Chapitre V Les dragonnades

Ce qu’était l’armée. – Les logements militaires. – Les dragonnades. – L’édit de révocation. – Expulsion des ministres. – Un article de l’édit de révocation. – Pillage. – Violences. – Tortures. – Les coupables et les Loriquet du XIX e siècle. – L’exode des huguenots.

Sous Louis XVI, l’armée royale n’était qu’un ramassis de bandits, provenant soit de la milice, soit du recrutement. Pour la milice, les communes donnaient tous les mauvais sujets, tous les vagabonds dont elles voulaient purger leur territoire, et les officiers recruteurs acceptaient sans difficulté le pire des vauriens, pourvu qu’il fût robuste et vigoureux. Pour le recrutement, opéré par violence ou par ruse, c’était une véritable chasse à l’homme que faisaient les recruteurs, par les rues et les grands chemins, dans les cabarets, les tripots et les prisons même. Le résultat de cette chasse à l’homme était de convertir en recrues pour l’armée royale, des gens de sac et de corde, des voleurs, des évadés du bagne. Un jour, une chaîne de quatre-vingt-dix-neuf forçats a la chance de se trouver sur le passage du roi ; par suite de cette heureuse rencontre, cette centaine d’honnêtes gens, au lieu d’être conduits aux galères, sont incorporés pour six ans dans l’armée du roi. Un autre jour c’est le contrôleur général qui, à un intendant lui demandant les ordres nécessaires pour faire conduire au bagne des bohémiens condamnés aux galères, répond de tenir dans les prisons d’Angoulême, tous ceux d’entre les condamnés qui peuvent porter les armes, jusqu’à ce qu’il passe une recrue à laquelle ils seront joints. Sur les extraits d’interrogatoire de Bicêtre, on trouve un avis favorable à la demande de prendre parti dans les troupes faite par Adam, scélérat de premier ordre, fameux fripon, chef de filous. – Cette promiscuité étrange entre les prisons, le bagne et l’armée, semblait chose si naturelle qu’il était de règle, de donner aux déserteurs et aux réfugiés la faculté d’opter entre les galères et le service militaire.

Ainsi, par exemple, les réfugiés Lebadoux et Jean Bretton, faits prisonniers, s’engagent dans l’armée pour éviter les galères. Perrault est condamné aux galères pour émigration, l’intendant de Franche-Comté écrit au ministre : « Comme il est d’ailleurs jeune et bien fait, si Sa Majesté jugeait à propos de commuer sa peine, en celle de le servir pendant un temps dans ses troupes, il lui serait plus utile comme soldat que comme galérien. »

On comprend ce que pouvait valoir une armée composée de tels éléments ; qu’elle fût campée en France ou en pays ennemi, suivant l’énergique expression du temps, elle mangeait le pays ; quant à l’habitant, il était à la discrétion du soldat qui pouvait impunément piller, battre, voler, violer et maltraiter ses hôtes. – Que se passe-t-il, en Bretagne, lorsqu’en 1675, on a amené, par de bonnes paroles à se disperser ceux qui s’étaient soulevés à la suite de l’établissement de taxes excessives et illégales ? Les troupes entrent dans la province et, disent les relations du temps, « les soldats jettent leurs hôtes par la fenêtre après les avoir battus, violent les femmes, lient des enfants tout-nus sur les broches pour les faire rôtir, brûlent les meubles, etc. »

Nous n’avons pas besoin de rappeler les scènes de la désolation des provinces du midi ordonnée en 1683 par Louvois, ni les horreurs commises pendant la guerre des Cévennes par les soldats du roi.

Mais, pour juger de ce que pouvaient faire de tels bandits, il n’est pas inutile de rappeler leurs exploits à l’étranger, en Hollande et dans le Palatinat, avant les dragonnades ; en Savoie, après cette croisade à l’intérieur. Quel spectacle l’armée du grand roi donne-t-elle en Hollande ?

« Trois cent mille gueux, dit Michelet, sans pain, ni solde, jeûnant il est vrai, mais s’amusant, pillant, brûlant, violant. Les soldats, sans frein ni loi, par-devant les officiers faisaient de la guerre royale une jacquerie populaire en toute liberté de Gomorrhe. »

Que se passe-t-il encore quelques années plus tard, quand l’armée de Louis XIV se présente devant Heidelberg, ville ouverte et après que la population valide s’est enfuie, en s’écrasant aux portes, dans le château dont le gouverneur a fait enclouer les canons ?

Les faibles, les dames et les enfants refoulés dans la ville, s’entassent dans les églises. Le soldat entre sans combat, et, à froid, il tue parfois un peu, puis bat, joue et s’amuse, met les gens en chemise. Quand ils entrent dans les églises et voient cette immense proie de femmes tremblantes, l’orgie alors se rue, l’outrage, le caprice effréné. Les dames, leurs enfants dans les bras, sont insultées, souillées par les affreux rieurs et exécutées sur l’autel. Près de ces demi-mortes, laissées là, la joyeuse canaille fait sortir les vrais morts, les squelettes, les cadavres demi-pourris des anciens Électeurs. Effroyable spectacle ! « Ils arrivent dans leurs bandelettes, traînés la tête en bas… »

En 1685, alors que les dragonnades touchent à leur fin en France, Louis XIV envoie quelques milliers des étranges missionnaires qui viennent de convertir les huguenots, pour débarrasser son allié le duc de Savoie des hérétiques des vallées à Pignerol.

Déjà les hommes en état de combattre, désarmés à la suite de perfides négociations, avaient été entassés dans les prisons de Turin, où la peste les avait presque tous emportés.

L’armée française, en arrivant sur le territoire de la Savoie, ne trouve donc devant elle aucun combattant, elle n’a d’autre chose à faire que de massacrer.

« Restent, dit Michelet, les femmes, les enfants, les vieillards que l’on donne aux soldats. Des vieux et des petits, que faire, sinon les faire souffrir ? On joua aux mutilations, on brûla méthodiquement, membre par membre, un à un, à chaque refus d’abjuration. On prit nombre d’enfants, et jusqu’à vingt personnes, pour jouer à la boule, jeter aux précipices…On se tenait les côtes de rire à voir les ricochets ; à voir les uns légers, gambader, rebondir, les autres assommés comme plomb au fond des précipices tels accrochés en route aux rocs et éventrés, mais ne pouvant mourir, restant là aux vautours. Pour varier, on travailla à écorcher un vieux, Daniel Pellenc ; mais la peau ne pouvant s’arracher des épaules, remonta par-dessus la tête. On mit une bonne pierre sur ce corps vivant et hurlant, pour qu’il fît le souper des loups. Deux sœurs, les deux Victoria, martyrisées, ayant épuisé leurs assauts, furent, de la même paille qui servit de lit, brûlées vives. D’autres, qui résistèrent, furent mises dans une fosse, ensevelies. Une fut clouée par une épée en terre, pour qu’on en vînt à bout. Une, détaillée à coups de sabre, tronquée des bras des jambes, et ce tronc informe fut violé dans la mare de sang »

Élie Benoît dit de son côté : « Ils pendaient et massacraient les femmes comme les hommes ; mais ils violaient ordinairement les femmes et les filles avant de les tuer, et après cela, non contents de les assommer, ils leur arrachaient les entrailles, ils les jetaient dans un grand feu ; ils les coupaient en morceaux et s’entrejetaient ces reliques de leur fureur. »

Après les massacres, la dévastation impitoyable du pays.

Catinat écrit à Louvois : « Ce pays est parfaitement désolé, il n’y a plus du tout ni peuple, ni bestiaux, j’espère que nous ne quitterons pas ce pays-ci, que cette race des Barbets n’en soit entièrement extirpée. » Louvois ne trouve pas la désolation assez parfaite, il écrit au marquis de Feuquières : « Le roi a appris avec plaisir ce qui s’est passé dans la vallée de Luzerne, dans laquelle il eût été seulement à désirer que vous eussiez fait, brûler tous les villages où vous avez été. »

Louvois avait déjà donné de semblables ordres dans le Palatinat. Un jour, apprenant que les troupes se sont contentées de brûler seulement à moitié, une ville, il ordonne de brûler tout jusqu’à la dernière maison et enjoint de lui faire connaître les officiers qui ont ainsi failli à la ponctuelle exécution des volontés du roi, afin qu’ils soient punis d’une façon exemplaire.

Un autre jour, il apprend que les habitants d’une autre ville, qui a été complètement détruite conformément à ses instructions, s’obstinent à venir chercher un gîte au milieu des ruines, il écrit : « Le moyen d’empêcher que ces habitants ne s’y rétablissent, c’est après les avoir avertis de ne point le faire, de faire tuer tous ceux que l’on trouvera vouloir y faire quelque habitation. »

Ce n’était pas en donnant de semblables instructions, que Louvois pouvait faire disparaître les habitudes invétérées de banditisme de l’armée royale, tout au contraire ; il n’est donc pas surprenant que le jour où il se décida à ordonner aux soldats logés chez les huguenots, de faire tout le désordre possible, pour amener la conversion de leurs hôtes, il ne fût d’avance déterminé à fermer les yeux sur les actes les plus odieux et les plus violents de ses missionnaires bottés, ainsi qu’on les appelait.

Mais il était trop politique pour ne pas masquer le but qu’il poursuivait et pour vouloir que la persécution prît au début le caractère qu’elle avait eue en Hongrie, en 1672 : « Les jésuites, menant avec eux des soldats, surprenant chaque village, et convertissant le hongrois qui voyait sa femme sous le fusil… des ministres brûlés vifs, des femmes empalées au fer rouge, des troupeaux d’hommes vendus aux galères turques et vénitiennes. » (Michelet).

C’est au commencement de l’année 1681, que Marillac, intendant du Poitou, soumit à Louvois son plan de convertir les huguenots en logeant exclusivement chez eux les troupes et lui demanda d’envoyer dans le Poitou des soldats pour mettre à exécution ce plan que le hasard ou sa malice, dit Élie Benoît, lui avait fait découvrir.

Louvois comprit que, pour reprendre dans l’État le rôle prépondérant qu’il avait perdu depuis que les affaires de religion avaient fini par prévaloir sur toutes les autres dans l’esprit du roi, c’était un excellent moyen, ainsi que le disent les lettres du temps, de mêler du militaire à l’affaire des conversions. Mais, il jugea nécessaire de dissimuler qu’il voulait obtenir par la violence, la conversion des huguenots, tout au moins jusqu’au moment où l’importance des résultats déjà acquis, empêcherait de pouvoir revenir en arrière. – C’est pourquoi, après avoir fait signer au roi une ordonnance, exemptant pendant deux ans du logement des gens de guerre les huguenots qui se convertiraient, il se borne à obtenir la permission de faire passer dans les villes huguenotes des régiments dont la seule présence amènerait des conversions. En effet, disait-il, si les huguenots se convertissent pour toucher une pension ; ou une faible somme d’argent, ils seront encore plus disposés à abjurer pour éviter quelque incommodité dans leurs maisons et quelque trouble dans leurs fortunes.

En envoyant à Marillac, l’ordonnance et les troupes qui vont lui permettre de mettre son plan à exécution, Louvois multiplie les précautions pour dissimuler l’existence même de ce plan.

