sortais guère ou, si je sortais, je recevais de grosses injures et souvent de rudes coups. »

L’amiral d’Estrées ayant commencé à bombarder Alger, tous les jours les Turcs faisaient périr quelques Français, en les mettant à la bouche des canons. Brossard, enfermé dans un cachot et au moment d’être envoyé au supplice avec d’autres réfugiés, se prépare à la mort. À ce moment, il doit encore subir des exhortations du père vicaire qui vient insister de nouveau pour que lui et ses compagnons se convertissent : « nous assurant, dit Brossard, que, par ce moyen, nous avions notre salut en l’autre monde, et nous insinuant en même temps, que même nous pourrions encore le faire en celui-ci. »

Un danger plus sérieux menaçait les huguenots, esclaves aux bagnes d’Alger et de Tunis, c’est qu’il fût fait droit aux réclamations de Louis XIV, dont la haine poursuivait les émigrés, non seulement dans tous les États qui leur avaient donné asile, mais encore jusqu’au fond des bagnes. Le grand roi, en effet, avait, ainsi que le dit Élie Benoît, demandé, heureusement sans succès, que les huguenots pris et faits esclaves par les Barbaresques, lui fussent rendus comme des fugitifs ayant déserté malgré ses ordres.

Au roi de Portugal, il demande de faire convertir une demi-douzaine de ses sujets huguenots établis au-delà des Pyrénées, ainsi qu’en témoigne cette lettre de Schomberg : « L’ambassadeur travaille ici avec de grands empressements pour obliger cinq ou six marchands protestants à se faire romains. Il a trouvé de la disposition au roi de Portugal à leur ôter sa protection. »

À son allié le roi d’Angleterre, dit de Sourches, Louis XIV faisait redemander par son ambassadeur, M. de Bonrepos, les matelots huguenots qui s’étaient réfugiés en Angleterre, et les faisait redemander pour ses galères. Il tente d’obtenir une restitution analogue de la République de Gênes, et voyant qu’il n’a aucune chance de réussite, il fait féliciter son consul, d’avoir du moins fait courir le bruit que la demande était faite. Sa Majesté, écrit Seignelai, « a approuvé que vous ayez fait courir le bruit sous main, que vous avez ordre de demander à la République tous les Français de la religion prétendue réformée qui sont à Gênes, puisque vous avez reconnu qu’il serait trop difficile d’obtenir de la dite République, de vous les remettre entre les mains. » Le comte de Tessé, commandant des dragons à Orange, signifie au légat du pape qu’il sera forcé d’entrer à Avignon et dans les autres villes du comtat, si on y donne asile aux huguenots. – Vis-à-vis de la Suisse, pour réclamer l’expulsion des réfugiés, Louis XIV ne craint pas d’invoquer une disposition d’un traité relatif aux malfaiteurs des deux pays.

Tambonneau, ambassadeur de France, demande, au nom du roi, qu’il ne soit point fait accueil aux réfugiés, attendu l’article 4 du pacte d’alliance, portant que l’un des pays contractants ne devait donner asile ou protection, à aucun ennemi ou bandit dont l’autre pays fût justiciable, et s’engageait à le chasser de son territoire.

Berne, appuyée par Zurich, répond : « nous estimons unanimement et selon la saine raison que ceux qui, pour cause seulement de religion et pour sûreté de leur conscience, ont quitté la France, sans être coupables d’aucun méfait, ne sauraient être assimilés à ceux dont parle l’article 4. »

C’est surtout vis-à-vis de sa faible voisine, Genève, que Louis XIV multiplia les insolentes injonctions et même les menaces, pour obtenir que les réfugiés fussent expulsés de cette trop hospitalière République.

Louis XIV écrit à Dupré, résident français à Genève, d’insister auprès des magistrats de cette ville pour qu’ils obligent les réfugiés à partir pour retourner dans leurs maisons – « vous déclarerez aux dits magistrats, poursuit-il, que je ne pourrais pas souffrir qu’ils continuassent à donner retraite à aucun de mes sujets qui voudraient encore sortir de mon royaume », il lui écrit encore plus tard, pour lui enjoindre de déclarer une seconde fois aux magistrats, que « s’ils n’obligent pas les réfugiés de s’en retourner incessamment dans les lieux où ils demeuraient auparavant, il pourrait bien prendre des résolutions qui les feraient repentir de lui avoir déplu. »

Genève, sans armes, avec ses remparts en mauvais état, ne pouvait songer à résister ouvertement aux injonctions de son trop puissant voisin. Elle envoya les réfugiés du pays de Gex, dans les propriétés rurales que possédaient ses bourgeois, et soutint que, de tout temps on avait employé chez elle des valets et des servantes de ce pays, et qu’on ne saurait comment s’en procurer ailleurs.

Elle fit publier à son de trompe, dans la ville l’expulsion des réfugiés, mais, après les avoir fait sortir en plein jour par la porte de France, elle les faisait rentrer à minuit par la porte de Suisse.

Enfin, quand elle vit l’orage approcher d’elle, les troupes françaises étant descendues dans les vallées vaudoises, pour les désoler de concert avec l’armée du duc de Savoie, elle travailla avec ardeur à relever ses fortifications, avec l’aide des ingénieurs du prince d’Orange, puis elle conclut une alliance défensive avec les autres villes réformées de la Suisse, qui s’engagèrent à mettre 30 000 hommes à sa disposition, dans le cas où Louis XIV voudrait mettre à exécution les menaces qu’il lui avait faites. L’intendant de Gex avait, en effet, insolemment écrit : « Sachez que le roi a 9 000 hommes sur la Saône, qui seront ici dans un moment, avis à vous, messieurs de Genève. » Quand la petite république se fut mise en état de se défendre, le roi dut se borner à écrire à son résident, ces vaines paroles de menace : « Dites à ces messieurs de Genève qu’ils se repentiront bientôt de m’avoir déplu. »

Partout les tentatives de Louis XIV, pour se faire livrer les réfugiés, échouèrent misérablement, excepté auprès du duc de Savoie qui consentit à se faire le pourvoyeur des galères de France, en établissant des postes de garde tout le long de ses frontières, et en organisant une véritable chasse aux huguenots sur son territoire.

Voici comment furent traités Jean Nissolles et ses compagnons, arrêtés hors des frontières de France, auprès de Pignerol, et arrêtés, de la part du duc de Savoie.

« On nous sépara, dit Jean Nissolles. On mit Hourtet, Figuels et mon fils dans une certaine casemate, où l’on n’avait accoutumé que d’enfermer les plus grands scélérats. On n’y pouvait voir le jour que par un trou, l’eau y coulait de tous côtés et il n’y avait qu’un peu de paille pourrie, toute remplie de poux… On nous enferma, Claude et moi, dans un cachot si plein d’ordure et de la plus sale ordure, qu’elle remplissait presque jusqu’à la porte, et qu’à peine pûmes-nous y mettre une paillasse pour coucher. Le lieu était fort humide et d’une puanteur si insupportable, qu’un prisonnier des vallées de la Luzerne y était devenu tout enflé… Après vingt-trois jours de séjour dans de pareils endroits, et pendant la rigueur de l’hiver, on eut ordre de la cour de nous faire conduire dans notre pays et devant nos juges. »

En avril 1686, deux cent quarante émigrants passent la frontière savoyarde pour se rendre en Suisse, avec vingt-huit mulets portant les hardes et les petits enfants. Mais les curés des paroisses auxquelles les fugitifs appartenaient, avaient prévenu le curé de Saint-Jean de Maurienne, et ces fugitifs ne furent pas plus tôt sur le territoire de la Savoie, que les paysans appelés au son du tocsin, accoururent de toutes parts et les enveloppèrent. Faits prisonniers par ces sujets zélés de l’allié de Louis XIV, ils furent remis aux autorités françaises, et les juges envoyèrent les femmes en prison, les hommes aux galères.

Au mépris du droit des gens, Louis XIV faisait enlever les réfugiés, hors des frontières de la France, à l’étranger ; il tenta même de faire enlever en pleine Hollande, le pasteur Jurieu, dont les pamphlets l’exaspéraient au plus haut degré.

