JOSEPH II JUGÉ PAR FORSTER

George Forster, cet esprit si actif et si mesuré, cet homme à la fois ardent et sage, constate, dans son voyage de 1790 aux Pays-Bas autrichiens, peu après la mort de Joseph II, combien noble fut l’effort de celui-ci et combien stérile. Et la conclusion qui s’impose à lui, c’est que le progrès est une œuvre difficile et lente, qu’il est impossible de brusquer. Ainsi l’activité réformatrice de l’empereur se tourne en une leçon de patience, de résignation, de temporisation.

A Liége, où la force des préjugés corporatifs et de la superstition religieuse s’était opposée à tout mouvement de liberté, Forster sent soudain se rapetisser sa pensée et son espoir. Il lui semble voir en cet exemplaire réduit l’image vraie de l’Allemagne routinière et impuissante :

« Notre point de vue, jusqu’ici, avait été beaucoup trop haut pour la politique présente : nos regards portaient beaucoup trop loin, notre horizon s’était trop élargi, et le détail des objets avait échappé à nos regards. Ici, dans le bas, tout ce qui planait pour nous si haut, si clair, les droits de l’homme, le progrès des forces de l’esprit, le perfectionnement moral, tout cela n’existe plus. »

Forster est comme étreint et rabaissé par les forces misérables de réaction qui tiennent l’humanité rampante. Et, à Louvain, comme Joseph II s’était inutilement débattu contre toutes les routines, toutes les ignorances et tous les fanatismes !

« Joseph II reconnut bientôt que sans une meilleure forme de l’éducation publique dans ses provinces belges, il n’y pouvait espérer aucun progrès sérieux des lumières ; il reconnut en même temps que ce progrès de la raison était la seule pierre fondamentale sur laquelle ses réformes dans l’État pussent s’appuyer. Par suite, il transporta les Facultés laïques à Bruxelles pour les soustraire à l’influence des nuées théologiques et pour les mettre sous le regard plus proche de son gouvernement. Ce projet, digne d’un grand chef politique, et qui prouve à lui seul combien l’empereur pénétrait profondément l’essence même des choses et comme il savait toucher au point vif, aurait peut-être réussi si l’empereur n’avait pas eu à cœur, en même temps, de dissiper par de vigoureux rayons de lumière les ténèbres dont le clergé des Pays-Bas s’enveloppait systématiquement et tout le reste avec lui. Malheureusement, ces traits de lumière n’étaient que des éclairs dont la clarté débile ne servait qu’à rendre plus sensible l’horreur de la nuit. Le grand principe, que tout vient lentement et peu à peu, que l’ardeur d’un feu dévorant est vaine, et que seule la douce chaleur du soleil, est bienfaisante, dissipe les nuages et assure la belle croissance des êtres organiques, semble avoir été étranger à l’esprit de Joseph II et ce manque ruina tous les grands desseins royalement conçus. »

Ainsi, au moment même où de l’ardente terre de France tous les germes semblaient subitement éclore, les tentatives malheureuses de Joseph II pèsent comme une ombre sur la pensée de l’Allemagne. Attendons, sous la succession lente des tièdes soleils, l’incertaine maturation des semences cachées.

« Du moment où l’empereur toucha aux privilèges du clergé dans les Pays-Bas, du moment où il voulut débarrasser l’enseignement théologique de ses crasses les plus grossières et de l’aigre levain bollandiste, sa perte et celle de toute son œuvre fut jurée. En un temps où toute l’Europe catholique, sans en excepter Rome même, avait honte des superstitions qui déshonoraient la sainteté de la religion et qui ne pouvaient durer qu’autant qu’on prétendait gouverner par la force du mensonge, à la fin du XVIIIe siècle, le clergé belge osa défendre les plus grossières idées d’infaillibilité hiérarchique et, à la face des contemporains éclairés, prêcher la bienheureuse ignorance et l’obéissance aveugle. »

Par une ruse diabolique, le clergé tourna la liberté contre la liberté, la lumière contre la lumière. Il abusa de ce que Joseph II tendait à imposer le progrès, même par la force, pour soulever le peuple au nom du droit humain, proclamé par la raison du XVIIIe siècle.