« Sa Majesté, écrit-il, à Marillac, a trouvé bon de faire expédier l’ordonnance que je vous adresse, par laquelle elle ordonne que ceux qui se seront convertis, seront, pendant deux années, exempts du logement des gens de guerre. Cette ordonnance pourrait causer beaucoup de conversions dans les lieux d’étape…

« Elle m’a commandé de faire marcher, au commencement du mois de novembre prochain, un régiment de cavalerie en Poitou, lequel sera logé, dans les lieux que vous aurez pris soin de proposer entre ci et ce temps-là, dont elle trouvera bon que le grand nombre soit logé chez les protestants ; mais elle n’estime pas qu’il faille les y loger tous ; c’est-à-dire que de vingt-six maîtres dont une compagnie est composée, si, suivant une répartition juste, les religionnaires en devaient porter dix, vous pouvez leur en faire donner vingt et les mettre tous chez les plus riches des dits religionnaires, prenant pour prétexte que, quand il n’y a pas un assez grand nombre de troupes dans un lieu pour que tous habitants en aient, il est juste que les pauvres en soient exempts et que les riches en demeurent chargés… Sa Majesté désire que vos ordres sur ce sujet soient, par vous ou vos subdélégués, donnés de bouche aux maires et échevins des lieux, sans leur faire connaître que Sa Majesté désire, par là, violenter les huguenots à se convertir, et leur expliquant seulement que vous donnez ces ordres sur les avis, que vous avez eus que, par le crédit qu’ont les gens riches de la religion dans ces lieux là, ils se sont exemptés au préjudice des pauvres. »

En dépit de ces instructions, Marillac logea les troupes exclusivement chez les huguenots, qu’ils fussent riches ou pauvres. Lièvre, dans son histoire du Poitou, relève ce fait que, à Aulnay, une recrue ayant été logée indistinctement chez tous les habitants, le subdélégué de l’intendant, accompagné de deux carmes, alla de maison en maison, déloger les soldats mis chez des catholiques, et les conduisit chez des huguenots.

Fidèle à sa politique de prudence, au début de la campagne des conversions par logements militaires, Louvois mettait sa responsabilité à couvert, en blâmant officiellement, les violences trop grandes, surtout lorsqu’elles avaient provoqué des plaintes trop retentissantes.

C’est ainsi qu’il blâmait l’intendant de Limoges, d’avoir logé les soldats uniquement chez les huguenots, et d’avoir souffert le désordre des troupes. Il réprimandait de même Marillac, à raison de l’affectation qu’il mettait, à accabler les huguenots de logements militaires, à souffrir que les soldats fissent chez leurs hôtes des désordres considérables, et enfin à emprisonner ceux qui avaient l’audace de se plaindre. Une telle conduite étant de nature à sembler, disait-il, justifier les plaintes que les religionnaires font dans les pays étrangers, d’être abandonnés à la discrétion des troupes.

En blâmant officiellement ce qu’il approuvait en secret, Louvois avait soin de formuler son blâme, assez discrètement pour ne pas décourager le zèle de ses collaborateurs. Reprochant à Boufflers d’avoir mis les soldats à loger à discrétion chez les huguenots, il dit : « c’est de quoi j’ai cru ne devoir écrire qu’à vous afin que, sans qu’il paraisse qu’on désapprouve rien de ce qui a été fait, vous puissiez pourvoir à ce que ceux qui sont sous vos ordres restent dans les bornes prescrites par Sa Majesté. » Écrivant à un intendant, pour blâmer un commandant de troupes qui a permis au maire de Saintes d’employer ses soldats, hors de son territoire, pour violenter les huguenots à se convertir, il arrive à cette conclusion, à l’égard de ces deux coupables. « Sa Majesté n’a pas jugé à propos de faire une plus grande démonstration contre eux, puisque ce qu’ils ont fait a si bien réussi, et qu’elle ne croit pas qu’il convienne qu’on puisse dire aux religionnaires que Sa Majesté désapprouve quoi que ce soit de ce qui a été fait pour les convertir »

C’est à Louvois qu’étaient adressées les lettres des gouverneurs et des intendants, et quand il y avait quelque communication délicate à faire, ceux-ci imitaient l’exemple de Noailles écrivant :

« Qu’il ne tardera pas à lui envoyer (à Louvois) quelque homme d’esprit pour lui rendre compte de tout le détail et répondre à tout ce qu’il désire savoir, mais ne saurait s’écrire. »

On ne saurait donc s’étonner de ce que « aussi bien lors de la première dragonnade du Poitou, qu’au moment de la grande dragonnade du Béarn en 1685, mettant sur les bras des huguenots toute l’armée rassemblée sur les frontières de l’Espagne » – les relations officielles mises sous les yeux du roi se taisent sur les hauts faits des missionnaires bottés.

À propos de la violente conversion du Béarn, Rulhières affirme avoir fait cette curieuse constatation : « La relation mise sous les yeux du roi ne parle ni de violences ni de dragonnades. On n’entrevoit pas qu’il y ait un seul soldat en Béarn. La conversion générale paraît produite par la grâce divine, il ne s’agit que d’annoncer la volonté du roi… Tous courent aux églises catholiques. » À la fin de la même année 1685, Tessé qui vient de traiter Orange, en ville prise d’assaut, et a converti tous les huguenots de la cité en vingt-quatre heures, déclare dans son rapport officiel, que tout s’est fait doucement sans violence et sans désordre.

En 1685, comme en 1681 et en 1682, de plus, pour ôter toute créance aux réclamations qui parvenaient directement à la cour, on dragonnait à nouveau ceux qui se plaignaient d’avoir cédé aux violences des soldats, afin de les obliger à signer qu’ils s’étaient convertis librement et sans contrainte. Enfin Louvois ne reculait devant aucun moyen, même les arrestations les plus arbitraires, pour empêcher les plaintes des huguenots d’arriver directement au roi.

Il est difficile d’admettre cependant que Louis XIV ignorât ce qui se passait dans les provinces dragonnées, mais il était fort aise de pouvoir, grâce aux habiletés de son ministre, sembler ignorer les violences qu’avaient à supporter les huguenots.

« Aucun monarque, dit Sismondi, si vigilant, si jaloux de tout savoir, si irrité contre tout ministre qui aurait prétendu luicacher quelque chose, n’était encore monté sur le trône de France » ; et, ce n’était pas une entreprise violente, poursuivie à l’aide de ses troupes, dans toutes les provinces de son royaume, pendant plusieurs années de suite, contre plus de deux millions de ses sujets, qui pouvait être dérobée à sa connaissance.

Déjà en 1666, l’électeur de Brandebourg s’était fait l’organe officiel des réclamations des huguenots français, et ayant écrit à Louis XIV : « J’ai osé affirmer que Votre Majesté ignore ces violences et que tout le mal vient de ce que ses grandes affaires ne lui permettent pas de prendre connaissance elle-même, des intérêts de ces pauvres opprimés. »

Louis XIV s’était empressé de répondre : « Je vous dirai qu’il ne se fait aucune affaire petite ou grande dans mon royaume, de la qualité de celle dont il est question, non seulement qui ne soit pas de mon entière connaissance, mais qui ne se fasse par mon ordre. »

Dès le commencement de la première dragonnade, Louis XIV avait été saisi officiellement par Ruvigny, député général des protestants, des justes plaintes des huguenots du Poitou, et il avait été contraint d’ordonner une enquête contre les violences commises contre ses sujets réformés ; mais cette enquête, qui avait été considérée comme une interdiction de commettre de nouvelles violences, avait amené un sensible ralentissement dans l’œuvre de la conversion générale. Pour remédier au mal, le roi s’empresse de rendre une ordonnance portant qu’il sera informé contre les ministres « ayant été assez osés que de prêcher publiquement dans leurs chaires que Sa Majesté désavouait les exhortations qui avaient été faites au peuple de sa part, d’embrasser la religion catholique, Sa Majesté ne voulant pas souffrir ces insolences de si dangereuse conséquence. »

Tout naturellement, après cette ordonnance, les violences reprirent de plus belle contre les huguenots du Poitou, et elles aboutirent à faire un tel éclat que Louis XIV dut, l’année suivante, révoquer Marillac et faire suspendre momentanément les conversions par logements militaires.

Cependant, comme s’il eût voulu établir qu’il ne réprouvait pas, en réalité, les violences qu’il se voyait contraint d’interdire officiellement, Louis XIV fit tout pour que les conversions obtenues violemment fussent tenues pour bonnes et valables.

Un arrêt d’exemple (c’est-à-dire faisant jurisprudence pour tout le royaume), rendu par le Parlement de Paris, établit qu’un huguenot, bien qu’il prouvât qu’il avait abjuré par force, pouvait être condamné comme relaps quand il retournait au prêche. Une déclaration royale, allant plus loin, décida que tout huguenot contre lequel ne pourraient être produites ni une abjuration écrite, ni même une simple signature, devait être condamné comme relaps si deux témoins, les deux premiers coquins venus, déclaraient qu’ils lui avaient vu faire un acte quelconque de catholicité.

Enfin, en 1682, comme s’il eût voulu avertir les huguenots que les violences ne tarderaient pas à être de nouveau autorisées contre eux, Louis XIV permettait qu’on signifiât à tous les consistoires l’avertissement pastoral du clergé invitant les protestants à se convertir au plus tôt et en cas de refus de le faire les menaçant ainsi : « Vous devez vous attendre à des malheurs incomparablement plus épouvantables et plus funestes que ceux que vous ont attirés jusqu’à présent votre révolte et votre schisme. »

En 1683 et en 1684, Louvois fut occupé à porter la désolation dans les provinces du Midi, où, à la suite de la fermeture arbitraire de la plupart des temples, les huguenots avaient commis le crime de reprendre l’exercice de leur culte sous la couverture du ciel ; mais il n’avait pas renoncé au projet de convertir tous les huguenots de France au moyen des logements militaires. « On voit, dit Rulhières, par les lettres de Louvois conservées au dépôt de la guerre, qu’il prenait de secrets engagements pour renouveler à quelque temps de là, en Poitou et dans le pays d’Aunis, l’essai de convertir les huguenots par le logement arbitraire des troupes, lorsqu’un événement inattendu précipita toutes ses mesures. »

Cet événement inattendu, c’est l’emploi fait dans le Béarn, par l’intendant Foucault, pour la conversion des huguenots, d’une armée toute entière, amenée sur les frontières de l’Espagne en prévision d’une guerre, et devenue disponible, par suite d’un changement de politique.

Tout ce que peut imaginer la licence du soldat, dit Rulhières, fut exercé contre les calvinistes et, en quelques semaines, la province toute entière fut convertie.

En contant ce miracle opéré, disait-il, par la grâce divine ; le Mercure ne craignait pas d’ajouter : « ce qui a achevé de convaincre les protestants du Béarn, ce sont les moyens paternels et vraiment remplis de charité, dont Sa Majesté se sert pour les rappeler à l’Église. »

Louvois en apprenant la rapide conversion du Béarn où, dit-il, les troupes viennent de faire merveilles, ne s’inquiéta plus de savoir si l’on pourra qualifier de persécution, les exhortations que les soldats font aux huguenots pour les convertir.

Il écrit à Boufflers de se servir des troupes qui viennent de catholiciser le Béarn, pour essayer, en logeant entièrement les troupes chez les huguenots, de procurer dans les deux généralités de Montauban et de Bordeaux un aussi grand nombre de conversions qu’il s’en est fait en Béarn. Craignant que, sans miracle, il ne puisse le faire, il lui recommande de s’attacher seulement à diminuer le nombre des huguenots, de manière à ce que, dans chaque communauté, il soit deux ou trois fois moindre que celui des catholiques.

Contrairement aux prévisions de Louvois, le miracle du Béarn se reproduit partout, c’est par corps et par communautés que se font les abjurations, et de grandes villes huguenotes se convertissent en quelques heures. Boufflers, après avoir catholicisé les généralités de Montauban et de Bordeaux, a le même succès en Saintonge. De Noailles qui avait d’abord demandé jusqu’à la fin de novembre pour convertir le Languedoc, où l’on comptait deux cent cinquante mille huguenots, écrit bientôt qu’à la fin d’octobre, cela sera expédié.