Élie Benoît constate que les gardes des frontières allaient enlever les fugitifs descendus dans quelque auberge à deux ou trois lieues de la frontière, en sorte que, à proximité de la France, il n’y avait sûreté pour les émigrés que dans les villes fermées.

Vernicourt, conseiller au Parlement de Metz, fut pris par la garnison de Hombourg sur le territoire du Palatinat.

Le banquier Huguetin, établi en Hollande, avait fait une immense fortune. On attira ce réfugié en France, sous prétexte de négocier la restitution des biens qu’il avait laissés dans sa patrie. Pontchartrain l’obligea à souscrire des lettres de change pour plusieurs millions, mais Huguetin ayant pu révoquer à temps les ordres qu’on lui avait extorqués, s’empressa de repasser en Hollande. Poursuivi par les agents du gouvernement français, il fut enlevé par eux sur le territoire hollandais et, sans un heureux hasard qui lui permit de se faire reconnaître à la frontière, il eût fini ses jours dans quelque prison d’État.

Jean Cardel, originaire de Tours, avait fondé à Manheim une importante manufacture de drap. Accusé faussement (ainsi que le reconnaît La Reynie, dans une pièce qui se trouve aux archives de la Préfecture de police) d’une prétendue conspiration contre la personne du roi, il est enlevé par un détachement de troupes françaises entre Manheim et Francfort. Enfermé à la Bastille le 4 août 1690, le malheureux Cardel y reste trente ans ; son esprit, disent les mémoires sur la Bastille, était dans une espèce d’égarement qui ne lui laissait que de fort légers intervalles de raison. Le 3 juin 1715, on le trouva mort dans le cachot fangeux où il languissait depuis si longtemps ; son corps était chargé de soixante-trois livres de chaînes de fer. L’Électeur, le roi Guillaume, les États généraux et l’Empereur lui-même, avaient réclamé vainement la mise en liberté de Cardel, que Louis XIV avait fini par faire passer pour mort. – C’est ce qu’il avait fait pour les trois ministres, réclamés en 1713 en vertu du traité d’Utrecht. – C’est encore par un mensonge semblable, qu’il mit fin aux insistantes réclamations faites par la Porte, au sujet d’Avedick, patriarche de Constantinople, qu’il avait fait enlever et gardait au fond d’un cachot depuis plusieurs années. – Ce n’est que plus tard qu’Avedick mourut, et sa fin arriva si à propos pour tirer Louis XIV d’embarras, qu’on eut quelque peine à croire qu’elle fût naturelle.

Ces enlèvements de réfugiés à l’étranger n’étaient pas les seules marques qu’eût données Louis XIV de son mépris du droit des gens. Quand la France avait été dragonnée, on avait logé les soldats chez un grand nombre d’étrangers, allemands, anglais, hollandais, sous prétexte qu’ils étaient alliés à des familles françaises, et il fallut l’intervention des États généraux de Hollande et de l’ambassadeur d’Angleterre pour faire cesser ces incroyables abus de pouvoir. Le procureur du roi à Nantes, s’oppose au départ du négociant hollandais Wyterloft et fait saisir ses meubles, bien qu’il eût un passeport dans les règles, sous prétexte que, pour éviter d’être converti par les dragons, ce négociant veut émigrer avec toute sa famille, en ne laissant que son fils aîné comme plastron. Ce zélé convertisseur, ayant sans doute reçu quelques observations de son procureur général, à l’occasion de cette assimilation des étrangers aux Français, lui écrit : « Je prévois un inconvénient fâcheux qui va arriver, et sur lequel je vous prierai de spécifier votre ordre, qui est qu’y ayant ici un grand nombre d’étrangers non naturalisés que je prévois convertis à la venue des premiers dragons, et, après cela, ces gens feront leurs affaires et enverront tous leurs effets au pays dont ils sont, et ensuite voudront se retirer, et régulièrement on ne saurait point les en empêcher. » Pourquoi ? s’il n’y a point de différence à faire ? (entre étrangers et Français). – On trouve aux archives, des ordres pour faire entrer aux nouvelles catholiques de Paris, Mlle Betsy, Anglaise, pour en faire sortir Mlle du Cerceau et Mme de Bonroger, toutes deux Hollandaises.

Un envoyé du duc de Zell, ayant refusé de se laisser convertir, est jeté à la Bastille ; on donne l’ordre d’enfermer dans cette prison de Villaines, écuyer de l’ambassadeur de Hollande, accusé de pervertir les nouveaux convertis, mais au dernier moment on recule devant cette violation flagrante du droit des ambassadeurs ; on se borne à demander le rappel de l’écuyer de Villaines, mais, en même temps, on donne l’ordre de tenter de l’enlever, quant il se mettra en route avec sa famille pour rentrer en Hollande.

Quant aux réfugiés qui s’étaient fait naturaliser et avaient pris du service dans les armées étrangères, s’ils étaient faits prisonniers, ils étaient impitoyablement envoyés aux galères ; c’est ce qui arriva aux réfugiés pris à Fleurus, c’est ce qui serait arrivé à lord Galloway, fils de Ruvigny, s’il fût resté aux mains des Français où il était tombé un instant au cours de la bataille de Nerwinde ; et, cependant, dès 1680, Ruvigny son père, avant de quitter la France, avait pris soin de prendre en Angleterre des lettres de naturalisation pour lui-même et pour ses enfants.

Le roi croyait avoir assez fait pour ces dangereux naturalisés en publiant le 12 mars 1689, une ordonnance ainsi conçue :

« Sa Majesté ayant été informée que plusieurs officiers de ses troupes et autres ses sujets, qui depuis la publication de l’édit portant révocation de celui de Nantes, sont sortis du royaume et se sont retirés en Angleterre et Hollande, comme dans les pays neutres, se trouvent présentement embarrassés, dans l’appréhension qu’ils ont d’être obligés, à l’occasion de la présente guerre ; ou de porter les armes contre leur véritable souverain, ou de perdre la subsistance qu’ils tirent dans lesdits pays ; et Sa Majesté, voulant bien leur donner moyen de ne point tomber dans un pareil crime, qui a toujours été en horreur à la nation française, et d’éviter d’autre inconvénient, Sa Majesté a ordonné et ordonne, veut et entend, que tous ceux de ses sujets, de quelque qualité qu’ils soient, qui sont sortis du royaume à l’occasion de la révocation dudit édit de Nantes, et lesquels passeront au Danemark, pour y servir dans les troupes de Sa Majesté Danoise, qui est dans l’alliance de Sa Majesté, ou se retireront à Hambourg, pourront jouir de la moitié des biens qu’ils ont en France. »

Ce qui est plus excessif encore, c’est que les réfugiés naturalisés ou non qui étaient pris, non les armes à la main mais voyageant d’un pays à l’autre pour leurs affaires ou leur négoce, étaient aussi envoyés aux galères, en vertu de cette disposition de la déclaration du 31 mai 1685 : « Les Français qui seront pris sur les vaisseaux étrangers, ou autres, et convaincus de s’être établis sans nôtre permission dans les pays étrangers, seront constitués prisonniers dans les prisons ordinaires des lieux… et condamnés aux galères perpétuelles ».

C’est ainsi qu’Élie Neau, naturalisé Anglais, ayant été pris en mer par un corsaire de Saint-Malo, fut mis aux galères ; il fut cruellement tourmenté par l’aumônier des galères, qui, ne pouvant venir à bout de sa constance, finit par demander qu’on le débarrassât d’un tel pestiféré. Élie Neau fut alors jeté dans un cachot sans jour ni air, où on le laissa souvent sans vêtements pour se garantir du froid et sans nourriture, et ce ne fut qu’au bout de cinq ans, sur les pressantes instances de lord Portland qu’il fut enfin mis en liberté.

Pour les huguenotes qui étaient prises en mer, elles étaient mises au couvent où on les convertissait. Trois jeunes filles partent de la Caroline où leur père était fixé, pour se rendre en Angleterre où une femme de qualité s’était chargée de les faire élever ; le vaisseau qui les portait est pris et on les met au couvent. L’aînée se fait religieuse, et les deux autres sœurs se convertissent ; dix ans après leur capture, l’intendant de Bretagne demande pour elles une dot afin de les marier à deux anciens catholiques. La demoiselle Falquerolles, fameuse protestante dit Pontchartrain, qui avait été prise sur un vaisseau anglais, capturé par un armateur de Dunkerque, résista à tous les efforts faits pour la convertir, on dut se résigner à l’expulser du royaume comme opiniâtre.

