Ce n’est pas que dans cette Allemagne d’un esprit si puissant et hardi la bourgeoisie n’eût pas conscience de l’évolution historique qui dissolvait peu à peu le moyen âge et suscitait des formes nouvelles de production, d’échange et de vie. Précisément en 1790, dans le discours d’ouverture que Schiller prononça le 26 mai à l’Université d’Iéna, sur ce sujet : « Qu’est-ce que l’histoire universelle ? », il traça un magnifique tableau de cette évolution.
Mais, chose caractéristique, il insiste moins sur les efforts et les luttes par lesquels une vie plus haute fut conquise que sur les ingénieuses et pacifiques adaptations qui permettent à la vie nouvelle de s’accommoder des formes anciennes. Et il ne propose à la jeunesse, qui l’écoute en ces jours ardents qu’animent les premiers feux de la Révolution française, aucun but immédiat, aucun effort prochain. On dirait qu’elle n’a qu’à se laisser porter doucement au cours d’un grand fleuve.
Un ciel serein rit aujourd’hui au-dessus des forêts de Germanie, que la main robuste de l’homme a déchirées et ouvertes aux rayons du soleil, et les vignes de l’Asie se reflètent dans les ondes du Rhin. Sur ses bords s’élèvent des cités populeuses qui, dans une allègre activité, retentissent du bruit du plaisir et du travail. Nous y trouvons l’homme en paisible possession de ce qu’il a acquis, en sûreté parmi des millions de ses semblables, lui à qui jadis un seul voisin ravissait le sommeil. L’égalité, qu’il a perdue en entrant dans la société, il l’a regagnée par de sages lois. Il a échappé à l’aveugle contrainte du hasard et de la nécessité pour se réfugier sous l’empire plus doux des contrats et il a sacrifié la liberté de la bête de proie pour s’assurer la liberté plus noble de l’homme. Ses soins se sont distribués, son activité s’est partagée d’une manière salutaire. Maintenant le besoin impérieux ne l’enchaîne plus à la charrue ; l’ennemi ne l’appelle plus de la charrue au champ de bataille pour défendre sa patrie et son foyer. Par le bras du cultivateur il remplit son grenier, par les armes du guerrier il protège son domaine. La loi veille sur sa propriété et il garde le droit inappréciable de choisir lui-même son devoir.
« Combien de créations de l’art, combien de prodiges de l’industrie, quelles lumières dans tous les domaines de la science, depuis que l’homme ne consume plus sans profit ses forces dans la triste dépense de sa personne, depuis qu’il dépend de lui de transiger avec la nécessité, à laquelle il ne doit jamais se soustraire entièrement ; depuis qu’il a conquis le précieux privilège de disposer librement de son aptitude et de suivre l’appel de son génie ! Quelle vive activité partout depuis que la multiplication des désirs a donné de nouvelles ailes à l’esprit d’invention et ouvert de nouveaux espaces à l’industrie ! Les barrières qui isolaient les États et les nations dans un hostile égoïsme sont rompues. Toutes les têtes pensantes sont unies maintenant par un lien cosmopolitique et désormais l’esprit d’un Galilée et d’un Erasme modernes peut s’éclairer de toutes les lumières de notre siècle. »
C’est un hymne splendide à la bourgeoisie, à la grande civilisation bourgeoise, à la sécurité, à l’activité productrice, à la division du travail et des fonctions, à la liberté de l’industrie, à l’élargissement des marchés et des esprits, à l’universel échange des marchandises et des idées. Schiller a une conscience très nette de ce mouvement ; et c’est bien à la classe bourgeoise, c’est bien au Tiers État qu’il fait explicitement honneur de tout cet admirable progrès de la civilisation.
« Il fallait que des villes s’élevassent en Italie et en Allemagne, qu’elles brisassent les chaînes du servage, qu’elles luttassent pour ôter à des tyrans ignorants le sceptre de la justice et qu’elles se fissent respecter en formant une hanse guerrière, pour que le commerce et l’industrie pussent fleurir, l’abondance faire appel aux arts de la joie ; pour que l’État honorât l’utile agriculteur et que dans le bienfaisant Tiers État, le vrai créateur de toute notre civilisation, se développât pour l’humanité une prospérité durable. »
C’est donc bien une glorification expresse et délibérée de la puissance bourgeoise et, si discret, si prudent que dût être à ce moment un professeur d’Université allemande, on attend au moins qu’il indique d’un mot que le travail de transformation par lequel cette puissance s’affirme n’est point achevé. Mais non, il semble dire au contraire que la liberté nouvelle a décidément assoupli à son usage toutes les forces du passé, toutes les institutions anciennes et qu’il n’y a plus qu’à laisser se développer à l’infini les effets réguliers d’une puissance désormais souveraine.
