George Forster, avec sa pénétrante intelligence, a noté toute cette poussée capitaliste, tout ce travail obscur ou éclatant de transformation. C’est du régime suranné des corporations que meurt Aix-la-Chapelle et au contraire, hors des prises du système corporatif, la vie économique est puissante et fourmillante. Les quatorze corporations industrielles et marchandes de la cité s’épuisent en rivalités grossières ou s’immobilisent par une réglementation étroite.
Mais, des hommes instruits et entreprenants, qui ne voulaient plus subir, comme une corvée, le non-sens du régime corporatif et exposer plus longtemps leur crédit à fabriquer de mauvaises toiles, se retirèrent peu à peu d’Aix-la-Chapelle et s’établirent dans les régions voisines en terre hollandaise, en terre d’Empire, ou ils avaient la liberté de diriger souverainement leurs fabriques et où ils ne subissaient d’autre restriction que celle qui leur était imposée par la mesure même de leurs forces et l’étendue de leur capital. A Hurtscheid, à Vaals, à Eupen, à Montjoie, à Verviers, et surtout dans tout le Limbourg s’élevèrent d’innombrables fabriques de toiles, dont quelques-unes mettaient en œuvre tous les ans, et dans le procédé de reproduction le plus rapide, un capital d’un demi-million et dont les comptoirs étaient établis à Cadix et à Constantinople, là pour acheter les laines espagnoles, ici pour vendre les toiles les plus riches.
« Les suites d’une organisation déplorable ont été funestes à Aix-la-Chapelle et elles éclatent à tous les yeux. Les rues fourmillent de mendiants et la corruption des mœurs est si générale, dans le petit peuple surtout, que l’on entend des plaintes à ce sujet à tout propos et dans toutes les sociétés... Les enfants de l’homme du commun sont devenus des voleurs de laine, des paresseux et des joueurs de loto. »
Et voici, en regard, l’activité des manufactures affranchies des vieilles entraves :
« Burtscheid est à l’orient d’Aix-la-Chapelle. Les sapins sont très soigneusement entretenus dans cette vallée, parce qu’ils servent beaucoup pour la fabrication des aiguilles à coudre... Nous n’avons vu de ces fabriques que les plus remarquables, le moulin à polir, qui au moyen d’une roue à eau met en mouvement tout le mécanisme utile. »
Et Forster décrit les appareils ingénieux et puissants qui permettent à l’ouvrier le plus ordinaire de pousser très vite la production :
« ... Burtscheid occupe en proportion plus d’ouvriers en toiles qu’Aix-la-Chapelle. La plus importante fabrique, celle de M. de Lawenich, se compose de bâtiments très vastes et bien disposés et les toiles qu’on y produit sont particulièrement estimées. Là, comme à Vaals et Aix-la-Chapelle, on ne prépare des toiles que d’une seule couleur, qui sont peintes en pièces ; tandis que Verviers et les régions voisines ne livrent que des toiles mêlées et peintes d’abord en chanvre. »
Forster est induit par tout le spectacle de cette activité à pressentir et à désirer de nouveaux progrès de la production, la substitution du mode capitaliste à tout ce qui subsiste encore du travail dispersé et rudimentaire :
« La laine la plus fine est tirée de Bilbao à cause du voisinage des belles prairies des Asturies et de Léon ; la plus grossière vient de Cadix : elle est débarquée à Ostende et de là, par des canaux, va jusqu’à Aix-la-Chapelle. Là elle est lavée dans de profondes cuves en maçonnerie d’où l’eau sale s’échappe facilement. Pour prévenir toute tromperie des ouvriers, ces lavoirs à laine sont installés aux endroits les plus découverts et les plus fréquentés. Là où cette précaution n’est pas prise (ce qui a lieu souvent à la ville où le lavage se fait parfois la nuit) on ne peut, par la plus étroite surveillance, empêcher le vol d’importantes quantités de laines ; suivant que les ouvriers la livrent plus ou moins chargée d’eau, ils peuvent en dérober.
