L’UNITÉ NATIONALE IMPOSSIBLE

Si le roi de Prusse Frédéric II et l’empereur d’Allemagne Joseph II avaient été des réacteurs, s’ils avaient été à contre-sens des mouvements du siècle et du progrès des lumières, s’ils avaient tenté d’aggraver l’intolérance religieuse du passé et les oppressions féodales, s’ils avaient soumis les paysans à l’exploitation aggravée des nobles et les penseurs à la discipline étouffante des prêtres, il est douteux que l’Allemagne, disloquée et incertaine, eût répondu par un effort révolutionnaire à ce redoublement d’oppression. Mais, du moins, c’est en termes nets et décisifs que le problème se fût posé aux peuples allemands. Ou ils devaient sombrer dans la servitude et dans la nuit, ou ils devaient se coaliser dans un immense et tragique effort pour secouer à la fois, comme la France révolutionnaire, l’arbitraire royal, l’oppression féodale, le despotisme clérical. Mais, voici que Frédéric II et Joseph II employaient au contraire les forces mêmes de leur absolutisme à accroître la vie moderne de leurs États, la richesse, la pensée.

Et, d’autre part, si les souverains avaient su lire jusqu’au fond de l’âme allemande les obscures pensées d’avenir, s’ils avaient interprété dans le sens le plus hardi et le plus vaste les patriotiques espérances des Klopstock et des Herder, leurs aspirations puissantes et vagues à la plénitude de la vie nationale, et s’ils avaient tenté de réaliser, d’accord avec les plus hauts esprits, une Allemagne moderne, libre et une, alors aussi un mouvement révolutionnaire allemand aurait pu se produire contre toutes les puissances de morcellement, d’exploitation et de ténèbres qui empêchaient l’essor d’un grand peuple, contre les princes qui se partageaient la souveraineté de la patrie démembrée, contre toute la hiérarchie féodale qui, sous la couverture de ces principats multiples, laïques ou ecclésiastiques, extorquait les richesses et étouffait le travail. Alors un grand souverain audacieux aurait convoqué les États généraux de toute la nation allemande. De ce Reichstag, qui n’était qu’une représentation oligarchique et dérisoire de l’Allemagne féodale et morcelée, il aurait fait la représentation populaire de l’Allemagne aspirant à l’unité. Il y aurait appelé ces classes moyennes, ce Tiers État dont Juslus Mœser regrettait l’effacement ; il l’aurait renforcé des paysans d’Allemagne libérés des corvées et des redevances par un décret impérial et national. Et appuyé sur ces forces à demi suscitées par lui, il aurait réalisé, au profit du souverain et au profit de la nation, l’unité allemande. Oui, mais il n’y avait pas alors de souverain allemand qui pût former ce rêve et tenter cette politique. Ils n’en pouvaient même pas concevoir la pensée. D’abord, ils n’y étaient pas suffisamment sollicités par la pensée nationale. Puis, si des hommes comme Joseph II et Frédéric II voulurent réaliser quelques progrès dans le sens de l’État moderne, ils voulaient avoir seuls l’initiative et la conduite de ces progrès.

Joseph II était presque un maniaque d’absolutisme et Frédéric II n’avait que dédain pour les Diètes, pour les Assemblées délibérantes où, comme il l’a dit, les délégués bavards et impuissants « aboient à la lune ». Enfin, la rivalité de la Prusse et de l’Autriche rendait le problème insoluble : quel est le souverain qui eût été le chef et le bénéficiaire du mouvement national ? Pour que la nation allemande puisse réaliser, même partiellement, son unité politique, il faudra qu’elle ait fortifié son unité morale par les grandes épreuves de 1806 et de 1813. Il faudra qu’elle ait accru son unité, économique par la politique du Zollverein. Il faudra enfin que la question de primauté ait été réglée par la guerre entre la Prusse et l’Autriche.

Au XVIIIe siècle, même avec Joseph II et Frédéric II, l’Allemagne était loin du but. Ainsi l’action de ces grands souverains avait été équivoque et déconcertante. Ils avaient servi à moitié le mouvement moderne et, par là, ils avaient habitué l’Allemagne à concevoir le progrès non comme l’effort collectif et libre de la nation, mais comme un acte d’autorité. Et, en même temps, ils n’avaient pas poussé jusqu’à l’idée de l’unité nationale et de la monarchie populaire, expression légale et forte de la volonté commune. Ainsi, la Révolution allemande n’était possible ni contre eux ni avec eux.

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