C’était, sans croire qu’ils renonçaient pour toujours à leur patrie, que les huguenots avaient pris la route de l’exil. « Nous partons, avaient-ils dit, comme Olry, mais seulement jusqu’à ce que Dieu nous ramène dans les lieux d’où l’on nous a déchassés par la violence que l’on a exercée contre nos consciences ». Avec cet espoir persistant du retour, ces réfugiés ne se considéraient que comme les hôtes passagers des pays qui les avaient accueillis. En 1697, dans le Brandebourg, les Églises françaises célébraient encore un jeûne solennel pour le retour en France, et jusqu’en 1703, les pasteurs de ces Églises se refusèrent à dresser la liste, des membres qui composaient leurs troupeaux, dans la crainte de donner une constitution définitive à un état de choses qu’ils ne considéraient que comme provisoire. Si un grand nombre de huguenots, cinq ou six mille, se fixèrent à Cassel, c’est, dit Weiss, « parce qu’ils étaient heureux de ne pas s’éloigner beaucoup de leur pays natal, dans lequel ils espéraient être rappelés un jour. »

« Si, dit Maritofer, troupe par troupe, on voyait les réfugiés se succéder en Suisse avec la même persistance, c’est qu’aussi la Suisse leur offrait le plus court chemin, pour retourner chez eux. Le regret de la patrie perdue leur rendait plus difficile de prendre racine dans les asiles qui s’ouvraient à eux et de se fondre avec leurs frères en la foi, si charitables et si dévoués qu’ils se montrassent à leur égard ; aussi voyons-nous partout les émigrés, chercher à se grouper en nombre, à former une paroisse à part, avec ses préposés et son administration propre, afin de pouvoir à la première occasion retourner tous ensemble au pays. »

Cette préoccupation de se grouper ensemble, pour se faire sur le sol étranger une petite France, à l’image de la patrie perdue, on la retrouve partout chez les réfugiés, en Hollande, en Angleterre, en Amérique, en Allemagne et en Suisse.

C’est en Hollande, en Angleterre, dans le Brandebourg et dans les différents États de l’Allemagne, que se fixa la plus grande partie des réfugiés.

Si un si grand nombre d’entre eux allèrent se fixer dans le Brandebourg, vingt-cinq mille militaires, gentilshommes, gens de lettres, artistes, marchands manufacturiers, cultivateurs, c’est que pour les attacher au pays, Frédéric Guillaume laissait les colonies d’émigrants subsister dans une certaine mesure en corps de nation. Les réfugiés avaient leurs cours de justice, leurs consistoires, leurs synodes, et toutes les affaires qui les concernaient se traitaient en français. Il leur semblait qu’ils vivaient encore parmi leurs parents et leurs amis, tant le Brandebourg leur retraçait l’image de la patrie absente.

Si les pasteurs retardèrent jusqu’en 1703 la formation des registres des églises du Brandebourg, c’est parce qu’ils craignaient, nous le répétons, tant l’esprit du retour était resté fermement enraciné dans les cœurs, de donner, par la formation des listes, une apparence définitive à la constitution de leurs troupeaux. Ainsi que le dit Jurieu, « les réfugiés s’obstinaient à conserver ce cœur Français qu’on s’efforçait de leur arracher. »

Il ne faut pas croire que dès le début ; les réfugiés prenant les armes sous le drapeau des puissances protestantes qui leur avaient donné asile, eussent perdu l’amour de leur patrie ; un grand nombre d’officiers, en s’engageant dans l’armée hollandaise, avaient stipulé qu’ils ne combattraient point contre la France. Si tant de réfugiés vinrent s’enrôler dans l’armée de Guillaume d’Orange, et verser leur sang pour lui assurer la possession du trône d’Angleterre, ils furent, surtout poussés à le faire par le désir de se constituer, en la personne de Guillaume, un protecteur assez puissant ; pour qu’il put imposer un jour à Louis XIV le rappel des huguenots. La lettre suivante écrite par le baron d’Avejon pour provoquer des engagements dans son régiment, destiné à prendre part à l’expédition d’Angleterre, montre bien que, pour les réfugiés, il s’agissait là d’une sorte de croisade en vue du retour ultérieur dans la patrie. « Je m’assure, dit-il, que vous ne manquerez pas de faire publier dans toutes les Églises françaises de Suisse, l’obligation où sont les réfugiés de nous venir en aide dans cette expédition, où il s’agit de la gloire de Dieu, et, dans la suite, du rétablissement de son Église dans notre patrie. »

Le succès de la bataille de la Boyne eût peut-être été pour les réfugiés le gage assuré d’un retour prochain en France, si leur chef, le maréchal de Schomberg, n’eût pas trouvé la mort sur le champ de bataille. Deux ans plus tard, après le combat naval de la Hogue, Guillaume décidait qu’une descente serait faite en France et qu’on ferait appel au concours des nouveaux convertis. Les régiments de réfugiés avaient été désignés pour former l’avant-garde du corps expéditionnaire que devait commander Ménard de Schomberg, fait comte de Leinster.

Mais les vents contraires ayant empêché le débarquement, et la saison avancée ne permettant pas de donner suite à ce projet de descente en France, il fut abandonné, et, depuis ce moment, jamais il ne fut fait, une tentative sérieuse pour rétablir, de haute lutte, le culte protestant en France.

Un des premiers chefs des révoltés des Cévennes, Vivens, un ancien cardeur de laine, avait appelé à lui, mais vainement, tous les réfugiés ; l’entente eût-elle été possible entre les gentilshommes émigrés, et les obscurs artisans, chefs improvisés de la démocratique insurrection des Cévennes ? Cela semble d’autant plus douteux que l’on voit d’Aigullières et les nobles nouveaux convertis de Nîmes supplier le gouvernement de Louis XIV de leur donner des armes pour aller exterminer les Cévenols, ces malheureux fanatiques ; si l’on eût pu amener les réfugiés qui versaient leur sang sur tous les champs de bataille pour leurs patries d’occasion, à s’unir au dernier chef des Cévenols, Roland, il est incontestable qu’ils eussent eu grande chance de réussite et que Louis XIV aurait pu se voir contraint à rétablir l’édit de Nantes.

Mais rien de sérieux ne fut tenté par les réfugiés pour venir au secours de l’insurrection cévenole, la flotte que Ricayrol amenait en 1704 au secours des insurgés est dispersée par la tempête. L’année suivante, alors que Roland, le grand organisateur des révoltés, périt victime d’une trahison, La Bourlie, Miramont et Belcastel de l’étranger où ils sont réfugiés, tentent d’organiser dans le Languedoc une vaste conspiration ; Bonbonnoux, un des derniers chefs camisards, parle ainsi de cette aventure : « Quelques-uns de ceux qui avaient suivi Cavalier dans les pays étrangers, étant de retour dans nos provinces, leurrés par quelques puissances étrangères, roulaient de vastes projets dans leurs esprits. Il ne s’agissait pas de moins que de se rendre maître de la province et de mettre quarante mille hommes sur pied au premier signal… Mais lorsque la lourde machine est prête à jouer, le secret s’évente et tout le projet tombe ; heureux, si par sa chute il n’avait pas entraîné la perte des principaux qui l’avaient formé. Mais quelle cruelle boucherie n’en fit-on pas ! Vélas fut étendu sur une roue, Catinat et Ravanel périssent sur un même bûcher, Flessière est tué sur place. »

Infatigable conspirateur, La Boulie, fils d’un lieutenant général, ancien sous-gouverneur de Louis XIV, ne cessa, jusqu’au jour de sa mort, de faire de nouveaux complots qui n’aboutirent pas.