« La laine lavée est distribuée aux paysans pour être filée. Pour Aix-la-Chapelle et les centres de fabriques voisins, ce sont les Limbourgeois surtout et les Flamands qui filent. Dans le grand duché de Liége, où l’agriculture est très fortement poussée, le paysan a les mains trop dures pour pouvoir filer les fils fins. Mais, dans les grasses prairies du Limbourg où se pratique l’élève du bétail et où l’occupation principale du paysan est la fabrication du beurre et des fromages, les doigts restent plus souples et partout, les femmes et les enfants filent le fil le plus fin. Toutes ces variétés du travail humain, correspondant à la diversité des lieux et des occupations traditionnelles, intéressent surtout lorsqu’on songe qu’elles sont suscitées par les besoins pressants de l’industrie et par les calculs de l’homme cherchant à porter au point de perfection un produit déterminé. Des besoins de cet ordre ont conduit les esprits spéculatifs, à Berlin, à observer que le soldat était incomparablement plus apte à filer que le paysan poméranien. Et, si l’on voulait pousser cette spéculation plus loin encore, on devrait partir de cette idée que chaque acte est d’autant plus perfectionné que les forces de l’homme se concentrent davantage sur cet objet. Sans aucun doute on progresserait beaucoup dans l’art de filer si le travail se faisait dans des établissements industriels où les ouvriers trouveraient la lumière, le feu et l’abri et où une classe spéciale de travailleurs serait appliquée à cette forme du travail. Des hommes qui, dès l’âge de sept ans, seraient voués exclusivement à cette occupation, y acquerraient bientôt une grande habileté ; ils feraient mieux et plus vite que ceux pour lesquels ce n’est qu’un travail accessoire ; et, comme, dans un même espace de temps ils livreraient des fils plus fins et en plus grand nombre, les produits seraient meilleur marche sans qu’il y eût désavantage pour les ouvriers eux-mêmes. »
Forster note avec profondeur que, pour s’accomplir sans désastre, cette transformation industrielle doit s’accompagner d’une vaste réforme dans l’intérêt, des paysans. Comment leur retirer en effet le travail accessoire qui les aide à soutenir leur misérable vie, si on ne les libère pas des fardeaux qui les accablent ? Ainsi l’industrie ne peut entrer pleinement dans la grande production et échapper à la routine corporative si les paysans ne sont pas soustraits à l’oppression féodale. C’est donc un mouvement vaste qui apparaît à l’Allemagne et qui commence à solliciter les pensées et les rêves.
« Mais, comme un pareil progrès industriel devrait être harmonisé avec les conditions de travail et de vie des paysans, de façon que ceux-ci qui ne sont pas déjà très heureux ne soient pas accablés par la perte d’une ressource complémentaire, il faudrait procéder à une enquête attentive qui confirmerait ce que depuis longtemps l’expérience nous enseigne : que l’effroyable oppression, sous laquelle gémit le paysan, est l’obstacle le plus insurmontable au progrès de toutes les branches de l’industrie. On s’étonne que le mal ne soit pas complètement supprimé et on ne se sert que de palliatifs. Par suite, toute la nouvelle économie d’État, tout le zèle empressé et essoufflé des employés des finances n’est que pure charlatanerie, ou, ce qui est pire encore, un détestable système d’artifices, par lesquels le sujet, pareil, sous un autre nom, à l’esclave nègre des îles à sucre, est abaissé jusqu’à n’être qu’une bête de somme dont l’entretien laisse chaque année quelque excédent. Et si, pour perfectionner la production, on change quoi que ce soit à ce mécanisme tendu à l’excès, aussitôt la comptabilité proteste et le faiseur de plus-value fiscale rejette sur le progrès à peine tenté la responsabilité de toutes les sottises que lui suggère sa tête vide. Partout où les fabriques ne sont pas l’œuvre de la libre activité du citoyen, mais des spéculations financières du gouvernement, on compte beaucoup moins sur la valeur des produits que sur les débouchés artificiellement créés par l’ordre du pouvoir ; et dès lors il est impossible de porter cette industrie au point de perfection où elle aurait pu atteindre. »
A ces liens de routine, de réglementation corporative, de fiscalité monopoleuse, Forster oppose, avec une sorte d’enthousiasme admirable de la raison, le magnifique épanouissement des industries libres. Il faudrait pouvoir citer sa dixième lettre sur Aix-la-Chapelle. C’est par la liberté et par l’ampleur croissante des échanges que se réalisera peu à peu l’unité humaine ; et c’est l’idéal des économistes les plus hardis, les plus optimistes, que Forster, d’un esprit si sobre pourtant et si mesuré, se complaît un moment à retracer. Il retombe bien vite à la conscience triste des misères présentes, de l’impuissance ou l’Allemagne se débat.