Dans une lettre qu’il écrit d’Alais, il se plaint que les choses aillent trop vite, « je ne sais plus, dit-il, que faire des troupes, parce que les lieux où je les destine, se convertissent tous généralement ; et cela si vite que, tout ce que peuvent faire les troupes, c’est de coucher une nuit dans les lieux où je les envoie. » Comment le miracle ne se fût-il pas reproduit ? Non seulement les soldats envoyés dans une localité étaient logés exclusivement chez les huguenots, mais à mesure que les conversions se multipliaient, ils refluaient tous chez les opiniâtres, qui se trouvaient parfois avoir jusqu’à cent garnisaires sur les bras. Si le chef de famille cédait, il fallait qu’il fît aussi céder ses enfants ; si au contraire, il voulait s’opiniâtrer alors que sa femme et ses enfants avaient fait leur soumission, ceux-ci le suppliaient de céder son tour, car il fallait que le père et les enfants fussent convertis pour que la maison fût abandonnée par les missionnaires bottés.

C’est ce dont témoigne cette lettre de Louvois à M. de Vrevins : « Lorsque le chef de la famille s’est converti, il faut que les enfants soient de sa religion… à l’égard des familles dont, le chef demeure obstiné dans la religion, et dont la femme et les enfants sont convertis, il faut loger chez lui, tout comme si personne ne s’était converti dans sa maison. »

Louvois s’était d’abord réjoui sans réserve de ce succès des missions bottées, succès qu’il qualifiait de surprenant, et il était heureux de pouvoir annoncer à son frère Le Tellier : que les grandes cités du Languedoc, et, pour le moins, trente autres petites villes, des noms desquelles il ne se souvenait pas, s’étaient converties en quatre jours ; que les trois quarts des religionnaires du Dauphiné étaient convertis, que tout était catholique dans la Saintonge et dans l’Angoumois, etc.

Cette soumission rapide et complète des huguenots finit par lui paraître suspecte. « Il faut prendre garde, écrit-il à Bâville, dès le 9 octobre 1685, que cette soumission unanime maintienne entre eux une espèce de cabale qui ne pourrait, par la suite, être que fort préjudiciable. » Dans l’intention de prévenir cette cabale, sans attendre que toutes les provinces du royaume eussent été dragonnées, Louvois pressa la publication de l’édit de révocation qui devait priver les réformés de leurs directeurs habituels, en bannissant les ministres.

Louvois avait toujours du reste soutenu cette thèse, qu’il fallait séparer les ministres de leurs fidèles et dès le 24 août 1685, il écrivait à Boufflers :

« Sa Majesté a toujours regardé comme un grand avantage pour la conversion de ses sujets que les ministres passassent en pays étranger. Aussi, loin de leur en ôter l’espérance, comme vous le proposez, elle vous recommande, par les logements que vous ferez établir chez eux, de les porter à sortir de la province, et à profiter de la facilité avec laquelle le roi leur accorde la permission de sortir du royaume. »

Le 8 octobre, le conseil du roi, appelé à décider du moyen qu’il fallait employer pour séparer les huguenots de leurs pasteurs, l’emprisonnement ou le bannissement des ministres, s’était prononcé pour cette dernière mesure. Châteauneuf avait obtenu cette décision en faisant valoir cette considération économique que la nourriture de tant de prisonniers serait une lourde charge pour le roi, tandis que bannir les ministres et confisquer leurs biens en même temps, ce serait assurer au roi un double profit. On ne voulut même pas que les ministres, ayant reçu permission de sortir avant l’édit de révocation, et non encore sortis, pussent vendre leurs biens…

Ainsi le 30 octobre 1685, Colbert de Croissy écrit à l’intendant du Dauphiné : « Sa Majesté, ayant ci-devant donné des permissions à des ministres de la religion prétendue réformée de passer dans les pays étrangers avec leurs femmes et enfants et de vendre le bien qu’ils avaient en France, elle m’ordonne de vous faire savoir, qu’en cas que ces permissions ne soient point exécutées et que les dits ministres n’aient pas encore vendu leurs biens, l’intention de Sa Majesté et qu’elles demeurent révoquées, et que l’on suive à l’égard des dits ministres l’édit de Sa Majesté de ce mois. »

Louvois, en envoyant au chancelier le Tellier le projet de l’édit révocatoire auquel avaient été ajoutés quelques articles additionnels, entre autres celui relatif aux ministres, le priait de donner au plus tôt son avis sur ces articles en lui disant : « Sa Majesté a donné ordre que cette déclaration fût expédiée incessamment et envoyée partout, Sa Majesté ayant jugé qu’en l’état présent des choses, c’était un bien de bannir au plus tôt les ministres. »

L’édit révocatoire fut expédié promptement suivant les désirs de Louvois ; il fut publié le 18 octobre 1685, et l’on tint la main à la stricte exécution de la clause obligeant les ministres à quitter la France dans un délai de quinze jours, les obligeant à choisir, dans ce court délai, entre l’exil, les galères ou l’abjuration ; s’ils se prononçaient pour l’exil, il leur fallait partir, seuls et dénués de tout, laissant dans la patrie dont on les chassait, leurs biens, leurs parents et ceux de leurs enfants qui avaient atteint ou dépassé l’âge de sept ans ; quelques intendants, allant plus loin encore que cette loi barbare, retinrent la famille entière de quelques pasteurs, jusqu’à des enfants à la mamelle, le ministre Bely, par exemple, dut partir seul pour la Hollande, laissant en France sa femme et ses enfants. Mais partout on appliqua strictement la loi, on ne permit pas au ministre Guitou, fort âgé, d’emmener avec lui une vieille servante pour le gouverner et subvenir à ses besoins, et Sacqueville au risque de le faire périr, dut emmener son enfant, sans la nourrice qui l’allaitait, celle-ci n’étant pas mentionnée dans le brevet.

Des vieillards chargés d’infirmités, moururent en route sur ce vaisseau qui les emportait, par exemple : Faget de Sauveterre, Taunai, Isaïe d’Aubus ; d’autres, comme Lucas Jausse, Abraham Gilbert, succombèrent aux fatigues du voyage et moururent en arrivant à l’étranger.

Dans quelque état de santé que l’on fût, ne fallait-il point partir pour la terre d’exil dans les quinze jours, aucune excuse n’étant admise pour celui qui avait dépassé le délai fatal. Quelques ministres du Poitou, de la Guyenne et du Languedoc, que les dragonnades avaient contraints de se réfugier à Paris, reçoivent des passeports de la Reynie, sauf trois pasteurs du haut Languedoc que l’on renvoie dans leur province pour y prendre leurs passeports, après les avoir amusés quelques jours. Ils n’arrivent à Montpellier qu’après l’expiration des quinze jours fixés par l’édit de révocation. Bâville les emprisonne et menace de les envoyer aux galères, mais, après quelques jours, ils sont conduits à la frontière. Latané fut moins heureux, il avait fourni le certificat exigé des ministres, constatant qu’ils n’emportaient rien de ce qui appartenait aux consistoires, mais ce certificat fut refusé comme irrégulier parce que les signataires avaient pris le titre d’anciens membres du consistoire. Quand Latané eut fourni tardivement un autre certificat, on le retint en prison au château Trompette où on le laissait souffrir du froid en le privant de feu. En vain, réclama-t-il ; le marquis de Boufflers, intendant de la province, consulté, répondit : « Il serait plus du bien du service de le laisser en prison, que de le faire passer en pays étranger, vu qu’il est fort considéréet qu’il a beaucoup d’esprit. »

En regard de cette singulière raison de garder un ministre en prison, en violation de la loi, parce qu’il a beaucoup d’esprit, il est curieux de mettre la réponse faite par Louvois, à la demande de ne pas user de la permission de sortir faite pour deux vieux ministres, presque tombés en enfance. « Si les deux anciens ministres de Metz sont imbéciles et hors d’état de pouvoir parler de religion, le roi pourrait peut-être permettre qu’on les laissât mourir dans la ville de Metz, mais, pour peu qu’ils aient l’usage de la raison, Sa Majesté désire qu’on les oblige de sortir. »

Les ministres qui, au moment de la publication de l’édit de révocation, se trouvaient emprisonnés pour quelque contravention aux édits, devaient être mis en liberté comme le furent Antoine Basnage et beaucoup de ses collègues, afin de pouvoir sortir du royaume dans le délai fixé. Cependant les ministres Quinquiry et Lonsquier ne furent relâchés qu’en janvier 1686, et trois pasteurs d’Orange enfermés à Pierre Encise, n’en sortirent qu’en 1697.

Quelques ministres ne peuvent se résigner à quitter la France et tentent de continuer l’exercice de leur ministère, entre autres Jean Lefèvre, David Martin, Givey et Bélicourt, mais la terreur générale était telle à ce moment qu’on refusait de les écouter et de leur donner asile, en sorte que, traqués de tous côtés, ils durent se résigner à passer à l’étranger.

Bélicourt, pour franchir la frontière, dut se cacher dans un tonneau ; quant au proposant Fulcran Rey, il tomba dans les mains de Bâville qui l’envoya au supplice.

Quelques années plus tard un certain nombre de ministres reviennent en France, bravant tous les périls, entre autres Givry et de Malzac qu’on arrête et qu’on enterre vivants dans les sombres cachots de l’île Sainte-Marguerite ; Malzac y meurt après trente-trois ans de captivité, plusieurs autres pasteurs y deviennent fous.

Qui ne serait révolté de voir Bossuet, dans l’oraison funèbre de le Tellier, déclarer mensongèrement que les huguenots ont vu, « leurs faux pasteurs les abandonner sans même en attendre l’ordre, trop heureux d’avoir à alléguer leur bannissement comme excuse. »

L’édit de révocation, en chassant les pasteurs du royaume, alors qu’il était, sous peine des galères, interdit à tous les autres huguenots de franchir la frontière, prévenait, suivant les désirs de Louvois, toute cabale entre les ministres et leurs fidèles. En même temps, en interdisant tout culte public de la religion réformée, cet édit ôtait aux huguenots tout espoir de voir le roi revenir plus tard, sur ce qu’il avait fait jusqu’alors contre eux.

Cependant, chose surprenante, la publication de cet édit sembla un instant compromettre le succès de la campagne de la conversion générale, que les dragons n’avaient pas encore partout terminée. Voici pourquoi : les intendants et les soldats avaient obligé les huguenots à se convertir en leur déclarant que le roi ne voulait plus souffrir dans son royaume que des catholiques, et leurs déclarations recevaient un éclatant démenti, par le dernier article de l’édit de révocation ainsi conçu : « Pourront au surplus, lesdits de la religion prétendue réformée, en attendant qu’il plaise à Dieu les éclairer comme les autres, demeurer dans les villes et lieux de notre royaume, pays et terres de notre obéissance, et y continuer leur commerce et jouir de leurs biens, sans pouvoir être troublés ni empêchés sous prétexte de ladite religion prétendue réformée, à condition, comme dit, de ne point faire d’exercice, ni de s’assembler, sous prétexte de prière ou du culte de la dite religion, de quelque nature qu’il soit sous les peines ci-dessus de corps et de biens. »

Bâville écrit à Louvois : « Cet édit, auquel les nouveaux convertis ne s’attendaient pas, et surtout la clause qui défend d’inquiéter les religionnaires, les a mis dans un mouvement qui ne peut être apaisé de quelques temps. Ils s’étaient convertis pour la plupart, dans l’opinion que le roi ne voulait plus qu’une religion dans son royaume. »

Foucault, l’intendant du Poitou, écrit à son père, que cette clause de l’édit fait un grand désordre et arrête les conversions, et il propose à Louvois de traiter comme des perturbateurs publics, les religionnaires qui opposeront aux dragons convertisseurs cette maudite clause. Boufflers demande au ministre qu’on use de telles rigueurs envers ceux qui auront une pareille insolence, que Louvois se voit obligé de lui faire observer qu’il faut éviter de donner aux religionnaires lieu de croire qu’on veut rétablir en Franceune inquisition.