Jusque dans notre siècle, il est vrai, se sont glissés, des siècles précédents, maints restes de barbarie, enfants du hasard et de la violence, que l’âge de la raison ne devrait pas éterniser.
« Mais avec quelle sagesse l’intelligence de l’homme n’a-t-elle pas su diriger vers une fin utile, même cet héritage barbare de l’antiquité et du moyen âge ! Combien n’a-t-il pas su rendre inoffensif et souvent même salutaire ce qu’il ne pouvait encore se décider à détruire ! Sur la base grossière de l’anarchie féodale l’Allemagne a élevé l’édifice de sa liberté politique et ecclésiastique. Le simulacre d’empereur romain qui s’est conservé en deçà des Apennins fait aujourd’hui au monde infiniment plus de bien que son prototype dans l’ancienne Rome ; car il maintient uni par la concorde un utile système d’États, tandis que l’autre comprimait les forces les plus actives de l’humanité dans une servile uniformité. Notre religion même, altérée à un tel point par les infidèles mains qui nous l’ont transmise, qui peut méconnaître en elle l’influence ennoblissante d’une philosophie meilleure ? Nos Leibniz et nos Locke ont aussi bien mérité du dogme et de la morale du christianisme que le pinceau d’un Raphaël et d’un Corrège de l’histoire sainte. »
J’entends bien que Schiller était tenu dans sa chaire d’Iéna à beaucoup de réserve. Et je sais aussi qu’au moment précis où il parlait, en mai 1790, l’heure semblait favorable aux pensées de paix, de lent et tranquille développement. En France même, après la tourmente des premiers mois, une sorte d’équilibre paraissait s’établir entre la tradition royale et la volonté nationale. Il était possible à Schiller d’élargir un horizon d’universelle paix.
Enfin, nos États, avec quelle intimité, avec quel art ne sont-ils pas liés entre eux ! Combien leur fraternité n’est-elle pas rendue plus durable par la salutaire contrainte de la nécessité, qu’autrefois par les traités les plus solennels ! Maintenant la guerre, toujours armée, veille sur la paix, et l’intérêt propre d’un État l’établit gardien de la prospérité d’un autre. La société politique européenne semble être changée en une grande famille, dont les membres pourront encore se quereller, mais non plus se déchirer et se dévorer. »
J’ajoute que Schiller avait des raisons de fond de souhaiter pour l’Allemagne une lente et presque insensible transformation. Un mouvement vif et brusque supposait une concentration des forces et des pouvoirs, une vigoureuse unité à la mode française. Les luttes violentes, en chaque État, de la bourgeoisie et des princes et nobles auraient aussitôt déterminé de vastes groupements de forces ; et celui des deux vastes groupements hostiles qui l’aurait emporté aurait imposé à l’Allemagne cette centralisation de combat. Au contraire, si le Tiers État, porté par le courant puissant et clair de l’histoire, se développait peu à peu en chaque principauté, la liberté pourrait s’accommoder de la vivante diversité de l’Allemagne. C’était là le rêve de bien des penseurs et voilà pourquoi Schiller insiste avec complaisance sur les ressources d’adaptation de l’histoire. Puisque la liberté allemande a su utiliser, pour son premier établissement, le morcellement politique, « l’anarchie féodale », pourquoi n’assurerait-elle point aussi ses derniers et décisifs pro grès par la dispersion même de la souveraineté politique, par l’effacement du pouvoir impérial ?
C’est une fédération fraternelle d’États allemands autonomes, pénétrés d’une liberté croissante et harmonisés par cette liberté même, que le grand poète entrevoit. Après tout, les voies de l’histoire sont multiples, et ce n’est pas dans des moules d’airain qu’est coulée la vie humaine. Peut-être, si la guerre n’avait pas éclaté entre la France révolutionnaire et l’Allemagne, si cette guerre n’avait pas tendu tous les ressorts de la vie allemande, affermi et militarisé tout ensemble l’idée d’unité, c’est sous la forme fédérative et pacifique préférée par Schiller que la nation et la démocratie allemandes se seraient constituées.