Déjà, en 1703, retiré dans son manoir de Vareilles, d’où il lançait de nombreuses proclamations, il avait tenté d’organiser un soulèvement général des catholiques et des protestants contre le gouvernement de Louis XIV. Montrant que, par suite de la suppression de toutes les libertés, le pouvoir sans limites du roi surchargeait impunément le peuple d’impôts insupportables, il invitait tous les Français à briser les fers de leur honteux esclavage et à réclamer les armes à la main la convocation des États généraux. Pendant qu’il préparait le soulèvement du Rouergue, il chargeait le capitaine Boëton de s’entendre avec les chefs camisards pour agir avec eux. Mais Catinat, lieutenant de Cavalier, ayant pris les devants et ayant fait brûler quelques églises dans le canton où l’on devait se rencontrer, fut attaqué par les milices catholiques qui dispersèrent sa troupe. Boëton arrivant avec six cents hommes, ne trouve plus ses alliés, il est obligé de gagner la montagne et de s’enfermer dans le château de Ferrières, où il est attaqué par des forces supérieures et obligé, de se rendre avec sa troupe.

Si La Boulie avait pu réunir tous les éléments de résistance épars sur les divers points du territoire, faire marcher ensemble les catholiques et les protestants pour la revendication des libertés perdues et la suppression des impôts, réduisant à la plus horrible misère la gent taillable et corvéable à merci, il eût transformé la guerre religieuse en une guerre sociale qui eût pu constituer un grave péril pour le gouvernement.

Quelques années auparavant déjà, les souffrances du peuple avaient amené des troubles sérieux en Bretagne et en Guyenne, et la misère était telle partout, qu’elle eût servi puissamment la Cause de La Bourlie, s’il avait pu réaliser le soulèvement général qu’il avait rêvé. Pour qu’on puisse se rendre compte du puissant appui qu’eût rencontré dans la misère générale le soulèvement général rêvé par La Bourlie, il n’est pas inutile de montrer par quelques citations, ce qu’était cette misère au bon vieux temps.

« Par toutes les recherches que j’ai pu faire depuis plusieurs années que je m’y applique, dit le maréchal de Vauban, j’ai fort bien remarqué que dans ces derniers temps, la dixième partie du peuple est réduite à la mendicité, et mendie effectivement ; que, des neuf autres parties, il y en a cinq qui ne sont pas en état de faire l’aumône à celle-là, parce qu’eux-mêmes sont réduits, à très peu de chose près, à cette malheureuse condition ; que des quatre autres parties qui restent, les trois sont fort mal aisées et embarrassées de dettes et de procès, et que, dans la dixième ; où je mets tous les gens d’épée, de robe, ecclésiastiques et laïques ; toute la noblesse haute la noblesse distinguée et les gens en charges ; militaires et civils, les bons marchands ; les bourgeois rentés et les plus accommodés, on ne peut pas compter sur cent mille familles, et je ne croirais pas mentir quand je dirais qu’il n’y en a pas dix mille, petites ou grandes, qu’on puisse dire être fort à leur aise… De tout temps en France on n’a pas eu assez d’égards pour le menu peuple… aussi c’est la partie la plus ruinée et la plus misérable du royaume. Les biens de la campagne rendent le tiers moins de ce qu’ils rendaient il y a trente ou quarante ans, surtout dans les pays ou les tailles sont personnelles. Les puissants font dégrever leurs fermiers, leurs parents, leurs amis… Les paysans ont renoncé à élever du bétail et à améliorer la terre dans la crainte d’être accablés par la taille, l’année suivante. Ils vivent misérables, vont presque nus, ne consomment rien et laissent dépérir les terres. Les paysans arrachent les vignes et les pommiers à cause des aides et des douanes provinciales… Le sel est tellement hors de prix qu’ils ont renoncé à élever des porcs, ne pouvant conserver leur chair. Des agents employés à lever les revenus, de cent il n’y en a pas un qui soit honnête, et, par le fer et le feu, il n’y a rien qu’on ne mette en usage pour réduire ce peuple au pillage universel. Et tous les pays qui composent le royaume sont universellement ruinés. »

Une relation de 1669, qui se trouve aux manuscrits de l’arsenal dit : « Plusieurs femmes et enfants ont été trouvés morts sur les chemins et dans les blés, la bouche pleine d’herbes, dans le Blaisuis, ils sont réduits à pâturer l’herbe et les racines tout ainsi que des bêtes, ils dévorent les charognes, et, si Dieu n’a pitié d’eux, ils se mangeront les uns les autres. »

Au mois de mai 1673, Les diguières écrit à Colbert : « La plus grande partie de la province (le Dauphiné) n’ont vécu pendant l’hiver, que de pain, de glands et de racines, et présentement on les voit manger l’herbe des prés et l’écorce des arbres ».

Une relation adressée à l’évêque d’Angers, 1680 à 1686, porte : « Nous entrons dans des maisons qui ressemblent plutôt à des étables qu’à des demeures d’hommes. On trouve des mères sèches qui ont des enfants à la mamelle et n’ont pas un double pour leur acheter du lait. Quelques habitants ne mangent que du pain de fougères, d’autres sont trois ou quatre jours sans en manger un morceau. »

En 1693 et 1694, la guerre, la disette et la peste font de la France un désert. Les villes se dépeuplent, les villages deviennent des hameaux, les hameaux disparaissent jusqu’au dernier homme. En 1709, on fait avec de l’orge un pain grossier qui prend le nom de pain de disette. D’autres réduisent en farine et pétrissent en pain la racine d’arum, le chiendent, l’asphodèle. Le plus grand nombre dans les campagnes, après qu’on eut vendu pour payer l’impôt le peu qu’on avait récolté, durent brouter l’herbe que les animaux, dévorés depuis longtemps, ne pouvaient plus leur disputer.

Ces quelques citations montrent qu’on ne peut accuser La Bruyère d’exagération quand il fait cette peinture des paysans de l’ancien régime : « On voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs ; livides et tout brûlés par le soleil, attachés à la terre, qu’ils fouillent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ce sont des hommes, ils se retirent la nuit dans des tanières, où ils vivent de pain, d’eau et de racines. »

L’erreur des réfugiés, c’était de pas comprendre qu’il n’y avait pas d’autre moyen de rétablir de haute lutte le culte protestant en France, que de venir eux-mêmes, sous leur propre drapeau, et non sous le drapeau des ennemis de la France, opérer ce rétablissement, comme le firent les Vaudois rentrant dans leur pays.

Tout au contraire ; ils supposaient que les huguenots ou nouveaux convertis restés en France, étaient prêts à seconder toutes les attaques dirigées contre leurs persécuteurs par des armées étrangères dans lesquelles se trouvaient quelques régiments d’émigrés français dénationalisés.

En 1696, une flotte anglaise s’approchant des côtes du Poitou était venue bombarder les Sables, le gouvernement craignait qu’une descente des Anglais fût combinée avec un soulèvement des huguenots, ceux-ci ne bougèrent pas. En 1703, l’armée du duc de Savoie entre dans le Dauphiné, et cette armée comptait plusieurs régiments de réfugiés, les huguenots de la province ne se joignent pas aux envahisseurs de leur patrie.

Dix-huit ans plus tard, un intendant, pour montrer que les huguenots du Dauphiné ne sont pas disposés à faire de mouvements, ainsi qu’on le prétend, rappelle qu’ils sont restés tranquilles dans deux circonstances critiques : la guerre des Cévennes et l’invasion de la province par le duc de Savoie. En 1719, on fait craindre au régent que les huguenots du Midi ne veuillent s’associer aux projets formés contre lui par Albéroni. L’ambassadeur de France en Hollande prie le pasteur Basnage d’intervenir, et celui-ci écrit aux prédicants de France que leur devoir est de rendre à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César. Court, le restaurateur des églises en France, affirme que le bruit d’un soulèvement des huguenots est une invention des catholiques.

Le régent envoie dans le Languedoc M. de la Bouchetière, un émigré du Poitou, et celui-ci, après avoir sondé ses coreligionnaires, peut rassurer complètement le duc d’Orléans. En 1720 encore, une lettre du prédicant Cortés fait renoncer le gouvernement aux inutiles mesures de précaution qu’il avait cru devoir prendre en vue d’une révolte dans les Cévennes.