De Noailles rédige un mémoire pour établir que la tolérance va tout perdre, et il montre à Louvois en face de quel dilemme se trouvent placés, ceux qui veulent comme lui, achever l’œuvre des conversions par logements militaires. « Il est certain, dit-il, que la dernière clause de l’édit, qui défend d’inquiéter les gens de la religion prétendue réformée, va faire un grand désordre, en arrêtant les conversions, ou en obligeant le roi à manquer à la parole qu’il vient de donner par l’édit le plus solennel qu’il put faire. »

Louvois qui ne veut pas que les conversions s’arrêtent, n’éprouve aucun scrupule à ne tenir aucun compte de la parole du roi, il écrit à Noailles, de punir sévèrement les religionnaires qui ont eu l’insolence de signifier aux consuls d’avoir à loger les soldats ailleurs que chez eux, attendu la clause de l’édit qui permet de rester calviniste.

Non seulement il continue à faire dragonner les provinces du Midi, mais encore il envoie les troupes faire la même besogne de conversion violente dont les provinces du Nord et de l’Ouest, que les soldats n’avaient pas encore parcourues. Il écrit à Noailles : « Je ne doute point que quelques logements un peu forts (Noailles en fit de cent hommes), chez le peu qui reste de la noblesse et du tiers-état des religionnaires ne les détrompe de l’erreur où ils sont sur l’édit que M. de Châteauneuf nous a dressé, et Sa Majesté désire que vous vous expliquiez fort durement, contre ceux qui voudraient être les derniers à professer une religion qui lui déplaît. »

Au duc de Chaulnes et à l’intendant Bossuet, il enjoint de faire vivre les soldats grassement chez leurs hôtes.

À M. de Beaupré, il écrit, au sujet des religionnaires de Dieppe : « Comme ces gens-là sont les seuls dans tout le royaume qui se sont distingués à ne se vouloir pas soumettre à ce que le roi désire d’eux, vous ne devez garder à leur égard aucune des mesures qui vous ont été prescrites, et vous ne sauriez rendre trop rude et trop onéreuse la subsistance des troupes chez eux », et il lui enjoint de faire venir beaucoup de cavalerie, de la faire vivre fort licencieusement chez les religionnaires opiniâtres et de permettre aux cavaliers le désordre nécessaire pour tirer ces gens-là de l’état où ils sont. À Foucault, il dit : « Sa Majesté désire que l’on essaie par tous les moyens de leur persuader (aux huguenots) qu’ils ne doivent attendre aucun repos ni douceur chez eux, tant qu’ils demeureront dans une religion qui déplaît à sa Majesté, et on doit leur faire entendre que ceux qui voudront avoir la sotte gloire d’y demeurer les derniers, pourront encore recevoir des traitements plus fâcheux, s’ils s’obstinent à y rester. » Il lui enjoint enfin de laisser les dragons faire le plus de désordre possible chez les gentilshommes du Poitou et de les y faire demeurer jusqu’à ce que leurs hôtes soient convertis.

Il écrit à de Ris qu’il n’y a pas de meilleur moyen de persuader les huguenots, que le roi ne veut plus souffrir que des catholiques dans son royaume, que de bien maltraiter les religionnaires de Barbezieux.

Au marquis de Vérac, enfin, il dit : « Sa Majesté veut qu’on fasse sentir les dernières rigueurs à ceux qui ne voudront pas, se faire de sa religion et ceux qui auront la sotte gloire de vouloir demeurer les derniers, doivent être poussés jusqu’à la dernière extrémité. »

On mettait le pays en coupe réglée pour convertir les huguenots jusqu’au dernier, sans oublier le plus petit hameau du royaume. Louvois enjoint à Boufflers de réserver de petits détachements à Tessé ; pour aller achever d’éplucher les religionnaires des villes et villages des généralités de Bordeaux et de Montauban. L’intendant de Normandie écrit aux échevins de Rouen d’aller de maison en maison, pour faire une recherche exacte et nouvelle des huguenots, et il les engage à promettre trente sous à qui découvrira un huguenot caché, il y a, ajoute-t-il, bien des petites gens qui en découvriront.

De Noailles écrit aux consuls de son gouvernement : « Je vous envoie un état de la viguerie du Vigan, pour que vous en visitiez jusqu’au plus petit hameau, et que vous obligiez, autant qu’il vous sera possible, ce qui reste de religionnaires à faire abjuration dans ce moment, faute de quoi, vous leur ferez entendre qu’ils auront le lendemain garnison, ce que vous exécuterez. Faites en sorte que tout soit visité jusqu’à la dernière maison, dans la dernière huitaine du mois, et que je puisse avoir un état juste et précis de ce qui reste de religionnaires dans chaque endroit, même de valets, et, supposez qu’il manquât quelques lieux à l’état que je vous envoie, vous les adjoindrez. »

Cet ordre, adressé au consul de Bréau, est identique à ceux donnés aux autres consuls et il est accompagné des instructions suivantes :

« Suivant l’ordre ci-dessus, vous ne manquerez pas de visiter incessamment toutes les maisons de Bréau, et, en cas que vous y trouviez quelques-uns, soit femmes, filles ou enfants au-dessus de quatorze ans, même des valets, qui n’aient pas fait leur abjuration, vous m’en donnerez avis aujourd’hui, ce soir, afin que j’y mette garnison, et si, dans la visite que je ferai demain de votre quartier, par chaque maison, il s’en trouve quelqu’un, je m’en prendrai à vous, comme d’une chose contraire au service du roi. C’est la part de du Chesnel. »

C’est ainsi que Louvois et ses soldats tenaient compte de la parole donnée solennellement par le roi, que les huguenots pouvaient demeurer chez eux sans être empêchés ni troublés pour cause de religion.

« Dans toutes les paroisses que les troupes avaient à traverser, pour se rendre aux lieux d’étapes qui avaient été fixés à l’avance par les intendants, les curés, dit Élie Benoît, encourageaient les soldats à faire tout le mal possible, et leur criaient : courage, messieurs, c’est l’intention du roi que ces chiens de huguenots soient pillés et saccagés. L’intendant avertissait les officiers de donner de la canne aux soldats qui ne feraient pas leur devoir, et quand ceux-ci trouvaient un soldat qui, par sa débonnaireté, empêchait le zèle de ses compagnons, ils le chargeaient à coups de canne. »

À la tête de ces légions infernales, dit Claude, marchaient, outre les officiers, les intendants et les évêques avec une troupe d’ecclésiastiques. Les ecclésiastiques y étaient pour animer de plus en plus les gens de guerre à une exécution si agréable à l’Église, si glorieuse, disaient-ils, pour Sa Majesté. Pour nos seigneurs les évêques ils y étaient pour tenir table ouverte, pour recevoir les abjurations et pour avoir une inspection générale et sévère.

Les gouverneurs, dit Bayle, les intendants et les évêques avaient table ouverte pour les officiers des troupes, où l’on rapportait les bons tours dont les soldats s’étaient servis. Tout soldat, dit Fontaine, qui avait assez le génie du mal pour inventer quelque nouveau genre de torture, était sûr d’être applaudi, sinon récompensé.

Quand les soldats, ainsi animés tout le long de la route, arrivaient au lieu qui leur avait été désigné pour étape, ils y entraient comme en ville conquise, l’épée nue et le mousqueton haut et se logeaient chez les huguenots.

« On nous dispersa dans les Cévennes, dit le comte de Vordac, avec ordre d’aider les missionnaires et de loger chez les huguenots jusqu’à ce qu’ils eussent fait abjuration de leurs erreurs. Jamais ordre ne fut exécuté avec plus de plaisir. Nous envoyions dix, douze ou quinze dragons dans une maison, qui y faisaient grosse chère jusqu’à ce que tous ceux de la maison fussent convertis. Cette maison s’étant faite catholique, on allait loger dans une autre, et partout c’était pareille aubaine. Le peuple était riche dans les Cévennes et nos dragons n’y firent pas mal leurs affaires pendant deux ans. »

Le major d’Artagnan, tout en faisant dans la maison de campagne du banquier Samuel Bernard, un dommage s’élevant à plus de dix mille livres, s’évertuait au contraire à faire étalage du chagrin qu’il éprouvait à en agir ainsi. « Je suis fâché, écrivait-il à Samuel Bernard, d’établir garnison dans votre maison de Chenevière. Je vous supplie d’en arrêter de suite le cours, en vous faisant catholique, sans quoi j’ai ordre de vivre à discrétion, et, quand il n’y aura plus rien, la maison court grand risque. Je suis au désespoir, monsieur, d’être commis pour pareille chose, et surtout quand cela tombe sur une personne comme vous. Encore une fois ôtez-moi le chagrin d’être obligé de vous en faire. »

Quand il n’y avait plus rien, non seulement les malheureux dragonnés couraient risque de voir les soldats brûler leurs maisons, mais encore d’aller en prison pour avoir commis le crime d’être ruinés. – Louvois n’avait pas craint, en effet, d’aller jusqu’à ordonner de mettre en prison ceux chez lesquels il n’y avait plus de quoi nourrir les dragons.

Même avant la révocation, les huguenots se voyaient impitoyablement réduits à la misère par les logements militaires, et voici un exemple de la mise en coupe réglée d’une commune protestante jusqu’à ruine complète, exemple que nous empruntons à l’histoire des réfugiés de la Suisse, de Marikofer : « Le 2 janvier 1684, des délégués de Saillans, commune réformée du Dauphiné, arrivèrent à Zurich. L’année précédente, ils avaient eu à loger, du 27 août au 1er septembre, douze compagnies d’un régiment d’infanterie. Ces troupes, le jour même de leur départ, avaient été remplacées par quatre compagnies d’un régiment de dragons, qui étaient restées vingt-et-un jours, et à qui il avait fallu payer 150 francs par jour, en sus de leur entretien. Ces compagnies, étant parties le 22 septembre, avaient immédiatement été remplacées par quatre compagnies du précédent régiment d’infanterie. Il avait fallu les loger pendant quarante-quatre jours et payer une contribution de 105 fr. 10 sols par jour, en sus de leur entretien. Le 7 novembre, il était arrivé un ordre de l’intendant de la province condamnant les habitants à payer 50 francs par jour, ce qu’ils avaient fait jusqu’au 7 décembre. Tombés ainsi dans la misère la plus extrême, ils avaient vu venir des jésuites chargés d’offrir de l’argent à ceux qui soufraient le plus de la faim et de la détresse. La commune étant restée inébranlable, on avait pris encore de l’argent, le peu qui en restait, et saisi chez les particuliers de la soie, de la laine, des bagues, des pierreries, des ustensiles de ménage, etc. Enfin, ces malheureux s’étaient décidés à aller à Zurich implorer du secours, notamment du secours en blé pour les pauvres. »

Partout, lorsqu’ils arrivaient dans une localité à convertir, les soldats commençaient par faire bombance, gaspiller les provisions, briser, brûler ou vendre le mobilier de leurs hôtes.