« Sachant que son action avait éteint la raison dans les esprits, ou tout à fait ou à moitié, et qu’il pouvait compter sur le dévouement de la classe la plus nombreuse du peuple, des hommes du commun, le clergé osa faire appel aux droits imprescriptibles. Il tourna perfidement les armes de la raison contre la raison même... Le principe de Joseph II, qui se croyait obligé d’appliquer sa vérité au bonheur des peuples, même par la force, le conduisit à un despotisme que notre époque ne peut plus souffrir ; le clergé belge le savait et il éleva audacieusement la voix. »

Douloureuse alternative : ou attendre le mouvement spontané d’un peuple croupissant, dont l’éducation cléricale a assoupi toutes les forces vives et immobilisé tous les courants, ou s’exposer aux révoltes de la liberté même que l’on prétend instituer ! C’est dans ce dilemme, où avait succombé Joseph II, que l’hésitante conscience révolutionnaire de l’Allemagne se sentait prise et l’effroyable échec de l’empereur glaçait en elle toutes les forces d’action. A Bruxelles même, Forster scrute encore ce triste problème d’impuissance et de contradiction :

« On pouvait attendre d’un peuple de ce caractère des changements heureux, si seulement il recevait une impulsion.

« Déjà la seule ouverture de l’Escaut aurait dû suffire à réveiller les activités... Mais le peuple belge n’eut pas la moindre parcelle d’enthousiasme ; il ne soutint à aucun degré le prince. L’Empereur ressentit profondément cette indifférence ; elle le ramena nécessairement à la racine même du mal et le confirma dans la persuasion où il était qu’il ne devait retenir de son plus haut dessein que la grande œuvre d’éducation : donner à ses sujets une âme nouvelle. S’il eut peu d’égard pour la raison de la grande masse, s’il se sentit appelé à conduire ses sujets, qui lui semblaient des enfants, par les voies de l’autorité et pour leur propre, bien, qui, après de tels exemples, ne trouvera pas son erreur excusable ? Comment ne pas plaindre le monarque dont le peuple était si loin derrière lui ? »

C’est avec une sympathie passionnée et triste que Forster suit Joseph II dans sa lutte contre un cléricalisme abêtissant :

« En la personne des prêtres, il voulait préparer au peuple de meilleurs éducateurs, de meilleurs guides et il créa à cet effet dans tous ses États un institut d’éducation pour les futurs prêtres et pasteurs, où ils seraient formés d’après de meilleurs principes qu’auparavant et élevés non seulement dans les devoirs du système hiérarchique, mais aussi dans les devoirs de l’homme et du citoyen. Louvain, cette vieille Université si célèbre autrefois, et qui était dotée plus que toute autre par la largesse de ses fondateurs, mais qui maintenant était tombée dans un bourbier d’ultramontanisme ignorant, appela toute l’attention et toute la sollicitude du monarque et de ses commissions d’étude. Les privilèges presques illimités de cette haute école étaient devenus, aux mains des prêtres ambitieux, tout un système d’abus, une conjuration contre l’humanité et ce qui l’ennoblit, la pensée...

« L’éducation du peuple, l’objet principal des soins paternels de Joseph II, ne pouvait être mise sur un meilleur pied qu’au prix de grandes dépenses ; les nouveaux traitements des professeurs s’élevèrent à des sommes importantes, et il fallut réaliser des ressources. L’Empereur appliqua ici le même plan qu’en Autriche, en Hongrie et en Lombardie ; il saisit la main-morte des couvents, dont il était fait un si déplorable usage. Les dons pieux et les fondations qui entretenaient jadis la sainteté de la vie monastique, mais qui ne servaient plus qu’à nourrir une voluptueuse paresse, durent recevoir à nouveau leur ancienne destination et, réunis en un seul fonds de religion, être appliqués aux besoins du peuple, dont le plus grand était de recevoir des idées simples et pures de la divinité et du christianisme. Les couvents reçurent donc l’ordre de donner l’état de leur fortune ; en même temps on détermina les villages où les nouveaux prêtres devaient être installés et, pour commencer le retour à la simplicité et à la pureté du christianisme, les processions furent interdites et aussi les pèlerinages qui entretenaient la superstition, la paresse et l’immoralité dans le peuple. Les mômeries des confréries disparurent, les jours de fête en excès furent abolis et ainsi furent rompus bien des fils par lesquels le despotisme de Rome sur les âmes s’était dès longtemps étendu et affermi. Enfin l’Empereur se décida à supprimer les couvents inutiles. »

Mais contre Joseph II le clergé fanatisa et souleva le peuple. Ainsi, tandis qu’en France c’est un souverain qui avait manqué au peuple, en Allemagne c’est un peuple qui manquait au souverain.

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