En 1746, des vaisseaux anglais se montrent sur la côte du Languedoc, et l’on annonce au gouvernement que des émissaires étrangers vont s’entendre avec les huguenots du Midi. L’intendant fait sonder les intentions des protestants du Midi, et treize pasteurs protestent énergiquement de leur fidélité à la France. Viala écrit : « Dieu nous est témoin qu’il ne se passe rien dans nos assemblées qui tende le moins du monde à troubler la tranquillité de l’État, et je ne connais aucun protestant dans ce pays, capable de favoriser les Anglais. »

Paul Rabaut écrit de son côté au ministre : « En conscience, et comme devant Dieu qui sonde les cœurs et les reins, je puis vous assurer, monseigneur, que je n’ai jamais eu de liaison personnelle, de commerce de lettres, de correspondance directe ou indirecte avec les Anglais, que je n’ai jamais vu ni connu, encore moins introduit et favorisé des émissaires des cours de Londres, de Vienne et de Turin, et que, si l’une ou l’autre de ces cours m’en adressait quelqu’un qui fût destiné et employé à renverser le système de la France, à exciter de nouveaux troubles dans notre royaume, à armer les protestants français contre les catholiques français, la France contre la France, je me conduirais à son égard de la manière qu’un bon patriote, un véritable chrétien, un pasteur religieux, devrait alors se conduire. »

Rabaut avait d’autant plus de mérite à faire cette patriotique protestation que dans le même moment de nouvelles persécutions étaient exercées contre les protestants « rendus infiniment plus malheureux disait-il, au milieu du peuple de France que ne le sont les Juifs au milieu des peuples les plus barbares. » Ce qui passe l’imagination, c’est de voir les huguenots, pour lesquels les persécutions ne ralentissaient pas, sous Louis XIV comme après lui, que lorsque une guerre avec l’étranger ôtait au gouvernement la libre disposition de ses troupes, aller jusqu’à prier pour leur persécuteur et pour ses succès militaires.

En 1744 même, les synodes des Cévennes et du Languedoc prescrivaient un jeûne solennel pour demander à Dieu la conservation du roi et la prospérité de ses armes.

Le système de moutonnerie chrétienne prêché par les pasteurs à leurs fidèles, était de se laisser dépouiller, brigander et égorger sans résistance ; un tel système non seulement interdisait absolument aux nouveaux convertis de songer à seconder une tentative armée des réfugiés, mais encore devait les amener jusqu’à blâmer la conduite de ceux qui s’étaient soustraits par la fuite à l’étranger, aux violences des convertisseurs.

Voici, en effet, la lettre pastorale qui était adressée en 1782 aux huguenots de Cuère : « Faites en sorte qu’aucun de vos concitoyens ne vous surpasse en patriotisme, disputez-leur à tous la gloire d’aimer et de servir votre prince… plus vous serez utiles à la France, plus elle sentira qu’elle doit vous accorder une tolérance fondée sur les lois. Il est d’autres pays où vous pourriez suivre les mouvements de votre cœur, célébrer la bonté de Dieu comme il vous a paru digne de lui. Malgré cela, n’ayez jamais de projet pour vous éloigner de votre pays, gardez-vous de porter vos talents et vos arts chez vos voisins, ce serait tendre à faire naître la misère dans notre province, ce serait vous exposer à devenir un jour les ennemis de votre patrie, à porter les armes contre elle, à verser le sang de vos frères. »

Il fut heureux pour la cause de la liberté de conscience, que les gouvernants ne se rendissent pas compte, de ce que la théorie de l’obéissance absolue au prince, prêchée par les pasteurs, leur eût tout permis, sans lasser la patience de huguenot des persécutés.

Mais le souvenir de l’insurrection des Cévennes hantait la cervelle des gouverneurs et des intendants ; chaque fois que la France était attaquée par ses ennemis, on interrompait les persécutions, dans la crainte de voir les huguenots suivre l’exemple des terribles montagnards qui avaient tenu en échec les armées du grand roi.

Sauf le parti militaire de l’émigration, les réfugiés, ainsi que les nouveaux convertis, n’attendaient la restauration du culte protestant en France que d’un changement de politique qui serait spontanément adoptée par le gouvernement ou qui lui serait imposé par un traité conclu avec les puissances protestantes.

Pendant plus de vingt ans, ils persistèrent à espérer que ces puissances profiteraient de leurs succès militaires pour obtenir de Louis XIV, par des négociations, le rétablissement du culte protestant en France. Invoquant les précédents des traités de Westphalie, de Munster et d’Osnabruck, à l’occasion desquels on avait vu le roi de France défendre, contre la maison d’Autriche, les intérêts des princes protestants de l’Allemagne, ils demandaient que le roi Guillaume et ses alliés fissent une condition de la paix du rappel des réfugiés et du rétablissement de l’édit de Nantes en France.

Les plénipotentiaires protestants à Ryswick se bornèrent à remettre à l’ambassadeur de France un mémoire lui recommandant ces pauvres gens, afin qu’il leur fût procuré le soulagement après lequel ils soupiraient depuis si longtemps. Louis XIV, irrité de la faiblesse qu’avait montrée son ambassadeur en prenant ce mémoire avec promesse de l’envoyer à la cour, fit déclarer officiellement que ce mémoire n’avait pu lui être remis, bien qu’il l’eût reçu.

Quoique Guillaume, en 1697 eût refusé de risquer d’accrocher les négociations de paix pour un objet aussi secondaire que les réclamations des huguenots de France, cependant, en 1713, les délégués des réfugiés insistent encore vivement auprès des plénipotentiaires protestants pour qu’il soit inséré dans le traité d’Utrecht une clause relative au rappel des émigrés en France.

Mais depuis 1709, une partie des réfugiés s’étaient fait naturaliser dans leurs pays d’adoption, dont ils s’étaient considérés aussi longtemps comme des hôtes passagers, et ; parmi les émigrés, il s’était formé un parti puissant hostile au retour en France.

Quant aux puissances protestantes, nulle d’entre elles ne désirait voir rentrer en France les émigrés qui avaient versé leur sang sur tous les champs de bataille pour elles, les avaient dotées d’industries florissantes et avaient su faire un jardin de leurs terres incultes, même des sables de la Prusse et du Holstein. Par bienséance, les ministres de la reine Anne formulèrent une demande de rappel des réfugiés, mais ils ne tentèrent pas de triompher des résistances obstinées de Louis XIV, ils eussent comme les plénipotentiaires des autres puissances protestantes, bien regretté de voir cette demande obtenir satisfaction.

Les puissances protestantes savaient bien, en effet, que c’était la persécution qui leur avait valu, outre tant de bons marins et de valeureux soldats, le concours de nos fabricants et de nos ouvriers, leur apportant nos secrets agricoles et industriels ainsi que les capitaux nécessaires pour les utiliser, ce qui leur avait permis de cesser d’être, comme par le passé, les tributaires de la production française.

La signature du traité d’Utrecht avait fait perdre définitivement aux réfugiés l’espoir d’obtenir leur rappel en France par l’intervention des puissances protestantes ; ils eurent cependant encore cette illusion à la mort de Louis XIV, de croire que le régent allait spontanément renoncer à la politique d’intolérance qui leur avait fermé si longtemps les portes de leur patrie, mais ils furent ; bientôt cruellement détrompés : Enfin, en 1724, l’édit remettant en vigueur toutes les ordonnances édictées par Louis XIV, vint signifier un ordre éternel d’exil à tous les émigrés qui s’obstinaient à espérer contre toute espérance, tant le regret du pays natal leur tenait à cœur.

Quatre cents familles huguenotes établies dans la Caroline, voyant qu’elles doivent perdre l’espoir de rentrer en France, demandent qu’on leur accorde au moins la permission de s’établir en Louisianne, sur une terre française, à la seule condition que sur cette terre lointaine on leur accordera la liberté de conscience. À cette patriotique requête, Pontchartrain répond : « Que le roi n’avait pas chassé ses sujets protestants de ses États d’Europe pour leur permettre de former une république dans ses possessions d’Amérique »

N’est-ce pas chose touchante que la persistance de l’amour de la France, chez ces réfugiés que la persécution avait chassés de leur patrie et qui rêvaient toujours de venir mourir sur une terre française ?