Dans le Dauphiné, ils vendaient tout à vil prix (un sou la balle de laine, quatre sous un mouton). À Villiers-le-Bel, ils emportèrent plus de cinq cents charretées de bons meubles. En Normandie, les deux cents dragons logés chez la baronne de Neuf-ville mettent en vente, trois fois par semaine, le mobilier du château. Au bout de cinq semaines, ils préviennent la châtelaine que, si elle n’abjure pas, on vendra la futaie et les terres. – En Bretagne, au château de Ramsay, l’huissier chargé d’opérer la vente du mobilier, après que les soldats avaient quitté le château, ne trouva plus que deux petits cabinets tout usés, un vieux bahut, un méchant coffre et quelques fagots. La vente produisit 24 livres. – Peschels de Montauban conte que les soldats, après avoir enlevé de chez lui des chenets, une pelle, une pincette et quelques tisonniers en fer, derniers débris du naufrage, allèrent piller ses métairies, dont ils prirent les bestiaux pour les vendre au marché. « Ils menaçaient souvent, dit-il, de démolir ma maison pour en vendre les matériaux. Enfin, ma maison regorgeant de soldats, on afficha à ma porte un papier signé de l’intendant et notifiant que les soldats seraient logés à mes frais à l’auberge. »

« Dès que les dragons furent dans cette ville, dit Bureau, libraire à Niort, on en envoya quatre chez nous qui commencèrent par la boutique, jetèrent tous les livres par terre, ensuite avec des haches et des marteaux, brisèrent et mirent en pièces toute la charpente, les rayons, les vitres et la menuiserie, entrèrent leurs chevaux dans la boutique, et les livres leur servirent de litière ; ils furent ensuite dans les chambres dont ils jetèrent tout ce qui était dedans en la rue. »

Ce n’était, d’ordinaire, qu’après avoir fait ripaille que les soldats songeaient à martyriser leurs hôtes. Les chambres de parade étaient converties en écuries, les chevaux ayant pour litière de la laine, du coton, de la soie ou des draps de fine toile de Hollande. La vaisselle était brisée, les tonneaux, défoncés à coups de hache, laissaient couler à flots sur le plancher le vin ou l’eau-de-vie, les portes et fenêtres étaient fracassées, les meubles et les armoires brisées servaient à alimenter le foyer. Alors les soldats songeaient à convertir, en les martyrisant, leurs hôtes qu’ils s’étaient bornés tout d’abord à insulter et à brutaliser en les empestant de leur fumée de tabac.

« Le logement ne fut pas plutôt fait, dit Chambrun, pasteur d’Orange, qu’on ouit mille gémissements dans la ville ; le peuple courait par les rues, le visage tout en larmes. La femme criait au secours pour délivrer son mari qu’on rouait de coups, que l’on pendait à la cheminée, qu’on attachait au pied du lit, ou qu’on menaçait de tuer, le poignard sur la gorge. Le mari implorait la même assistance pour sa femme, qu’on avait fait avorter par les menaces, par les coups et par mille mauvais traitements. Les enfants criaient : « Miséricorde ! on assassine mon père, on viole ma mère, on met à la broche un de mes frères ! »

Tout était permis aux soldats, sauf de violer et de tuer, mais cette consigne était lettre morte. Les soldats violaient femmes et filles, ainsi que l’attestent Élie Benoît et Jurieu, et, par un raffinement inouï de méchanceté, souvent ils outrageaient les filles et les femmes en présence des mères ou des maris, liés aux quenouilles du lit. Quand leurs victimes trépassaient au milieu des tourments qu’ils leur faisaient endurer, ils en étaient quittes pour une réprimande verbale. C’est ce qui arriva, entre autres, aux soldats qui, s’étant amusés à faire dégoutter le suif brûlant d’une chandelle allumée dans les yeux d’un pauvre homme, l’avaient laissé mourir sans secours, au milieu des plus cruelles souffrances.

Quand les soldats avaient doublement manqué à la consigne donnée, qu’ils avaient violé et tué leurs hôtesses, ils en étaient quittes pour quelques jours de prison. Deux dragons, dit Élie Benoît, ayant forcé une fille de quinze ou seize ans dont ils n’avaient pu venir à bout qu’en l’assommant, et la tante de cette fille se jetant sur eux comme une furie, ils tuèrent celle-ci et jetèrent les deux corps encore palpitants dans la rivière. On les condamna, mais pour la forme, car après quelques mois de prison ils furent élargis.

En réalité, le seul résultat de cette double interdiction de violer et de tuer était d’obliger les soldats à s’ingénier pour trouver les moyens les plus variés d’outrager la pudeur des femmes, sans en venir jusqu’au viol, et de découvrir des tourments qui, sans être mortels, fussent assez douloureux pour triompher des résistances les plus obstinées.

Voici quelques exemples de ce qu’ils imaginaient pour blesser la pudeur des femmes : « Les soldats mettaient les femmes en chemise, leur coupaient la chemise par derrière jusqu’à la ceinture, et, en cet état, les obligeaient à danser avec eux. – À Lescure, ils mirent nus un maître et sa servante et les laissèrent ainsi pendant trois jours et trois nuits, liés à la quenouille du lit. À Calais, ils jetèrent dans la rue deux jeunes filles qu’ils avaient mises dans un état de nudité complète. Un dragon vint se coucher dans le lit où reposait la vénérable douairière de Cerisy. Les soldats, logés dans le château où se trouvait la fille du marquis de Venours, firent venir une femme de mauvaise vie, et convertirent le château en maison de débauche. Pendant des nuits entières, les sept filles de Ducros et d’Audenard, bourgeois de Nîmes, eurent à souffrir toutes les indignités, sauf le viol, dit une relation. « Les soldats, dit Élie Benoît, faisaient aux femmes des indignités que la pudeur ne permet pas de décrire ; ils exerçaient sur leurs personnes des violences aussi insolentes qu’inhumaines, jusqu’à ne respecter aucune partie de leur corps et à mettre le feu à celles que la pudeur défend de nommer… quand ils n’osaient faire pis. »

Nous nous arrêtons, n’ayant pas la même hardiesse de description que le grave historien de l’édit de Nantes.

Pour ce qui est des tortures qu’ils infligeaient à leurs hôtes, les soldats ne savaient qu’imaginer pour découvrir un moyen de venir à bout de l’opiniâtreté de ceux qu’on les avait chargés de convertir, en les torturant sans pourtant les faire périr.

Quand, au milieu des tortures, un malheureux tombait en défaillance, les bourreaux le faisaient revenir à lui, afin qu’il recouvrât les forces nécessaires pour résister à de nouveaux tourments, et ils en arrivaient ainsi à faire supporter à leurs victimes tout ce que le corps humain peut endurer sans mourir.

« Dans les persécutions qu’eurent à supporter les premiers chrétiens, dit le réfugié Pierre Faisses, on en était quitte pour mourir, mais en celle-ci la mort a été refusée à ceux qui la demandaient pour une grâce. »

Le pasteur Chambrun, cloué sur son lit de douleurs disait à ses tourmenteurs : « On ferait bien mieux de me dépêcher, plutôt que de me faire languir par tant d’inhumanités. »

Jacques de Bie, consul de Hollande à Nantes, à qui les soldats avaient arraché le poil des jambes, fait brûler les pieds en laissant d’égoutter le suif de la chandelle, etc., ajoute, après avoir raconté tous les cruels tourments qu’il avait eu à supporter : « Je les priai cent fois de me tuer, mais ils me répondirent : Nous n’avons point d’ordre de te tuer, mais de te tourmenter tant que tu n’auras pas changé. Tu auras beau faire, tu le feras, après qu’on t’aura mangé jusqu’aux os. Vous voyez qu’il n’y avait point de mort à espérer, si ce n’est une mort continuelle sans mourir. »

L’affaire fit grand bruit en Hollande ; d’Anaux, ambassadeur de France, demanda qu’on démentit les faussetés de la lettre de Jacques de Bie (les États avaient résolu de faire de grandes plaintes, dit-il, prétendant que c’était contre le droit des gens d’avoir mis les dragons chez le consul hollandais) : mais d’Avaux parvint à étouffer l’affaire en soutenant à MM. d’Amsterdam que de Bie n’avait pas été reçu consul, que sa qualité n’était pas reconnue en France, que, au contraire, il était naturalisé Français.

Les États durent, bon gré mal gré, se contenter des explications données par l’ambassadeur de France.

À l’un, ils liaient ensemble les pieds et les mains, lui prenant la tête entre les jambes et faisant rouler sur le plancher l’homme ainsi transformé en boule. À un autre ils emplissaient la bouche de gros cailloux avec lesquels ils lui aiguisaient les dents. Tenant leurs hôtes par les mains, ils leur soufflaient dans la bouche leur fumée de tabac, ou leur faisaient brûler du soufre sous le nez. Ils les bernaient dans des couvertures ou les faisaient danser jusqu’à ce qu’ils perdissent connaissance. Lambert de Beauregard raconte ainsi ce supplice de la danse qui lui fut deux fois infligé et chaque fois pendant six heures. « Je fus tourmenté de la plus étrange façon que l’on puisse imaginer, soit pour me terrasser et me faire tomber rudement à terre : me tirant les bras tantôt en avant, tantôt en arrière, de telle sorte qu’il me semblait à tout moment qu’ils me les arrachaient du corps, et quelquefois, après m’avoir, fait tourner jusqu’à ce que j’étais étourdi, ils me lâchaient, et j’allais tomber lourdement à terre ou contre la muraille. Quoique ce fût en hiver, ces gens quittèrent leurs casaques par la chaleur et la lassitude, et moi, qu’eux tous ensemble voulaient tourmenter, je devais être bien las. »

Le maire de Calais dut se livrer à ce terrible exercice de la danse, ayant attachées sur le dos les bottes des dragons, dont les éperons venaient le frapper chaque fois qu’on le faisait sauter et tourner violemment.

Suspendant leurs hôtes par les aisselles, les soldats les descendaient dans un puits, les plongeant dans l’eau glacée, puis ils les en retiraient de temps en temps, avec menace de les y noyer s’ils n’abjuraient pas. Ils les pendaient à quelque poutre, par les pieds ou par la tête, parfois faisant passer sur le nez du patient la corde qui le tenait suspendu, ils la rattachaient derrière sa tête de façon à ce que tout le poids du corps portât sur la partie, la plus tendre du visage. À d’autres, on liait les gros doigts des pieds avec de fines et solides cordelettes jusqu’à ce qu’elles fussent entrées dans les chairs et y demeurassent cachées. Alors, passant une grosse corde attachée à une poutre entre les pieds et les mains du patient, on faisait tourner, aller et venir ce malheureux, ou on l’élevait, on le descendait brusquement, lui faisant endurer ainsi les plus cruelles souffrances.

À Saint-Maixent, tandis que dans une chambre voisine leurs filles étaient battues de verges jusqu’au sang par les soldats, les époux Liège, deux vieillards, étaient suspendus par les aisselles, balancés et rudement choqués l’un contre l’autre. Puis lorsque les soldats furent lassés de ce jeu, ils nouèrent au cou du père une serviette, à chaque bout de laquelle était suspendu un seau plein d’eau, et, la strangulation obligeant leur victime à tirer la langue, ils s’amusaient à la lui piquer à coups d’épingle.

Les soldats prenaient leurs hôtes par le nez avec des pincettes rougies au feu, et les promenaient ainsi par la chambre. Ils leur donnaient la bastonnade sous la plante des pieds, à la mode turque.

Ils les couchaient liés sur un banc, et leur entonnaient, jusqu’à ce qu’ils perdissent connaissance, du vin, de l’eau-de-vie ou de l’eau, qui parfois se trouvait être bouillante. Devant les brasiers allumés pour faire cuire les viandes destinées à leurs interminables repas, ils liaient des enfants à la broche qu’ils faisaient tourner, ou mettant les gens nus, ils les obligeaient à rester exposés à l’ardeur du foyer jusqu’à ce que la chaleur eût fait durcir les œufs qu’ils leur faisaient tenir dans la main ou dans, une serviette. Les sabots d’un paysan, soumis à ce supplice, prennent feu, le malheureux a peur d’être brûlé, et promet d’abjurer, on le retire, il se dédit, on le remet aussitôt devant le feu, ce jeu cruel recommença plusieurs fois, dit Élie Benoît.

