FRÉDÉRIC JUGÉ PAR KLOPSTOCK

Même chez ceux qui, comme Klopstock, ont le plus souffert des préjugés et des dédains du roi à l’égard de la littérature naissante de l’Allemagne, l’admiration éclate et il est visible que c’est Frédéric II qui est pour leur esprit le type même de la grandeur. Non point dès l’origine : il n’apparaît d’abord à Klopstock, dans la campagne de Silésie, que comme un conquérant, et il déteste ou déplore la violence, l’œuvre de mort ; il détourne sa pensée de ces champs de fer où la mère ne peut, par la force de ses gémissements, arracher à la mort son fils qui défaille, et il s’enfuit vers les régions sereines « où il n’y a pas de héros qui tue ». C’est vers une plus haute gloire et immortelle, la gloire de la pensée créatrice, que vont les élans de son âme et « ses larmes de désir ».

Mais, malgré tout, à mesure que Frédéric II déploie son effort, le poète s’émeut. Il aurait voulu que le grand roi héroïque devînt l’ami, le conseiller de la poésie allemande. Mais non, il ne connaît, il n’aime que les œuvres de la France. Et pourtant la patrie allemande ne demande qu’à sourire et à ceux qui pensent et à ceux qui agissent. De quel accent passionné et douloureux Klopstock s’adresse à elle :

« Non, je ne peux plus me taire : mon âme est brûlante, elle veut s’élever d’un vol hardi. Oh ! sois bonne pour moi, ma patrie, toi qu’une gloire de mille ans couronne ! Je t’aime, ma patrie ! Ah ! elle me répond d’un signe ; oui, j’ai osé ; ma main frémit sur les cordes. Sois indulgente et tendre, ô grande mère ; un souffle passe dans ta couronne sacrée et tu as la démarche des immortels... J’ai entrevu les hauts chemins et, enflammé d’un désir toujours plus ardent de gloire, je les ai gravis : ils me conduisent jusqu’à la haute patrie commune de l’humanité (la patrie surnaturelle de la Messiade). Et maintenant, c’est toi, ô ma patrie allemande, que je veux chanter à toi-même ; tu es le sol où les pensées et les actions mûrissent pour de hauts destins. »

Et comme ils sont coupables, ceux qui refusent leur âme à la grande Allemagne ! « Je suis une jeune fille allemande ; mon œil est bleu et doux mon regard ; j’ai un cœur noble et fier et bon. Et mon œil bleu s’irrite et mon cœur a de la haine contre ceux qui méconnaissent la patrie... Je suis une jeune fille allemande et nulle autre patrie ne m’aurait agréée si mon choix, avait été libre... Je suis une jeune fille allemande et mon haut regard n’a que mépris pour ceux qui hésitent dans leur choix... Non, tu n’es pas digne de la patrie si tu ne l’aimes pas comme moi !... Je suis une jeune fille allemande ; mon cœur noble, bon et fier bat au doux nom de la patrie ; et il ne battra qu’au nom du jeune homme qui comme moi est fier de la patrie, qui est bon et noble, un vrai Allemand. »

Ainsi chantait, en 1770, la muse de Klopstock ; et ces allusions irritées sont à l’adresse du grand roi qui est à la fois pour l’Allemagne une gloire et une douleur. Quelques années après, quand Frédéric II eut dit à Gellert la fameuse parole : Pourquoi les Allemands ne font-ils pas comme les Français des livres qui m’obligent à les lire ?

« O toi, s’écrie Klopstock, qui, d’un regard pénétrant, as vu le chemin de la victoire et de l’immortalité, mais qui t’égares peut-être loin du but dans les chemins multiples de la vie, ne vois-tu donc pas comment la pensée allemande a grandi vite, comme le tronc résistant s’appuie à la ferme racine et étend l’ombre de ses rameaux !... Frédéric, où était ton regard d’aigle quand s’élevait la force de l’esprit, quand jaillissaient l’inspiration et la flamme, toutes choses que les rois peuvent récompenser, mais qu’ils ne peuvent pas créer ?... Mais pourriez-vous écouter la chanson allemande, vous dont l’oreille est obsédée par les rimes françaises ? »

On sent que pour Klopstock la patrie allemande eût été complète si le génie héroïque de Frédéric et le génie des penseurs et des poètes s’étaient comme fondus en un patrimoine commun ; mais qui ne reconnaît, à la souffrance même de la pensée allemande méconnue, l’invincible attrait que le héros de la guerre de Sept ans exerce sur elle ? Et, quand Frédéric est mort, Klopstock laisse échapper son secret : les actions du roi étaient pour lui le sommet du siècle, la plus haute mesure de toute gloire. A l’approche des États généraux de France, il s’écrie : « La sage assemblée de France est encore à l’état crépusculaire, les souffles du matin nous pénètrent jusqu’au cœur. Oh ! viens, soleil nouveau et qu’on n’avait même pas rêvé ! Je bénis la force vitale qui m’a porté jusqu’ici et qui me permet, après mes soixante ans, de vivre ce jour. Pardonnez-moi, ô Français (c’est un noble nom fraternel) d’avoir si longtemps détourné les Allemands de ce que je leur conseille aujourd’hui de vous imiter. J’avais cru jusqu’ici que le plus grand acte du siècle c’était la lutte de l’Hercule Frédéric se défendant avec sa massue contre tous les souverains et toutes les souveraines de l’Europe. Je ne pense plus ainsi. La France se couronne d’une gloire civique qui n’a point d’égale ! Elle brille d’un éclat plus beau que le laurier qui rayonne de l’éclat du sang. »

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