Le Gouvernement, aussi bien sous la régence et sous Louis XV que sous Louis XIV interdisait aux réfugiés de revenir individuellement en France, soit pour s’y fixer, soit même pour n’y faire qu’un séjour passager, à moins qu’ils ne consentissent à abjurer.

Ainsi Bancillon conte qu’un sieur de la Roche vint à la France en 1713 avec un passeport de l’ambassadeur de France, d’Aumont, et un autre de la reine d’Angleterre, qui avait beaucoup de considération pour lui.

M. de la Roche était de Montpellier et il espérait qu’en allant respirer l’air natal, sa santé se rétablirait, mais à Paris, on lui montre un ordre qui défend à tout réfugié de rentrer dans le royaume à moins de faire abjuration ; il ne pousse pas plus loin que Paris et revient au plus vite en Angleterre. En 1753 encore, le réfugié Arnaud, malgré l’appui de la duchesse d’Aiguillon, ne peut obtenir la permission d’entrer en France pour conduire sa femme malade dans le Dauphiné. À la mort de Louis XIV, plusieurs réfugiés croient pouvoir rentrer dans leur patrie, pensant que, à l’occasion des changements qui viennent d’arriver, on ne les contraindra point à abjurer.

Les commandants de troupes écrivent aux évêques pour leur dire de réclamer aux curés l’état des fugitifs qui sont rentrés dans leurs paroisses, afin que les troupes obligent ceux-ci soit à abjurer, soit à repasser la frontière. Le régent, apprenant que Henri Duquesne, le fils de l’amiral, est venu à Paris, le fait prévenir par le lieutenant de police de La Reynie, d’avoir à sortir immédiatement du royaume, sous peine d’être jeté à la Bastille. Et pendant tout le règne de Louis XV, on tient la main à la stricte observation de cette règle : ne permettre aux réfugiés la rentrée en France qu’au prix d’une abjuration. En 1756, le réfugié Télégny prie l’intendant Lenain d’intervenir pour qu’il lui soit permis de revenir, sans subir cette dure condition. Le secrétaire d’État, Saint-Florentin répond à Lenain : « Je conviens avec vous qu’il serait plus avantageux à l’État de ne pas tant perdre de sujets, ou d’en recouvrer davantage, mais la loi est faite et subsiste depuis longtemps dans toute sa rigueur, et ce serait renverser l’ouvrage de soixante ans que d’y porter la moindre atteinte. »

En 1763, l’archevêque de Canterbury demande qu’on laisse entrer en France le réfugié Bel et qu’on lui rende ses biens qui on été confisqués. Saint-Florentin répond au duc de Choiseul, qui lui avait transmis cette demande, quelle n’est pas susceptible de faveur et il motive ainsi son refus : « Si M. Bel se présentait en qualité de catholique pour obtenir son retour en France et le rétablissement dans tous ses droits civils, il pourrait mériter d’être écouté, mais les déclarations du roi de 1698 et de 1725, excluent pour toujours du royaume tout Français réfugié pour cause de religion, à moins qu’il n’ait abjuré. Il paraît qu’on ne doit pas non plus y laisser revenir, ni encore moins rétablir dans ses biens, un homme qui a été condamné pour fait de religion, et qui n’a pas, autant qu’il est en lui, et par une abjuration indiquée par la loi, réparé le crime qui a fait le texte de sa condamnation. Ce serait réintégrer dans le royaume un coupable, autorisé, pour ainsi dire, dans son erreur, et aussi dangereux pour la religion que pour l’État. »

Ainsi que nous l’avons dit, au début de l’émigration, les réfugiés avaient afflué en Suisse, en Hollande, en Angleterre et dans les états de l’Allemagne, et bien qu’ils se groupassent pour se constituer une sorte de petite France sur le sol étranger, ils ne s’éloignaient pas, afin de pouvoir saisir la première occasion de revenir dans leur patrie.

Ce ne fut qu’après avoir perdu l’espoir de rentrer en France que les réfugiés se dispersèrent sur tous les points du globe, devenant une sorte de rosée féconde et civilisatrice pour le monde entier. On trouve un assez grand nombre de réfugiés en Danemarck, à Copenhague, à Altona, à Frédéricia et à Gluckstadt, il y en a en Russie, à Saint-Pétersbourg et à Moscou ; quelques uns même allèrent s’établir sur les bords du Volga. En Suède, l’intolérance luthérienne réduisit l’émigration à fort peu de chose. Beaucoup de réfugiés s’établirent dans les provinces de l’Amérique anglaise ; la Caroline du Sud, entre autres, donna asile à un assez grand nombre d’émigrants, pour recevoir des Américains, la qualification de la maison des huguenots dans le nouveau monde.

Quelques centaines de huguenots s’établirent à Surinam, dans la Guyane Hollandaise. Quelques milliers se fixèrent au cap de Bonne-Espérance et c’est une famille de réfugiés, les Desmarets, qui dota cette colonie hollandaise du fameux vin de Constance. En 1795, un du Plessis, descendant d’une famille noble de réfugiés, défendit avec une poignée de burghers un défilé, si courageusement, que le général anglais devenu gouverneur de la colonie, lui offrit un fusil d’honneur.

« On força, dit Rabaut Saint-Étienne, trois ou quatre cent mille Français à s’exiler de leur patrie. Ils allèrent enrichir de leurs travaux la Suisse, dix provinces de l’Allemagne, les campagnes de Hollande, d’Angleterre, de Danemarck, de Suède et les sables arides du Brandebourg. Ce furent eux qui firent le fond des premiers établissements de ces colonies anglaises de l’Amérique qui étonnent aujourd’hui l’ancien continent. Ils passèrent les premiers au cap de Bonne-Espérance, où ils plantèrent la vigne pour y conserver le souvenir de leur ancienne patrie. On en trouve dans tous les établissements des Européens, en Asie et en Afrique, et dans quel pays n’en trouverait-on pas ? Sur le rocher de Sainte-Hélène, près du pôle austral, dans cette île délicieuse située entre l’Asie et l’Amérique, à quatre mille lieues de leur patrie, on a trouvé des réfugiés français. »

L’obstination mise par Louis XIV à refuser de rappeler les huguenots en France, n’aurait pas amené cette dispersion des réfugiés, si le grand roi n’avait pas commis cette nouvelle faute de faire échouer le projet conçu en 1689, par Henri Duquesne, le fils de l’amiral, de réunir tous les réfugiés et de fonder avec eux, à l’île Bourbon, une nouvelle France protestante, placée sous le protectorat de la Hollande. Des circulaires avaient annoncé à tous les réfugiés de l’Angleterre, du Brandebourg, de la Suisse, de l’Allemagne et de la Hollande, le prochain départ pour la terre promise. Les États généraux de Hollande avaient autorisé Duquesne à équiper dix vaisseaux, les préparatifs avaient été poussés avec tant d’ardeur que, dans les premiers mois de 1690, les vaisseaux à l’ancre au Texel, n’attendaient plus que le signal du départ. La Trigodière, capitaine du génie qui devait fortifier était déjà embarqué avec une partie des colons, le comte de Monros, qui devait prendre les devants, allait mettre à la voile, lorsque tout à coup Duquesne annonce qu’il renonce à son projet.

Il fait débarquer les colons et désarmer les vaisseaux.

Qu’était-il arrivé ? L’espion de l’ambassadeur de France en Hollande, Tillières, avait appris que les huguenots allaient s’embarquer, emportant douze cent mille livres d’espèces, pour fonder une république protestante sous la présidence de Duquesne. Un des capitaines des émigrants lui avait dit qu’il y aurait là quatre cent personnes bien décidées à se battre et à se faire sauter à la dernière extrémité. Faisant observer que, pourvu qu’on prît l’argent, ce ne serait pas une grande perte que celle de la personne des émigrants, l’honnête Tillières avait demandé que le gouvernement français envoyât des vaisseaux pour s’opposer au débarquement des colons, et il avait été fait droit à sa demande. Duquesne, en apprenant que des vaisseaux de guerre partaient de France pour livrer bataille à la flottille qu’il allait conduire à l’île Bourbon, avait cru devoir renoncer à son expédition, afin de ne pas violer le serment qu’il avait fait à son père, de ne jamais combattre contre les Français.