Un soldat, jovialement cruel, fait observer que la femme de l’instituteur Migault, à peine relevée de couches, doit être, dans son état, tenue le plus chaudement possible et elle est traînée devant le foyer. « L’ardeur du feu était si insupportable, dit Migault dans la relation qu’il fait pour ses enfants, que les hommes eux-mêmes n’avaient pas la force de rester auprès de la cheminée et qu’il fallait relever toutes les deux ou trois minutes, celui qui était auprès de votre mère. »

Et la pauvre accouchée dut endurer ce supplice jusqu’à ce que la douleur la fît tomber sans connaissance.

Certains, attachés aux crémaillères des cheminées dans lesquelles on avait allumé du foin mouillé, furent fumés comme des jambons, – d’autres flambés à la paille ou à la chandelle comme des poulets, d’autres enfin enflés avec des soufflets, comme des bœufs morts dont on veut détacher la peau.

Les soldats mettaient une bassinoire ardente sur la tête de leurs hôtes, leur brûlaient avec un fer rouge le jarret ou les lèvres, les asseyaient, culottes bas ou jupes relevées, au-dessus d’un réchaud brûlant, leur mettaient dans la main un charbon ardent en leur tenant la main fermée de force, jusqu’à ce que le charbon fût éteint.

Ils les lardaient d’épingles, depuis le haut jusques en bas ; ils leur arrachaient, avec une cruelle lenteur, les cheveux, les poils de la barbe, des bras et des jambes, jusqu’à une entière épilation. – Avec des tenailles, ils leur arrachaient les dents, les ongles des pieds et des mains, torture horriblement douloureuse. Un des supplices les plus familiers à ces bourreaux, le seul que le gouverneur du Poitou, la Vieuville, consentit à qualifier de violence, était de chauffer leurs victimes, de leur brûler la plante des pieds.

L’archevêque de Bordeaux, dit Élie Benoît, qui, d’une chambre haute, se divertissait à entendre les cris de Palmentier, un pauvre goutteux que les soldats tourmentaient, suggéra à ces soldats l’idée de brûler les pieds de ce malheureux avec une pelle rougie au feu. C’est aussi avec une pelle rouge que le curé de Romans brûla le cou et les mains de Lescalé, qu’il s’était chargé de convertir.

« Les soldats me déchaussèrent mes souliers et mes bas, dit Lambert de Beauregard, et, cependant que deux me firent choir à la renverse en me tenant les bras, les autres m’approchaient les pieds à quatre doigts de la braise qui était bien vive, et qui me fit alors souffrir une grande douleur ; et quand je remuais pour retirer mes pieds, et qu’ils s’échappaient de leurs mains, mes talons tombaient dans la braise. Cependant, il y en eut un qui s’avisa de mettre chauffer la pelle du feu jusqu’à ce qu’elle fut toute rouge, et ensuite me la frottèrent contre la semelle des pieds, jusqu’à ce qu’ils jugèrent que j’en avais assez ; et, après cela, ils eurent la cruauté de me chausser par force mes bas et mes souliers… Voilà plus de deux fois vingt-quatre heures que je demeurai sans que personne s’approchât pour visiter mes plaies, où la gangrène commença à s’attacher… Les chirurgiens ayant vu mes plaies, qui faisaient horreur à ceux qui les voulaient regarder, me donnèrent le premier appareil ; après quoi, on me fit porter à l’hôpital général. »

Un dragon frotta de graisse les jambes d’une fille, en imbiba ses bas, qu’il recouvrit d’étoupe, à laquelle il mit le feu.

Lejeune, retenu devant un brasier et obligé de tourner la broche où rôtissait un mouton tout entier, ne pouvait s’empêcher de faire de douloureuses contorsions, ce que voyant, le loustic de la bande lui dit : je vais te donner un onguent pour la brûlure, et il versa de la graisse bouillante sur ses jambes qui furent rongées jusqu’aux os. Jurieu, qui se rencontre plus tard sur la terre d’exil, avec Lejeune, dit : « Il n’est pas si bien guéri qu’il ne ressente souvent de grandes douleurs, qu’il ne boite des deux jambes, et qu’il n’ait une jambe décharnée jusqu’aux os et moins grosse que l’autre de moitié. »

À Charpentier de Ruffec, les soldats font avaler vingt-cinq ou trente verres d’eau ; cette torture n’ayant pas réussi, on lui fait découler dans les yeux le suif brûlant d’une chandelle allumée, et il en meurt. D’autres au contraire, comme les sieurs de Perne et la Madeleine, gentilshommes de l’Angoumois, étaient plongés jusqu’au cou dans l’eau glacée d’un puits, où on les laissait pendant de longues heures. Plus la résistance passive de la victime prolongeait, plus l’irritation des soldats s’augmentait en voyant l’impuissance de la force brutale contre la force morale, et, une torture restée sans résultat, ils ajoutaient mille autres tourments. Ainsi l’opiniâtre Françoise Aubin, après avoir été étouffée à moitié par la fumée du tabac et la vapeur du soufre, fut suspendue par les aisselles, puis eut les doigts broyés avec des tenailles, et enfin fut attachée à la queue d’un cheval, qui la traîna à travers un feu de fagots. À un autre Opiniâtre, Ryan, qui souffrait fort de la goutte, on serra les doigts avec des cordes, on brûla de la poudre dans les oreilles, on planta des épingles sous ses ongles, on perça les cuisses à coups de sabre et de baïonnette, et enfin l’on mit du sel et du vinaigre dans ses mille blessures saignantes.

La plus cruelle torture morale que les soldats eussent imaginée était celle-ci : Quand l’opiniâtre était une mère, allaitant son enfant, ils la liaient à la quenouille du lit et mettaient son enfant sur un siège, placé vis-à-vis d’elle, mais hors de sa portée. Pendant des journées entières, on les laissait tous deux ainsi, le supplice de l’enfant, criant et pleurant pour demander sa nourriture, faisait la torture de la mère. La mort de l’enfant ou l’abjuration de la mère pouvaient seules mettre fin à ce cruel supplice, et c’est toujours la mère qui cédait. « Comment en eût-il été autrement ? dit Michelet. Toute la nature se soulevait de douleur, la pléthore du sein qui brûlait d’allaiter, le violent transport qui se faisait, la tête échappait. La mère ne se connaissait plus, et disait tout ce qu’on voulait pour être déliée, aller à son enfant et le nourrir, mais dans ce bonheur, que de regrets ! L’enfant, avec le lait, recevait des torrents de larmes. »

Au début des dragonnades, pour ajouter la torture morale aux tortures physiques, on tourmentait les divers membres d’une famille, les uns devant les autres, mais on ne tarda pas à s’apercevoir que le calcul était mauvais, les victimes s’encourageant mutuellement l’une l’autre à souffrir courageusement pour la foi commune.

On se décida donc, pour forcer plus aisément les conversions, dit une lettre du temps, à séparer les membres de la famille, à les disperser dans les chambres, cabinets, caves et greniers de la maison pour les torturer isolément.

« Le roi approuve que vous fassiez séparer les gens de la religion réformée pour les empêcher de se fortifier les uns les autres » écrit Louvois à l’intendant, occupé à faire dragonner la ville de Sedan. Cette tactique de l’isolement parut tellement efficace au gouvernement que, plus d’une fois, il enferma dans des couvents ou dans des prisons éloignées certains membres ; d’une famille, tandis que les autres restaient livrés aux mains des dragons.

Pontchartrain, pour venir à bout de Mme Fonpatour et de ses trois filles, toutes quatre fort opiniâtres, les fit séparer et enfermer dans quatre couvents différents. Fénelon demandait qu’on refusât aux nouveaux convertis la permission de voir leurs parents prisonniers et disait qu’il ne faudrait même pas que les prisonniers eussent entre eux la liberté de se voir. Les dragons à Bergerac avaient perfectionné cette pratique de l’isolement des gens à convertir, en y ajoutant la privation de nourriture et de sommeil.

Une lettre écrite, de France et publiée en Hollande fait le récit suivant : « On lie, on garotte père, mère, femme, enfants ; quatre soldats gardent la porte pour empêcher que personne n’y puisse entrer pour les secourir ou les consoler, on les tient en cet état deux, trois, quatre, cinq et six jours sans manger, sans boire, et sans, dormir ; l’enfant crie d’un côté, d’une voix mourante : ah ! mon père, ah ! ma mère, je n’en puis plus ! La femme crie de l’autre part : hélas ! le cœur me va faillir, et leurs bourreaux, bien loin d’en être touchés, en prennent l’occasion de les presser et de les tourmenter encore davantage, les effrayant par leurs menaces, accompagnées de jurements exécrables… Ainsi ces misérables, ne pouvant ni vivre ni mourir, parce que lorsqu’on les a vus défaillir on leur a donné à manger seulement ce qu’il fallait pour les soutenir, et ne voyant point d’autre voie pour sortir de cet enfer où ils étaient incessamment tourmentés, ont plié enfin sous le poids de tant de peines. »

Partout, du reste, les soldats avaient fini par reconnaître que la torture la plus efficace pour faire céder les plus obstinés, c’était la privation de sommeil, l’insomnie prolongée, à l’aide de laquelle les dompteurs viennent à bout des fauves. Les soldats, se relayant d’heure en heure, nuit et jour, auprès d’un patient, l’empêchaient de prendre le moindre repos, le tiraillant, le pinçant, le piquant, lui jetant de l’eau au visage, le suspendant par les aisselles, lui mettant sur la tête un chaudron sur lequel ils faisaient, à coups de marteaux, le charivari le plus assourdissant. Après trois ou quatre jours de veille obligée dans de telles conditions, le patient cédait ; s’il résistait plus longtemps, c’est que l’humanité ou la fatigue d’un de ses bourreaux avait interrompu son supplice, et lui avait permis de prendre quelque repos.