Mais, même à Schiller, ce rêve idyllique aurait été interdit si, au moment où il parlait, il y avait eu en Allemagne une bourgeoisie active, puissante, impatiente. Quoi ! après la convocation des États généraux de France, après le Serment du Jeu de Paume, après le 14 juillet et la chute de la Bastille, après les journées d’octobre et la victoire de Paris reprenant le roi, après la nuit du 4 août et l’abolition du régime féodal, après la destruction des dîmes et la nationalisation de tous les biens d’Eglise, il est possible à l’ardent poète des Brigands et de Don Carlos de paraître se contenter pour l’Allemagne de ce qui est ! Il peut glorifier l’évolution humaine et il n’a pas un mot pour constater que ce Tiers État, créateur de la civilisation, n’a en Allemagne aucune garantie politique et aucune part de pouvoir, que ni l’arbitraire princier, ni les servitudes féodales, ni les entraves corporatives n’ont été brisés ! Non, il n’aurait pu se jouer ainsi en des perspectives illimitées, et négliger les questions de l’heure présente, s’il y avait eu une classe énergique, consciente, intrépide, ambitieuse d’action et de pouvoir.
Il disait à la jeunesse d’Iéna de grandes et calmes paroles :
« En analysant le délicat mécanisme par lequel, sans bruit, la main de la nature, depuis le commencement du monde, développe, d’après un plan régulier, les facultés de l’homme, et en indiquant exactement ce qui a été fait, à chaque époque, pour l’accomplissement de ce grand plan de la nature, l’histoire universelle rétablit la vraie notion du bonheur et du mérite que l’erreur dominante de chaque siècle a diversement faussée. Elle nous guérit de l’admiration exagérée de l’antiquité et du puéril respect des temps passés... C’est à amener notre siècle humain qu’ont travaillé, sans le savoir et sans y tendre, toutes les époques précédentes. A nous sont tous les trésors que l’industrie et le génie, la raison et l’expérience ont fini par amasser dans la longue vie du monde. »
Si les jeunes étudiants d’Iéna avaient été, comme les étudiants de Rennes, les fils de bourgeois audacieux et ambitieux, arrivés à une haute conscience de classe, ils n’auraient pas souffert que leur maître illustre déroulât devant eux l’évolution silencieuse et illimitée et ne les conviât pas à l’action précise et retentissante. — Quoi ! nous nous bornons à faire l’inventaire des trésors humains accumulés par le passé, et nous ne nous levons pas pour accroître ces trésors, à l’heure même où tout un grand peuple voisin enrichit l’humanité des merveilleuses richesses du droit ? Quoi ! nous attendrons qu’un jour, sous la tendre lumière de soleils que nos yeux ne verront peut-être pas, la liberté et la justice fleurissent sans bruit de la terre allemande comme des fleurs silencieuses s’ouvrent dans la prairie ! Ce n’est pas de si haut, ce n’est pas de si loin, ce n’est pas du point de vue de l’évolution éternelle que nous voulons regarder le monde et ses combats. C’est dans la vie, c’est dans l’action, c’est dans le tumulte humain que nous voulons nous jeter !
Mais non, ils ne tiennent pas ce langage et cette impatience n’est pas en eux, car elle eût vibré, malgré lui, dans la parole du grand poète ardent qui leur livrait son âme et qui cherchait la leur.
A coup sûr, ni la conscience ni la pensée allemandes ne sont à l’unisson de la conscience et de la pensée françaises. Aucun souffle chaud de Révolution n’est passé sur la bourgeoisie allemande. Ah ! Girondins imprudents, qui avez cru que l’ardeur secrète du monde allait éclater soudain dans la flamme révolutionnaire de la France ! C’est une lune rêveuse et pâle qui se lève derrière la cime empourprée du volcan.
Mais, ce n’est pas seulement le morcellement politique de l’Allemagne, ce n’est pas seulement l’insuffisante préparation économique de sa bourgeoisie qui y frappaient d’emblée l’esprit révolutionnaire de paralysie ou de langueur. C’est aussi que depuis un demi-siècle l’Allemagne était habituée à recevoir le progrès d’en haut.