L’INFLUENCE DE FRÉDÉRIC II

En France, la monarchie avait accompli depuis longtemps sa fonction essentielle qui était de créer l’unité nationale, et elle avait été récemment discréditée par les vices personnels de Louis XV et par les incohérences de sa politique : la pensée française, en son essor du XVIIIe siècle, se sentait indépendante de la royauté. Au contraire, l’Allemagne morcelée, abaissée, humiliée depuis le traité de Westphalie, n’avait recommencé à prendre confiance en elle-même que sous l’action héroïque de Frédéric II, sous l’action réformatrice de Joseph II. Le souverain admirable qui, dans la guerre de Sept ans, avait lutté contre presque toute l’Europe, qui ne s’était laissé abattre par aucun revers, éblouir par aucune victoire, qui avait ensuite, dans la paix, donné l’exemple d’un labeur infatigable et scrupuleux et qui, tout en méconnaissant et dédaignant les effort immédiats et les œuvres présentes de la pensée allemande, lui avait ouvert les voies de la grandeur, était pour toutes les classes du peuple allemand, pour les soldats comme pour les lettrés, pour les paysans comme pour les artistes, le héros de la renaissance nationale.

LA JOLIE SANS-CULOTTE ARMÉE EN GUERRE
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)

A quoi sert-il à M. Franz Mehring de le nier, dans son livre sur la Légende de Lessing ? Pourquoi, en se refusant à voir l’action éclatante et fascinatrice de Frédéric II, se condamne-t-il par là même à ne pas comprendre l’histoire de l’Allemagne moderne ? Il s’imagine, par une application tout à fait artificielle de la théorie des classes et du matérialisme économique, que la bourgeoisie allemande du XIXe siècle, n’ayant pu accomplir elle-même l’œuvre d’unité nationale, qui lui était assignée par l’histoire, et en ayant laissé le soin et l’honneur aux Hohenzollern, a cherché à couvrir sa défaillance en alléguant que, dès Frédéric II, il y avait eu pénétration de l’action royale et de la pensée allemande.

La vie de Lessing, qui a séjourné près d’un demi-siècle en Prusse, se prêtait, selon M. Mehring, à cette légende, et voilà pourquoi la bourgeoisie allemande, par une sorte de domesticité rétrospective, a mis le grand esprit libre de Lessing dans l’ombre des Hohenzollern. Mais que cette construction de M. Mehring est artificielle et fragile ! D’abord, si la bourgeoisie allemande n’est, selon sa propre expression, qu’un « avorton tardif » dans l’histoire du monde, si elle a été radicalement incapable au XIXe siècle d’accomplir sans le concours désastreux des Hohenzollern son œuvre historique, pourquoi s’étonner que, dès le XVIIIe siècle, le plus glorieux des Hohenzollern ait contribué, par son activité héroïque, à l’élan des esprits, à l’éveil de la pensée ? Les témoignages abondent de l’influence décisive de Frédéric II sur le génie de l’Allemagne : c’est comme un sillon d’héroïsme et de gloire qui se prolonge en un sillon de lumière. M. Mehring ne parvient pas aisément à se débarrasser du témoignage historique de Gœthe.

« Le premier contenu vivant, élevé et fort fut donné à la pensée allemande par Frédéric II et la guerre de Sept ans... Les rois sont à peindre surtout dans la guerre et le péril, où ils apparaissent comme les premiers, parce qu’ils déterminent et partagent le destin de tous, et sont par là plus intéressants que les dieux qui créent le destin, mais n’en portent pas leur part. En ce sens, toute nation, si elle veut valoir quelque chose, doit posséder une épopée... La Prusse et l’Allemagne protestante acquirent ainsi pour leur littérature un trésor qui manqua au parti opposé (l’Autriche catholique), et que celui-ci ne put suppléer plus tard par aucun effort...

Je dois parler ici avant tout avec honneur d’une œuvre, qui est bien née de la guerre de Sept ans, et dont la substance est prise vraiment du fond national de l’Allemagne du Nord... C’est la pièce de théâtre Mina de Barnhelm. »

Je n’ai point à rechercher ici si Gœthe a bien saisi les rapports particuliers de l’œuvre de Lessing et de l’action de Frédéric II. Peut-être M. Mehring fait-il vraiment la partie trop belle aux nationaux-libéraux en traitant de philistins bourgeois tous ceux qui ont accordé quelque importance à ces paroles de Gœthe. Mais il ne s’agit point ici de Lessing : c’est l’influence générale de Frédéric II sur la vie intellectuelle de l’Allemagne que je dois noter, car elle explique pour une part le défaut de spontanéité révolutionnaire de la bourgeoisie allemande à la fin du XVIIIe siècle.

Lessing lui-même, quels qu’aient été les déboires de sa vie de quelque ingratitude qu’aient été payés à Berlin ses services durant la guerre de Sept ans, a toujours reconnu que les audaces nouvelles du génie allemand jaillissaient des grandes audaces d’action de Frédéric II. Il avait délivré l’Allemagne des chaînes de l’imitation et de la peur.

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