Le gouverneur d’Orange, Tessé, vient trouver le pasteur Chambrun et le menace de ce supplice ; Chambrun, cloué sur son lit par une grave fracture de la jambe, découvre en vain son corps, en disant à Tessé : vous n’aurez pas le courage de tourmenter ce cadavre. « Sans être touché d’aucune compassion de l’état où il m’avait vu, dit Chambrun, il envoya chez moi dans moins de deux heures, quarante-deux dragons et quatre tambours qui battaient nuit et jour tout autour de ma chambre pour me jeter dans l’insomnie et me faire perdre l’esprit s’il leur eût été possible… L’exercice ordinaire de ces malhonnêtes gens était de manger, de boire et de fumer toute la nuit ; cela eût été supportable s’ils ne fussent venus fumer dans ma chambre, pour m’étourdir ou m’étouffer par la fumée de tabac, et si les tambours avaient fait cesser leur bruit importun ; pour me laisser prendre quelque repos. – Il ne suffisait pas à ces barbares de m’inquiéter de cette façon ; ils joignaient à tout cela des hurlements effroyables, et si, pour mon bonheur, la fumée du vin en endormait quelques-uns, l’officier qui commandait, et qu’on disait être proche parent de M. le marquis de Louvois, les éveillait à coups de canne, afin qu’ils recommençassent à me tourmenter… Après avoir essuyé cette mauvaise nuit, le comte de Tessé m’envoya un officier pour me dire si je ne voulais pas obéir au roi. Je lui répondis que je voulais obéir à mon Dieu. Cet officier sortit brusquement de ma chambre et l’ordre fut donné de loger tout le régiment chez moi, et de me tourmenter avec plus de violence. Le désordre fut furieux pendant tout ce jour et la nuit suivante. Les tambours vinrent dans ma chambre, les dragons venaient fumer à mon nez, mon esprit se troublait, par cette fumée infernale, par la substraction des aliments, par mes douleurs et par mes insomnies. Je fus encore sommé par le même officier d’obéir au roi, je répondis que mon Dieu était mon roi… Qu’on ferait bien mieux de me dépêcher plutôt que de me faire languir par tant d’inhumanités. Tout cela n’adoucit pas ces cœurs barbares, ils en firent encore pis, de sorte qu’accablé par tant de persécutions, je tombai le mardi 13 de Novembre, dans une pâmoison où je demeurai quatre heures entières avec un peu d’apparence de vie. »

Chambrun, qui avait passé un instant pour mort, est encore cruellement tourmenté. « Je souffris de telles douleurs, dit-il, que j’allai lâcher cette maudite parole : Eh bien ! je me réunirai. » Cette maudite parole, arrachée par la souffrance, suffisait aux convertisseurs pour déclarer que Chambrun était revenu à l’Église romaine. Pour être réputé catholique, dit Élie Benoît, il suffisait de prononcer Jésus Maria, ou de faire le signe de la croix. Le plus souvent, pour mettre leur conscience en repos, les victimes qui mettaient leur signature au bas d’un acte d’abjuration ajoutaient : pour obéir à la volonté du roi. La mère de Marteilhe, convertie par les soldats du duc de la Force, signe l’acte d’abjuration avec cette mention amphibologique : La Force me l’a fait faire ; quant aux habitants d’Orange qu’il avait convertis tous en vingt-quatre heures, Tessé écrit à Louvois : « Ils croyaient être dans la nécessité de mettre le nom et l’autorité du roi dans toutes les lignes de leur créance, pour se disculper envers leur prince (le prince d’Orange), de ce changementpar une contrainte qu’ils voulaient qui parut, vous verrez comme quoi j’ai retranché tout ce qui pouvait la ressentir… en tous cas il faut que Sa Majesté regarde ce qu’on fait avec ces gens-ci, comme d’une mauvaise paie dont on tire ce qu’on peut. »

Le clergé était de cet avis, et se montrait très accommodant sur toutes les restrictions dont les huguenots voulaient entourer leur abjuration.

Une fois l’abjuration obtenue, le huguenot enfermé dans le royaume par la loi contre l’émigration, devait être contraint, par la loi sur les relaps, à faire des actes de catholicité dont il avait horreur.

« C’était là la doctrine, dit Rulhières, qui devint presque générale dans le clergé et fut avouée, discutée, approfondie par de célèbres évêques dont nous avons recouvré les mémoires. » Quant aux malheureux à qui, dans un moment de souffrance, on avait fait renier des lèvres la religion à laquelle ils restaient attachés au fond du cœur, plusieurs moururent de désespoir, d’autres devinrent fous. Quelques-uns se dénoncèrent eux-mêmes comme relaps et se firent attacher à la chaîne des galériens. « On en voyait, dit Élie Benoît, qui se jetaient par terre dans les chemins, criant miséricorde, se battaient la poitrine, s’arrachaient les cheveux, fondaient en larmes. Quand deux personnes de ces misérables convertis se rencontraient, quand l’un, voyait l’autre aux pieds d’une image, ou dans un autre acte de catholicité, les cris redoublaient. »

On ne peut rien imaginer de plus touchant que les reproches des femmes à leurs maris et des, maris à leurs femmes accusait l’autre de sa faiblesse et le rendait responsable de son malheur. La vue des enfants était un supplice continuel pour les pères et les mères qui se reprochaient la perte de ces âmes innocentes. Le laboureur, abandonné à ses réflexions au milieu de son travail, se sentait pressé de remords, et, quittant sa charrue au milieu de son champ, se jetait à genoux, demandait pardon, prenait à témoin qu’il n’avait obéi qu’à la violence. « Un jour que j’étais à la campagne (dit Pierre de Bury, au juge qui lui objecte qu’ayant abjuré il n’a pas le droit de se dire huguenot), duquel jour je ne me souviens pas, je pleurai tant que mon abjuration se trouva rompue. » Vingt-et-un nouveaux convertis parviennent à s’embarquer sur le navire qui emportait Beringhen, expulsé du royaume comme opiniâtre. « Après la bénédiction du pasteur, dit Beringhen, ils s’embrassèrent les uns les autres s’entredemandant pardon du scandale qu’ils s’étaient donné réciproquement par leur apostasie. »

Tous ceux qui, après avoir abjuré, pouvaient passer la frontière, se faisaient, après pénitence publique, réintégrer dans la communion des fidèles.

À Londres le consistoire de l’Église française se réunissait tous les huit jours pour réintégrer dans la confession protestante les fugitifs qui avaient abjuré en France. Le premier dimanche de mai 1686, il réhabilita ainsi cent quatorze fugitifs et dans le mois de mai 1687 on ne compte pas moins de quatre cent quatre-vingt-dix-sept de ces réintégrations dans la communion protestante.

Chambrun se fit ainsi réhabiliter, mais il ne se consola jamais du moment de défaillance qui lui avait fait, au milieu des souffrances, renier sa foi. Un autre pasteur, Molines, avait abjuré au pied de l’échafaud. Pendant trente années on le vit en Hollande errer comme une ombre ; l’air défait, le visage portant l’empreinte du désespoir. « On ne pouvait, dit une relation, le rencontrer sans se sentir ému de pitié, son attitude exprimait l’affaissement, sa tête pendait de tout son poids sur sa poitrine et ses mains restaient pendantes. »

Pour faire revivre devant les yeux des lecteurs de ce travail, l’abominable jacquerie militaire qui a reçu le nom de dragonnades, il a fallu entrer dans des détails navrants, de nature à blesser peut-être quelques délicatesses, mais ces détails étaient nécessaires pour fixer dans les esprits l’exécrable souvenir qui doit rester attaché à la mémoire de Louis XIV et de ses coopérateurs clercs ou laïques.

Les habiles pères jésuites qui composent les livres dans lesquels ils accommodent à leur façon, l’histoire que doivent apprendre les élèves de leurs écoles libres, comprennent bien qu’il est dangereux pour leur cause, de soulever le voile qui couvre ce sujet délicat.

Ils ne craignent pas de donner leur approbation à la révocation, de l’édit de Nantes, lequel établissait une sorte d’égalité entre le protestantisme et le catholicisme, entre le mensonge et l’erreur ; mais à peine prononcent-ils le mot de dragonnades, et ils se bornent à émettre le regret que Louvois ait exécuté avec trop de rigueur le plan conçu par Louis XIV pour ramener son royaume à l’unité religieuse.

Mais les Loriquet cléricaux qui écrivent pour le grand public sont plus audacieux, ils nient hardiment la réalité des faits, sachant bien que l’impudence des affirmations peut parfois en imposer aux masses ignorantes.

Ainsi, dans son histoire de la révocation, M. Aubineau, un collaborateur de M. Veuillot, dit : «         Le mot dragonnades, éveille mille fantasmagories dans les esprits bourgeois et universitaires.

« Il est ridicule de croire à toutes les atrocités que les huguenots ont prêtés aux dragons et aux intendants de Louis XIV.

« Il s’agissait uniquement d’un logement de garnisaires, c’était une vexation, une tyrannie, si l’on veut, il n’y avait dans cette mesure en soi ni cruautés ni sévices. On exempta du logement militaire les nouveaux convertis. Cette seule promesse suffit à faire abjurer des villes entières – n’est-ce pas cette exemption qu’on appelle dragonnades ?

« … On dit que les conversions n’étaient pas sincères et qu’elles étaient arrachées par la violence. En accueillant ces griefs, il faut reconnaître que la violence n’était pas grande… Foucault, l’intendant du Béarn, revient en 1684, au moyen d’action imaginé par Marillac en 1681, mais, en maintenant fermement la discipline, ne laissant prendre aucune licence aux troupes. Les succès qu’il obtint firent étendre ce procédé aux autres provinces…

« La bonne grâce avec laquelle les choses se passaient exalta le roi. »

M. de Marne, dans son histoire du gouvernement de Louis XIV, va encore plus loin : « Il n’y eut pas de persécution, dit-il. Il n’y eut jamais de plus impudent mensonge que celui des dragonnades. Quand on organisa les missions de l’intérieur, on eut lieu de craindre de la résistance, des soulèvements ; alors les gouverneurs prirent le parti d’envoyer des troupes pour protéger les missionnaires. La plupart du temps, les soldats demeuraient en observation, à distance du lieu de la mission : là, au contraire où les calvinistes fanatiques se montraient disposés à répondre par la violence, les officiers plaçaient dans leurs maisons quelques soldats pour répondre, non de leur soumission religieuse, mais de leur tranquillité civile… Les désordres furent la faute de quelques particuliers et punis sévèrement – tout excès fut réprimé promptement et avec là plus grande sévérité… Voilà ces épouvantables dragonnades ! »

L’argument d’une prétendue résistance violente des huguenots que l’on torturait est bien le plus impudent mensonge qu’on puisse faire.

Le très fidèle historien Élie Benoît n’a trouvé à citer que l’exemple d’un seul huguenot, ayant résisté aux dragons qui tourmentaient sa femme.

Les huguenots, au contraire, poussaient si loin la doctrine de l’obéissance absolue au roi, qu’ils se laissaient impunément dépouiller et maltraiter par les soldats, conformément à cette décision de Calvin : « Pour ce que j’ai entendu que plusieurs de nous se délibèrent, si on vient les outrager, de résister plutôt à telle violence que de se laisser brigander, je vous prie, mes très chers frères, de vous déporter de tels conseils, lesquels ne seront jamais bénis de Dieu pour venir à bonne issue, puisqu’il ne les approuve pas. »

Quant à nier la réalité de la terrible persécution qui a reçu le nom de dragonnades, alors que chaque jour les archives de la France et des autres pays de l’Europe, livrent des preuves nouvelles et multipliées des odieuses violences subies par les huguenots, on ne peut s’expliquer la hardiesse d’un si effronté démenti donné à l’histoire, que par un aveugle parti pris de sectaires.

On comprend mieux que les coupables, Louis XIV et le clergé son collaborateur, aient tenté, même au prix des mensonges les plus impudents, de donner le change à l’opinion publique sur les moyens employés par eux pour convertir les huguenots ; tout mauvais cas est niable.