Ce projet de création d’une France protestante au delà des mers, rêvé par Coligny au XVIe siècle ; eût certainement réussi au moment où Duquesne voulait le réaliser, car alors, les huguenots émigrés n’avaient pas encore pris racine dans les pays qui leur avaient donné asile. Dans la seconde, moitié du XVIIIe siècle, le pasteur Gilbert, à la suite d’une recrudescence de persécution contre les huguenots de France, voulut reprendre le projet de Duquesne, mais il n’était plus temps ; les réfugiés s’étaient fondus avec les peuples qui les avaient accueillis, et les huguenots ou nouveaux convertis restés dans leur pays, n’avaient plus la même ardeur d’émigration. Gilbert n’aboutit qu’à faire sortir de France en 1764, une poignée de nouveaux émigrants qui allèrent rejoindre les réfugiés établis depuis longtemps dans la Caroline.

On regrette d’autant plus vivement l’avortement du projet de Duquesne ; quand on réfléchit au rôle prépondérant que les réfugiés et leurs descendants ont joué dans toutes les guerres que la France a eu à soutenir depuis la révocation de l’édit de Nantes.

La petite armée de onze mille hommes avec laquelle Guillaume d’Orange alla conquérir le trône d’Angleterre et détrôner Jacques, l’allié de Louis XIV ; comptait trois régiments d’infanterie et un escadron de cavalerie, composés entièrement de réfugiés. En outre, sept cent trente six officiers, formés à l’école de Turenne et de Luxembourg, étaient répartis dans les divers régiments de l’armée de Guillaume, armée dont le commandant en chef était le maréchal de Schomberg, et ou l’artillerie était commandée par Goulon, un des meilleurs élèves de Vauban. À la bataille de la Boyne, en 1688, le Maréchal de Schomberg décida de la victoire en entraînant ses soldats par ces paroles : « Allons, mes amis, rappelez votre courage et vos ressentiments, voilà vos persécuteurs ! » Au combat de Neuss, les grands mousquetaires, corps composé de réfugiés ; attaquèrent les troupes françaises avec fureur.

Au siège de Bonn, les corps de réfugiés, commandés pour l’assaut, sur leur demande expresse, se précipitèrent avec un tel acharnement que tous les ouvrages extérieurs furent emportés ; ce qui entraîna le lendemain la reddition de la place. À la Marsaille, les réfugiés sont décimés, Charles de Schomberg est tué ; comme son père l’avait été à la Boyne, après avoir chèrement fait acheter la victoire à Catinat. À Fleurus de Schomberg avait empêché Luxembourg de tirer parti de la victoire.

Ruvigny, fait comte de Galloway, triomphe à Agrim ; à Nerwinde il soutient presque seul, à la tête de son régiment, l’effort de toute la Cavalerie française, et couvre, par une résistance désespérée la retraite de l’armée anglaise. En 1706, il entre à Madrid à la tête de l’armée anglaise victorieuse, et fait proclamer Charles III, le prétendant autrichien opposé à Philippe V. Il avait eu un bras emporté par un boulet au siège de Badajoz, et il fut blessé d’un coup de sabre à la figure à la bataille d’Almanza. C’est à cette bataille que le régiment de réfugiés, commandé par le Cévenol Cavalier, se trouva en face d’un régiment français qui avait pris part à la terrible guerre des Cévennes.

Les deux régiments s’abordèrent à la baïonnette et s’entr’égorgèrent avec une telle furie qu’il n’en resta pas trois cents hommes.

Enfin partout, en Irlande, sur le Rhin, en Italie et en Espagne ; les corps de réfugiés furent le plus solide noyau des troupes opposées à l’armée de Louis XIV ; partout ils versèrent leur sang pour leurs patries d’adoption.

De tous les États de l’Europe, c’est la Prusse qui a le plus largement profité, pour le développement de sa puissance militaire, de la double faute, qu’avait commise Louis XIV, en obligeant ses sujets huguenots à quitter leur pays, et en empêchant Duquesne de réunir tous les réfugiés à l’île Bourbon.

L’armée de Frédéric Guillaume, comptait les grands mousquetaires, les grenadiers à cheval, les régiments de Briquemault et de Varennes, et les cadets de Courmaud, corps exclusivement composé de réfugiés. En 1715, c’est le réfugié Jean de Bodt, major général, qui, ayant sous ses ordres de Trossel et de Montargues, deux autres réfugiés, dirige les opérations militaires sur les bords du Rhin, jusqu’aux traités de Radstadt et de Bade ; sous Frédéric II, les fils des réfugiés prennent une part glorieuse à la guerre de Sept Ans et les noms de neuf généraux d’origine française sont inscrits sur le socle de la statue élevée dans la ville de Berlin à Frédéric le Grand.

Il est difficile de savoir quel est le nombre des descendants de réfugiés qui ont fait partie de l’armée d’invasion en 1870, car, après Iéna, un grand nombre d’entre ces descendants avaient germanisé leurs noms de manière à les rendre méconnaissables.

Bien avant cette époque, dit Weiss, beaucoup de réfugiés ; ayant perdu tout espoir de retour dans leur patrie, avaient traduit leurs noms français en allemand. Lacroix était devenu Kreutz, Laforge Schmidt, Dupré Wiese, Sauvage Wied, etc.

Ce fait de la germanisation des noms rend donc bien incomplète l’indication que peut donner le relevé des noms français pour déterminer le nombre des descendants des réfugiés dans l’armée d’invasion. Quoi qu’il en soit, sur l’état de l’armée prussienne au 1er août 1870, figurent, rien que pour l’état-major, les généraux et les colonels, quatre-vingt-dix noms dont l’origine française ne saurait faire aucun doute.

Voici ces noms :

Généraux (de toutes armes) : De Colomier, de Berger, de Pape, de Gros, de Bories, de Montbary, de Malaise, Mulzer, de la Roche, de Jarrys, de Gayl, de Memerty, de Busse, du Trossel, de Colomb, Girod de Gaudy ; de Ruville.

Colonels et lieutenants-colonels d’état-major : De Loucadou, Verdy du Vernois, de Verri, Faber du Faur.

Chefs d’escadron d’état-major : Seyssel d’Aix, d’Aweyde, de Parseval, Manche.

Capitaines d’état-major : Cardinal, de Chappuis, Mantey, de Noville, Menges, D’Aussin, Baron de la Roche.

Lieutenants d’état-major : De Collas, de Palezieux, Menin Marc ; de Bosse, de Rabenau, baron Godin, Surmont, de Nase, comte de Villers, de Baligand, Chelpin, de Roman, Jarry de la Roche, de Lières.

Officier de marine : Le Tanneux de Saint-Paul.

Colonels et lieutenants-colonels de cavalerie : De Loë, Arent, de Busse, Rode.

Colonels et lieutenants-colonels d’infanterie : De Barby, Laurin, Duplessis, Colomb, de Reg, Conrady, de Bessel, Valeritini, de Montbé, de Berger, de Conta, de Legat, de Busse.

Artillerie : De Mussinan, de Borries, baron de Lepel, de Pillement, Blanc, de Malaisé, de Selle, Gaspard, Gayl.

Génie, pontonniers : Bredan, Ney, Bredan (lieutenant), Hutter, de Berge, Lille, Mache.

Si ces officiers et ces soldats huguenots que la persécution avait chassés de France et qui mettaient leur furie française au service des puissances étrangères ; ne s’étaient pas sans cesse trouvés face à face avec ceux-là même qui les avaient dépouillés et tourmentés, s’ils avaient eu une nouvelle patrie toute française au-delà des mers, la violence de leurs ressentiments se fût vite apaisée. Ils auraient promptement repris ce cœur français, que Dieu et la naissance leur avaient donné, dit Jurieu, et qu’on avait eu tant de peine à leur arracher.

