C’est ce que, quelques années avant 1789, Mœser, dans son Esprit national allemand et dans ses Lettres patriotiques, expliquait avec une remarquable pénétration : « Nous sommes, s’écriait-il, un seul et même peuple, n’ayant qu’un nom et qu’un langage ; nous sommes groupés sous des lois qui créent pour nous unité de constitution, de droits et de devoirs, et liés d’un même et grand intérêt à la liberté ; nous avons depuis des siècles une représentation nationale commune ; en force et en puissance intérieure nous sommes le premier Empire de l’Europe, qui pose sur des têtes allemandes la splendeur de ses couronnes royales, et pourtant, tels que nous sommes, voilà des siècles que nous sommes une énigme politique, un imbroglio constitutionnel, une proie pour nos voisins et un sujet de dérision, divisés entre nous et sans force par nos discordes, assez puissants pour nous faire du mal, impuissants à nous sauver, insensibles à l’honneur de notre nom, indifférents à la dignité des lois, jaloux de notre souverain et nous défiant les uns des autres, un peuple grand et aussi méprisé qu’il est grand, un peuple qui pourrait être heureux et qui est le plus déplorable des peuples. »
Et d’où vient ce chaos d’impuissance où tous les germes heureux s’étiolent et avortent ? D’où vient cette sorte d’incapacité fondamentale d’agir, de s’organiser, de vivre, cette essentielle « misère » allemande ? Mœser répond nettement que ce qui fait défaut à l’Allemagne, c’est une bourgeoisie, une classe moyenne ou, comme il dit lui-même en insérant le mot français dans sa prose allemande « un Tiers Etat ».
« Il nous manque cette puissance intermédiaire et médiatrice que Montesquieu considère comme le soutien d’une bonne monarchie et comme le sel qui la préserve de la décomposition du despotisme : le Tiers État (der dritte stand), tel qu’il existait en France au temps des bons rois peu passionnés pour les conquêtes ; la Chambre basse qui, si souvent en Angleterre, maintient l’équilibre entre le roi et la cour des pairs ; le conseil des États, qui, en Hollande, était placé entre le stathalter héréditaire et les États généraux. Il nous manque en un mot un pouvoir prenant subitement parti contre un Empereur qui laisserait percer des vues despotiques, qui méconnaîtrait ou attaquerait ouvertement les libertés des États de l’Empire, qui jouerait avec les lois et les éveillerait ou les endormirait aux caprices de sa faveur ; mais, au contraire, soutenant d’une fidélité sérieuse et efficace la puissance légale, la juridiction légale de l’Empereur si elle était outragée ou paralysée..., s’occupant avec impartialité des choses religieuses et mettant à nu les intrigues politiques qui s’y dissimulent, et, pour tout dire d’un mot, mettant en action l’antique formule de l’Empire : « de minoribus rébus principes consultant, de majoribus omnes ». « Les choses de petite importance sont à la discrétion des princes ; celles de grande importance sont à la décision de tous. »
Et Mœser s’exalte orgueilleusement à la pensée de la puissance universelle qu’aurait conquise l’Allemagne si un Tiers État sage, vigoureux et hardi avait concilié et équilibré les éléments hostiles, donné à tout le peuple l’union et l’élan. Si la bourgeoisie industrielle et marchande qui avait fait déjà de quelques grandes cités des foyers de richesse et de gloire rayonnant au loin sur le monde, avait pu étendre son action sur toute l’Allemagne, si elle n’avait pas été abattue et abaissée par les princes, si la lutte engagée entre la puissance territoriale de ceux-ci et la puissance industrielle et commerciale de la bourgeoisie avait tourné à la victoire de celle-ci et non point à sa défaite, ce n’est pas lord Clive, « c’est un conseiller de Hambourg qui donnerait des ordres aux bords du Gange ». Mais les Empereurs, aveugles ou débiles ou médiocrement allemands, se sont laissé domestiquer par les princes ; ils se sont faits leurs serviteurs et leurs complices et ils ont éteint ce grand esprit de la nation, qui serait maintenant le maître des deux Indes et qui aurait élevé l’Empereur allemand à la monarchie universelle ! »
Quel rêve prodigieux de domination et d’orgueil dans cette Allemagne morcelée, impuissante et abaissée ! Et comme on voit bien la double imprudence, la double erreur des révolutionnaires français ! D’une part ; ils n’ont pas pris garde à cette débilité économique et sociale de la classe bourgeoise allemande qui rendait presque impossible une révolution allemande secondant la Révolution de France. Et d’autre part, ils n’ont pas assez compté avec les terribles susceptibilités nationales d’un peuple d’autant plus fier et ombrageux qu’il ressentait douloureusement la contradiction de sa force interne et de sa destinée ! C’est Robespierre, en ce point, qui avait vu juste.