Au moment où, par suite des dragonnades, les réfugiés fuyant la persécution affluaient en Angleterre aussi bien qu’en Suisse et en Allemagne ; on voit Louis XIV adresser à son ambassadeur à Londres, ces instructions hardies : « Le sieur de Bonrepans doit faire entendre à tous en général, que le bruit qu’on a fait courir de prétendues persécutions que l’on fait en France aux religionnaires n’est pas véritable, Sa Majesté ne se servant que de la voie des exhortations qu’elle leur fait donner pour les ramener à l’Église. »

En même temps l’assemblée générale du clergé osait affirmer : « Que c’était sans violences et sans armes, que le roi avait réduit la religion réformée à être abandonnée de toutes les personnes raisonnables, que les hérétiques étaient rentrés dans le sein de l’Église par le chemin semé de fleurs que le roi leur avait ouvert. »

Bossuet, de son côté, s’adressant aux nouveaux convertis de son diocèse, leur disait : « Loin d’avoir souffert des tourments, vous n’en avez pas seulement entendu parler, j’entends dire la même chose aux autres évêques. »

Ces affirmations audacieusement mensongères soulevèrent partout des protestations indignées ; en voici une publiée à La Haye en 1687 : « Toute l’Europe sait les tourments que l’on a employés en France, et voici des évêques, qui demeurent dans le royaume, qui ne l’ont pas seulement entendu dire… Croyez ces messieurs, qui soutiennent qu’ils n’ont pas entendu parler d’aucun tourment, eux dont les maisons ruinées, les villes détruite, les provinces saccagées, les prisons et les couvents, les galères, les hommes estropiés, les femmes violées, les gibets et les corps morts traînés à la voirie, publient la cruauté et une cruauté de durée. »

Le ministre Claude proteste ainsi : « Si ce n’est pas un reste de pudeur et de conscience, c’en est un, au moins, de respect et de considération pour le public de ne pas oser produire devant lui ces violences dans leur véritable et naturelle forme, et de tâcher de les déguiser pour en diminuer l’horreur. Cependant quelque favorable tour qu’on puisse donner à cette conduite, il faut demeurer d’accord que c’est une hardiesse inconcevable, que de vouloir en imposer à toute la terre ; sur des faits aussi constants et d’un aussi grand éclat que le sont ceux-ci, et d’entreprendre de faire illusion à toute l’Europe, sur des événements qu’elle apprend, non par des gazettes ou des lettres, mais, ce qui est bien plus authentique, par un nombre presque infini de fugitifs et de réchappés, qui vont porter leurs larmes et leurs misères aux yeux des nations les plus éloignées. »

Frotté, un des collaborateurs de Bossuet, de l’Angleterre où il est réfugié, écrit à l’évêque de Maux, pour lui rappeler qu’on amenait des huguenots de force dans son palais épiscopal, qu’il les menaçait s’ils n’abjuraient pas, d’envoyer chez eux des gens de guerre qui leur tourneraient la cervelle. – Il lui cite tel marchand chez lequel il a fait loger dix dragons, tel gentilhomme à qui il en a mis trente sur les bras ; les femmes, les enfants, les vieillards jetés par lui dans les couvents ; un moribond qu’il est venu menacer, s’il n’abjurait pas, de le faire jeter à la voirie après sa mort, etc.

Un nouveau converti du Vivarais s’écrie : « On nous a traités partout comme des esclaves, cependant on a l’impudence de dire que les moyens dont on s’est servi ont été les voies de grâce, qu’on n’a employé que la charité. Voilà de quelle manière on parle d’une persécution inouïe, dont toute l’Europe a été témoin. »

Dans la relation qu’elle écrit après avoir fui à l’étranger, Jeanne Faisses, une réchappée des dragons, donne cet échantillon des moyens employés par Louis XIV, pour ajouter au bonheur de ses sujets, celui d’une parfaite et entière réunion, en les ramenant au giron de l’Église (Lettre de Louis XIV à son ambassadeur d’Espagne), dans lequel ils rentraient par un chemin semé de fleurs (déclaration de l’assemblée générale du clergé)… sanglantes : « Toute l’Europe, dit-elle, a été témoin des désolations que le malheureux effet de la fureur du clergé a causée en général au royaume, et en particulier aux pauvres fidèles de la Religion, contre lesquels l’enfer a vomi tout ce qu’il peut avoir d’affreux et d’épouvantable, et, sans outrer les choses, ce petit échantillon peut faire voir jusqu’où est allée sa cruauté, car, que peut-on imaginer de pis que de semblables horreurs ?

« Employer plus de cent mille soldats pour missionnaires, profès à tourmenter tout le monde, entrer dans les villes et dans les bourgs les armes à la main et crier : « Tue ! tue ! ou à la messe ! » manger, dévorer et détruire toute la substance d’un peuple innocent, boire le vin à se gorger, et répandre le reste, donner la viande aux chiens et aux chats, la fouler aux pieds et la jeter à la rue, donner le pain et le blé aux pourceaux et aux chevaux, vendre les meubles des maisons, tuer et vendre les bestiaux, brûler les choses combustibles, rompre les meubles, portes et fenêtres, descendre et abîmer les toits, rompre, démolir et brûler les maisons, battre et assommer les gens, les enfler avec des soufflets jusqu’à les faire crever, leur faire avaler de l’eau sans mesure avec un entonnoir, les faire étouffer à la fumée, les faire geler dans l’eau de puits, leur arracher les cheveux de la tête et les poils de la barbe avec des pincettes, leur arracher les ongles avec des tenailles, larder leurs corps avec des épingles, les pendre par les cheveux, par les aisselles, par les pieds et par le col, les attacher au pied d’un arbre et puis les y tuer, les faire rôtir au feu comme la viande à la broche, leur jeter de la graisse flamboyante sur le corps tout nu, faire dégoutter des chandelles ardentes sur leurs yeux, les jeter dans le feu, les empêcher nuit et jour de dormir, battre des chaudrons sur leur tête jusqu’à leur faire perdre le sens, les déchasser de leurs maisons à coups de bâton ; les rattraper, les traîner dans les prisons, dans les cachots, dans la boue, dans la fiente, les y faire mourir de faim, après s’être dévoré les doigts de la main ; les traîner à l’Amérique, aux galères, aux gibets, aux échafauds, aux roues et aux flammes, violer filles et femmes aux yeux des frères et des maris attachés et garrottés, déterrer les corps morts, les traîner par les rues, leur fendre le ventre, leur arracher les entrailles, les jeter dans les eaux, aux voiries, les exposer aux chemins publics, les faire dévorer aux bêtes sauvages…, tout cela et mille autres choses de même nature sont des témoignages du zèle inconsidéré de ceux qui persécutent les enfants de Dieu, sous prétexte de leur rendre service. »

Avec les terribles moyens qu’employaient les missionnaires bottés pour venir à bout de la constance de leurs hôtes, nul ne se sentait assez sûr de lui-même pour affronter les terribles dragons, chacun se disait qu’il en viendrait peut-être à faire comme le président du Parlement d’Orange, lequel, disait cyniquement Tessé, « aspirait à l’honneur du martyre et fût devenu mahométan, ainsi que le reste du Parlement, si je l’eusse souhaité ».

La terreur des dragonnades, grandissant de jour en jour, on voyait des villes entières se convertir à l’arrivée des troupes.

À Metz, le jour de l’arrivée des dragons, l’intendant convoque à l’hôtel de ville, tous les huguenots de la localité, et presque tous signent, séance tenante, l’acte d’abjuration qu’il leur présente, en leur disant que la volonté du roi est qu’ils se fassent catholiques.

Un bourgeois de Marseille conte ainsi comment se fit la conversion de la ville : « Le second novembre 1685, jour du saint dimanche, est arrivé en cette ville cent cavaliers, dits dragons, avec les noms des huguenots habitants en cette ville, allant à cheval à chaque maison desdits huguenots lui dire, de par le roi, si veulent obéir à l’arrêt du roi ou aller dès à présent en galères et leurs femmes à l’Amérique. Pour lors, voyant la résolution du roi, crient tous à haute voix : Vive le roi ! et sa sainte loi catholique, apostolique et romaine, que nous croyons tous et obéirons à ses commandements ! dont MM. les vicaires, chacun à sa paroisse, les ont reçus comme enfants de l’Église, et renoncé à Calvin et Luther. M. le grand vicaire les oblige d’assister tous les dimanches au prône, chacun à sa paroisse, et les vicaires, avant de commencer la prière, les appelle chacun par Son nom, et eux de répondre tout haute voix : Monsieur, suis ici. »

Un jour, sur l’annonce de l’arrivée des dragons, toute la population huguenote du pays de Gex s’enfuit affolée, passe la frontière et se réfugie à Genève. Le laboureur avait laissé sa charrue et ses bœufs sur le sillon commencé, la ménagère apportait avec elle la pâte, non encore levée, du pain qu’elle avait préparé pour mettre au four, les plus pressés avaient passé le Rhône à la nage avec leurs bestiaux ; c’était là un des premiers flots de l’émigration qui allait bientôt inonder tous les pays de l’Europe.

Dans la Saintonge, des populations entières avaient quitté leurs villages et s’étaient réfugiées dans les bois où elles vivaient comme des bêtes de l’herbe des champs. Louvois écrit à Foucault : « Il y a dans quatre paroisses de la Rochelle, six cents personnes qui ne se sont pas converties, parce qu’elles avaient toutes déserté et s’étaient mises dans les bois ; comme elles n’y pourraient tenir dans la rigueur de l’hiver qui va commencer, Sa Majesté trouvera bien agréable que vous sollicitiez M. de Vérac d’y faire loger des troupes dans la fin de ce mois. »

Pour fuir ces terribles dragons convertisseurs, les huguenots quittaient leurs maisons, fuyant au hasard à travers champs, à travers bois. Migault trouve sur sa route une dame fuyant, portant un enfant à la mamelle et suivie de deux autres en bas âge, courant affolée, ne sachant où aller. Croyant toujours avoir les dragons à sa poursuite, elle marchait toujours devant elle et passa plusieurs jours en rase campagne, sans abri et manquant de nourriture.

C’était un crime de fuir les dragons. De Noailles ayant donné huit jours aux habitants de Nîmes pour se convertir, il fit publier que ceux qui s’en étaient allés, par crainte des dragons, eussent à revenir dans trois jours sous peine d’être pendus ou mis aux galères : Une ordonnance décida que les maisons de ceux qui s’étaient absentés de chez eux seraient rasées, quant aux imprudents qui donnaient asile à ces huguenots errants, on les déclara passibles de grosses amendes.

« Informé, dit l’intendant Foucault, que plusieurs personnes donnent journellement retraite dans leurs maisons aux religionnaires qui abandonnent les leurs pour se mettre à couvert des gens de guerre, ce qui retarde et empêche même souvent leur conversion, fait très extrêmes défenses à toutes personnes de donner retraite dans leurs châteaux ou maisons aux religionnaires, sous quelque prétexte que ce puisse être, à peine de mille livres d’amende. »

Anne de Chauffepied, dont le château avait été dragonné, avait trouvé asile chez Mme d’Olbreuse, parente de Mme de Maintenon. « Dès le mois suivant, dit-elle, M. et Mme d’Olbreuse furent avertis que Mme de Maintenon ne trouvait pas bon qu’ils nous gardassent chez eux. Mme d’Olbreuse écrivit là-dessus, une lettre pleine de bontés pour nous à cette dame, pour la supplier de nous laisser auprès d’elle, sachant qu’elle le pouvait facilement si elle le voulait. Mais sa dureté ne put être amollie là-dessus, et, sans rien écrire elle-même, elle fit mander à Mme d’Olbreuse qu’elle nous renvoyât, si elle ne voulait avoir bientôt sa maison pleine de dragons. »

Quant à ceux qui donnèrent assistance aux fugitifs allant chercher asile hors des frontières, ou qui leur servaient de guides, ils étaient passibles de la peine des galères, parfois même de la peine de mort. Ainsi le Parlement de Rouen condamne à être pendus et étranglés les deux fils du laboureur Lamy, atteints et convaincus « d’avoir donné retraite et couché dans leurs maisons des religionnaires avec leurs hardes et chevaux pour faciliter et favoriser leur sortie du royaume. »

De même la cour de Metz avait condamné à être pendus et étranglés Jontzeller et sa femme Anne Keller convaincus « savoir ledit Jontzeller, d’être venu aux environs de cette ville pour y joindre lesdits religionnaires et les conduire hors du royaume, de les avoir guidés secrètement la nuit et les avoir cachés chez lui pendant un jour ; ladite Keller d’avoir empêché leur capture… d’avoir, par deux fois éteint les lampes, et, par ce moyen, donné lieu à l’évasion desdits ».

Mais les peines terribles édictées, soit contre les fugitifs eux-mêmes, soit contre ceux qui aidaient à leur évasion hors du royaume, ne purent empêcher l’exode des protestants, cet épilogue fatal des dragonnades.

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