LA BOURGEOISIE ET LES PRINCES

Nulle part la production n’avait cet ensemble, cette puissance, cette incohérence et cet élan qui donnent à la classe productrice la pleine conscience de sa force et l’ambition du pouvoir. Tandis que les bourgeois des villes allemandes du XVIe siècle se considéraient comme la vraie force politique et prétendaient de toute part à la souveraineté, la bourgeoisie allemande de 1789, ou bien se désintéressait des destinées générales de la nation, ou bien vivait sous la discipline des princes et des rois et n’avait ni vigueur, ni ressort. Les anciennes villes de la Hanse n’avaient plus le droit de se fédérer, d’appeler à elles d’autres villes. Chacune se bornait à travailler égoïstement pour elle-même et distendait même le plus possible les liens qui l’enserraient à la grande Allemagne afin de ménager ses intérêts commerciaux. Hambourg était une ville cosmopolite où affluaient les spéculateurs, les aventuriers, les trafiquants du monde entier. Quand l’Allemagne est en guerre avec la France révolutionnaire, Hambourg continue son négoce avec la France sous le drapeau danois et approvisionne de blé les cités de la Révolution.

FRÉDERIC II, LE GRAND
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)

Ailleurs, c’est sous l’action des décrets princiers ou royaux, c’est grâce aux ouvriers étrangers appelés par Frédéric, c’est à l’abri des privilèges et des monopoles que l’industrie commence à se développer. La bourgeoisie allemande ne ressemble que médiocrement à cette bourgeoisie française créancière pour plusieurs milliards du roi de France, incorporée depuis des siècles à une nation unifiée et assez puissante maintenant par l’effet prolongé des règlements de Colbert pour prétendre à la liberté économique et au pouvoir politique. Les observations de Mirabeau concordent en ce point avec celles de Mœser et M. Biederman les résume excellemment :

« Cette classe moyenne puissante, intelligente indépendante par la propriété et la libre activité industrielle, qui dans les États modernes est le soutien et le ressort du mouvement politique, n’était représentée en Allemagne au XVIIIe siècle que par un petit nombre d’éléments isolés et sans influence. La vieille bourgeoisie, flore de sa propre force, ne se rencontrait presque plus dans les villes d’Empire ; elle avait été presque toute déracinée par les désastres de la guerre de Trente ans. La classe d’artisans, de manufacturiers, de commerçants qui l’avaient remplacée dans les États monarchiques avait de tout autres fondements de son existence matérielle ; elle dépendait à peu près, directement ou indirectement, de la faveur des princes, des cours, des administrations et des fonctionnaires ; c’est de ce côté qu’elle avait à craindre ou à espérer pour ses entreprises. Une grande partie des artisans vivait de métiers que le luxe des cours multiples, partout répandues, entretenait... Ainsi toutes les classes de producteurs étaient liées au système dominant. »

La bourgeoisie allemande n’était pas assez puissante pour être, comme la bourgeoisie française, son propre débouché ; elle était donc engagée à fond dans l’Allemagne féodale et princière. Tandis qu’en France la concentration de la noblesse riche à Versailles et à Paris avait déshabitué la bourgeoisie des petites et moyennes villes de compter sur la clientèle des nobles et qu’à Paris même, la multitude des rentiers, des financiers, assurait aux marchands un large débit, dans l’Allemagne morcelée le négoce et la fabrique subissaient les influences de cour. En d’innombrables petits cercles, une bourgeoisie débile attendait le mouvement, la vie, des Électeurs, des princes, des évêques, des grands propriétaires fonciers. Et ces influences locales étaient souveraines ; la ville était animée au travail ou endormie dans une paresse crapuleuse selon le tempérament, les idées les intérêts des gouvernants immédiats. Les évêques de Cologne, par exemple, jugeaient plus sage, pour prévenir les mouvements d’un peuple libre, pour amortir les passions nobles et assoupir les consciences, de réduire au minimum l’activité industrielle ; il leur était commode de régner sur une clientèle de mendiants et par elle. De là une dégradation infinie dont George Forster, dans ses Vues du Bas-Rhin, etc., nous a laissé une forte peinture (printemps de 1790) :

« C’est avec plaisir que nous avons quitté hier la triste et sombre Cologne. Comme l’intérieur de cette ville étendue mais à demi dépeuplée répond mal à la vue qu’on en a du côté du fleuve ! Parmi toutes les villes des bords du Rhin, il n’en est point qui soit aussi magnifiquement étalée, aussi ornée de clochers innombrables. Il y a tant de clochers d’églises et d’autels qu’il ne reste plus de place pour leur culte aux chrétiens qui ne reconnaissent pas le pape. Le magistrat avait accordé aux protestants la liberté du culte dans l’enceinte de la ville ; mais il a du bientôt retirer cette permission devant le soulèvement d’une populace superstitieuse qui menaçait les dissidents du meurtre et de l’incendie. Cette populace qui forme la moitié des habitants, une masse de vingt mille hommes, a une énergie qui serait mieux employée à rendre à Cologne sa puissance d’autrefois. C’est une triste chose de voir une ville aussi bien disposée que Francfort pour le commerce et de ne pouvoir se dissimuler que partout les mêmes causes s’opposent à l’universel bien-être qui n’a pu se développer qu’à Francfort. Il doit y avoir à Cologne de riches familles ; mais cela ne m’apaisera pas tant que je verrai se traîner dans les rues des troupes de mendiants en haillons... Qui ne devine que la bande si nombreuse des mendiants sans mœurs et sans conscience donne ici le ton ? Mais comme elle est paresseuse, ignorante et superstitieuse, elle est un instrument dans la main de ses meneurs à courte vue, sensuels, intrigants et ambitieux. Les ecclésiastiques de tout ordre, qui fourmillent ici dans toutes les rues, pourraient moraliser cette foule grossière et, peu à peu, l’habituer au travail... mais ils ne le font pas. Cette tourbe de mendiants est leur milice ; ils la conduisent comme par la corde de la plus vaine superstition et, par des secours chichement mesurés, ils la tiennent à leur solde et la soulèvent contre le magistrat aussitôt qu’il contrarie leurs vues. »

Mais partout, même là où l’action des princes laïques ou ecclésiastiques s’exerçait avec plus d’intelligence et de respect pour la dignité humaine que dans l’abjecte cité du cléricalisme paresseux et mendiant, partout la bourgeoisie était tenue par des lisières et elle n’avait pas ou presque pas l’orgueil de classe. Lorsque, en France, Sieys lança sa fameuse formule, modeste et superbe : « Qu’est-ce que le Tiers État ? rien. Que devrait-il cire ? Tout. Que veut-il être ? quelque chose », un magnifique et puissant écho lui répondit. La même question posée en Allemagne, en 1789, se serait perdue dans le silence universel ; ou tout au moins c’est une réponse incertaine, molle, inefficace, qui aurait été faite.

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