L’émigration protestante eût d’ailleurs apporté à la nouvelle France, non seulement les soldats aguerris qui versaient leur sang sur tous les champs de bataille de l’Europe, mais encore tous les éléments constitutifs d’un peuple pouvant aspirer à de hautes et prospères destinées ; elle lui eût donné, en effet, des savants, des diplomates, des ingénieurs, des matelots, des commerçants, des manufacturiers, des ouvriers de toutes les industries, des agriculteurs, des vignerons, des horticulteurs, etc., enfin des capitaux considérables pour créer son outillage industriel et agricole.

À quel avenir n’eût pu prétendre cette république protestante française ; groupant tous ces éléments de force et de richesse, qui se sont dispersés sur tant de points du globe ?

Grâce à la double faute commise par Louis XIV, de s’être refusé à rappeler les huguenots en France, et d’avoir empêché la création d’une nouvelle France protestante à l’île Bourbon, ce sont les puissances ennemies, ou rivales de notre pays qui ont profité de l’émigration qui était un désastre pour la France.

L’ambassadeur de France ayant demandé au roi de Prusse, raconte Tissot, ce qui pourrait lui faire plaisir, le roi lui répondit : « ce que votre maître peut me faire de plus agréable, c’est une seconde révocation de l’édit de Nantes. »

Les puissances protestantes eussent toutes pu en dire autant, car voici ce que les réfugiés avaient, au dire de Michelet, fait pour les pays qui leur avaient donné asile : « Ils avaient fait un jardin des sables de la Prusse et du Holstein, porté la culture en Islande, donné à la rude Suisse les légumes, la vigne, l’horlogerie, enseigné à l’Europe les assolements, le mystère de la fécondité. Aux bords de la Baltique on les croyait sorciers, leur voyant pratiquer l’art innocent de doubler, panacher les fleurs. Par Lyonnet et Bonnet, ils continuaient Swammerdam, ouvraient le sein de la nature. Par Jurieu Saurin, ils préparaient Rousseau. Denis Papin porte à l’Angleterre, le secret qui, plus tard, donnera à quinze millions d’hommes les bras de cinq cents millions, donc la richesse et Waterloo : »

L’Angleterre, la Hollande, la Suisse, la Prusse et les autres États de l’Allemagne, avaient hérité de nos manufacturiers les plus riches et les plus intelligents et de leurs ouvriers les plus habiles, qui avaient apporté à leurs nouvelles patries leur savoir faire, leur secrets industriels et les moyens de les mettre en œuvre. Grâce aux réfugiés, les divers États de l’Europe cessèrent d’être tributaires de la France pour une foule d’industries, la soierie, la draperie, la chapellerie, la ganterie, les toiles, le papier, l’horlogerie, etc. ; aujourd’hui (en 1886) toutes ces industries ont fait de tels progrès dans les pays où les ont importées les émigrants français, qu’elles font une redoutable concurrence aux produits similaires de notre pays.

On n’estime pas moins de trois ou quatre cent mille le nombre des émigrants qui s’établirent à l’étranger, et, l’on calcule que la persécution religieuse a fait, en outre, cent mille victimes qui trouvèrent la mort, dans les massacres des assemblées, dans les luttes des Cévennes, sur la route de l’exil, au fond des cachots, sur les bancs des galères, sur la potence, sur la route et sur le bûcher.

La perte qu’a subie la France ne peut s’évaluer d’après le nombre des émigrés et des victimes, car on ne peut évaluer par têtes une perte d’hommes, comme on ferait pour du bétail, l’instruction et l’intelligence établissant entre les hommes une grande différence au point de vue de la valeur sociale. Or, les protestants formaient la meilleure partie de cette classe moyenne, industrieuse et éclairée qui a fait la grandeur et la prospérité des nations modernes.

« Les protestants, dit Henri Martin, étaient fort supérieurs, en moyenne, sinon à la bourgeoisie catholique de Paris et des principaux centres de la civilisation française, du moins à la masse du peuple, et les émigrants étaient l’élite des protestants. Une multitude d’hommes utiles, parmi lesquels beaucoup d’esprits supérieurs, laissèrent en France des vides effrayants, et allèrent grossir les forces des nations protestantes ; la France baissa de ce qu’elle perdit et de ce que gagnèrent ses rivales.

« Elle s’appauvrit, non pas seulement des Français qui s’exilent, mais de ceux bien plus nombreux, qui restent malgré eux, découragés, minés, sans ardeur au travail ni sécurité de la vie ; c’est réellement l’activité de plus d’un million d’hommes que perd la France, et du million qui produisait le plus. »

Quant à Quinet, il montre ainsi le grand vide que fit dans l’esprit de la nation française, la proscription des protestants :

« Ce fut, dit-il, un immense dommage, pour la révolution française d’avoir été privée du peuple proscrit à la Saint-Barthélemy et à la révocation de l’édit de Nantes…

« Quand vous voyez dans l’esprit français les si grands vides, qu’il serait désormais puéril de nier, n’oubliez pas que la France s’est arrachée à elle-même le cœur et les entrailles par l’expulsion ou l’étouffement de près de deux millions de ses meilleurs citoyens. Qu’y a-t-il de plus sérieux et de plus persévérant que le calvinisme, le jansénisme de Port royal ? La violence nous a diminués, mais c’est notre honneur qu’il a fallu la proscription de cinq cent mille des nôtres, l’extirpation d’une partie de la nation, pour nous réduire a la frivolité dont on nous accuse aujourd’hui… Il y avait chez nous, un juste équilibre de gravité et de légèreté, de fond et de formes, de réalité et d’apparences. Est-ce notre faute, si la violence Barbare nous a ôté le lest ? … Que n’eût pas été la France si, avec l’éclat de son génie, elle se fût maintenue, entière, je veux dire, si, à cette splendeur, elle eût joint la force de caractère, la vigueur d’âme, l’indomptable ténacité de cette partie de la nation qui avait été retrempée par la réforme. »

Le mal que l’émigration avait fait à la France, Louis XIV eût pu le réparer en partie, s’il se fût résigné à rappeler les huguenots et à tolérer en France l’exercice du culte protestant ; mais il se refusa obstinément à revenir sur ses pas, alors même que, sans argent et sans armée il se trouvait dans l’impossibilité de continuer la lutte contre les puissances catholiques, liguées avec ces puissances protestantes dont il s’était fait d’irréconciliables ennemies, en se faisant le Pierre l’Hermite du catholicisme, aussi bien au-dehors qu’au-dedans des frontières de son royaume.

Après lui, le régent songea un instant à ce rappel des huguenots, considérant, dit Saint-Simon, « le gain du peuple, d’arts, d’argent et de commerce que la France ferait en un moment par ce rappel si désiré », mais il se laissa bien facilement déconseiller de réaliser ce projet.

Pourquoi l’idée de rouvrir les portes de la France aux réfugiés, à leurs enfants et à leurs petits enfants fut-elle toujours repoussée par le gouvernement, aussi bien sous la Pompadour et sous la Dubarry que du temps de la dévote Maintenon ?

Parce que la tradition administrative était, que l’intérêt de l’État exigeait qu’aucun réfugié ne pût rentrer en France sans avoir abjuré, à raison de cette fiction légale qu’il n’y avait plus de protestants dans le royaume. Or, ainsi que le fait observer Rulhières, sous les gouvernements arbitraires, si les principes peuvent changer, d’un règne à l’autre, même d’un ministre à l’autre, il y a quelque chose qui reste immuable, c’est la tradition administrative.

La Constituante essaya de réparer la faute commise par la monarchie de droit divin ; elle décréta que les descendants des religionnaires fugitifs pourraient revenir en France, y reprendraient l’exercice de leurs droits civils et politiques, et rentreraient en possession des biens invendus et non adjugés de leurs familles, restés sous la régie des domaines.

C’est grâce à cette mesure réparatrice, que plusieurs familles de réfugiés, les Odier, les la bouchère, les Pradier, les Constant, les Bitaubé, les Pourtalès, purent rendre quelques-uns de leurs membres à la mère patrie. Mais il était trop tard pour que le rappel des huguenots pût avoir un effet efficace ; après un si long temps écoulé depuis que les réfugiés avaient quitté la France, leurs descendants s’étaient fondus dans les nations qui avaient donné asile à leurs familles, le désastre de l’émigration était devenu irréparable.

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