Visiblement, c’est l’essor du capitalisme industriel qui commence alors en Allemagne, et je m’étonne que Marx n’ait pas illustré, par les traits que pouvait lui fournir l’évolution allemande de cette époque, ses admirables études sur la période manufacturière où il cite surtout des exemples anglais. Dans les articles qu’il publia à partir de 1774 sous le titre d’Imaginations patriotiques, Justus Mœser a noté, non sans quelque préoccupation rétrograde et une complaisance excessive pour le passé, mais avec une fine exactitude, tous les traits du mouvement industriel. Partout il signale l’empressement fébrile des capitalistes à créer de grandes manufactures. Partout il les montre en quête de la main-d’œuvre enfantine. Certes, elle abondait et les enfants étaient associés déjà à l’industrie domestique ; mais il fallait les discipliner, les plier au travail régulier.
Parfois, c’est sous la forme adoucie d’une idylle religieuse qu’apparaît cette première concentration industrielle de l’enfance. Voici un village paresseux, pauvre et malpropre, où l’activité économique d’un croyant, d’une sorte de frère morave, suscite la richesse et la vie.
« Tout ce changement heureux fut l’effet de l’industrie et du commerce que mon père a introduits ici, soutenus et portés au point où ils sont. Cet homme, qui croyait avoir trouvé une religion à lui et qui songeait à former une communauté particulière, s’établit ici pour y exercer en paix sa profession de fabricant de camelota et servir Dieu selon sa fantaisie. Le pasteur de l’endroit, qui vivait dans un état de particulière sainteté et en qui mon père avait toute confiance, lui facilita la chose. Il se bâtit une petite maison, mais qui avait quelque chose de si plaisant que tous les habitants en souhaitaient une pareille. Il y installa son métier à tisser, et le pasteur lui procura quelques enfants de l’endroit, qui filèrent et travaillèrent pour lui. Il sut leur inspirer une telle affection que tout ce qui était né dans la petite ville se pressait vers lui. Le pasteur venait tous les jours et instruisait les enfants pendant le travail même ; mon père veillait à ce qu’ils fussent toujours vêtus proprement et même élégamment de l’étoffe qu’il fabriquait et les parents qui, eux, ne savaient pas discerner le vrai du faux, se réjouissaient de voir leurs enfants si bien élevés. Les pères se laissaient peu à peu entraîner au service de la fabrique, sous une forme ou sous une autre ; et les mères considéraient souvent comme un signe de piété de se vêtir de la même étoffe que leur fils ; aussi, dans l’espace de douze ans, les physionomies et les hommes étaient changés et il y avait en tous un esprit nouveau. L’accord régnait dans la nouvelle secte et les hommes se plaisaient de plus en plus en une vie qui avait le charme de la nouveauté et qui leur semblait leur œuvre. Ils travaillaient et priaient et se réjouissaient, et le renom de cette heureuse communauté de frères attirait les enthousiastes, les visionnaires laborieux qui consentaient bien à travailler pour d’autres, mais qui voulaient penser par eux-mêmes. Ils étaient dans une persuasion si ferme et si vive de ce principe que quiconque travaille et prie doit avoir du pain, que, dès l’âge de vingt ans, tous les habitants de la cité se mariaient avec une entière confiance dans l’avenir. Pleins de cette idée que la probité et l’habileté leur créaient un crédit auprès de leurs frères autant qu’il le fallait pour mener à bien leurs entreprises, ils ne doutèrent jamais du progrès de celles-ci. Leur commune foi était pour eux comme un capital qui valait la plus solide hypothèque. »
Sous le voile de fraternité mystique, c’est bien la manufacture qui se crée. Elle n’est pas toute absorbante encore : ceux qui s’y rassemblent pour le travail gardent la faculté de s’établir à leur compte, soutenus par une sorte de crédit fraternel ; mais c’est bien l’active coopération manufacturière qui se substitue à la vie dispersée, autonome et languissante de jadis. Naturellement, c’est par des moyens plus rudes, c’est par une discipline plus contraignante que les fondateurs et chefs de manufactures façonnaient au régime nouveau les forces de travail.
Justus Mœser, dans une lettre où il veut mettre en garde les capitalistes contre des créations hâtives et étourdies, signale la double difficulté. Il faut habituer les enfants à des formes de travail plus strictes, plus réglées qu’autrefois, et il faut en même temps inculquer à un grand nombre l’habileté technique qui était auparavant le lot de quelques ouvriers. La manufacture, en effet, ne suscite pas d’emblée une technique nouvelle, ni elle ne remplace encore le travail à la main par le travail à la machine, ni elle ne pousse immédiatement la division du travail au point où l’ancienne habileté technique de l’ouvrier est décomposée en un certain nombre d’automatismes. Il s’agit donc, par une lente et difficile éducation, de transférer aux ouvriers plus nombreux parqués dans la manufacture le savoir-faire, le tour de main qui distinguaient les artisans de telle ville ou de tel village et en caractérisaient les produits. Et Mœser ne reproche aux capitalistes contemporains que de vouloir aller trop vite, de brusquer la difficile évolution du travail de l’artisan au travail manufacturier.
Vous voulez créer une fabrique et cela sous les yeux d’une foule curieuse et railleuse ! Oh ! épargnez votre argent et votre santé. Celui qui veut réussir dans de telles entreprises ne doit éveiller ni l’attention, ni la médisance. Il doit longtemps travailler dans une obscurité silencieuse, subir bien des essais inutiles, bien des faux frais, bien des peines secrètes avant qu’il puisse emporter les préjugés et dresser son œuvre à découvert. S’il n’agit pas ainsi, il devient le martyr de son ambition, la vanité le conduit des voies pénibles et sûres aux voies vertigineuses, et il imite ces princes fabricants ou leurs jeunes conseillers qui préfèrent la louange hâtive et bruyante de la foule à l’approbation et à la gratitude silencieuse de la postérité, qui sèment une fabrique au printemps et qui veulent en quelques semaines recueillir la moisson.
LE SANS-CULOTTE DU 10 AOUT
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)
Je me souviens toujours avec plaisir de la femme qu’un soldat avait amenée avec lui du Brabant. Elle faisait les plus belles dentelles et elle avait deux jeunes enfants, auxquelles elle ne pouvait enseigner que cela. Les filles des voisins dans le village allemand où elle s’était établie s’émerveillèrent de ce travail et elles voulurent rivaliser avec leurs compagnes de jeu. Leurs mères les envoyèrent à l’école, chez la dentellière et ; au bout de trente ans, toutes les femmes du village faisaient de la dentelle et en enseignaient l’art à leurs enfants. Maintenant dans ce village se font les plus belles dentelles de Brabant. Voilà, selon moi, la vraie manière de propager l’esprit de fabrique. Mais où est l’homme puissant qui a la patience d’attendre si longtemps le produit de ses efforts ?
LA FEMME DU SANS-CULOTTE
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)
Ne croyez pas que je blâme ces sortes d’entreprises princières. Non, je les loue, parce que de leurs ruines reste quelque chose qui des années après, sert à des constructions nouvelles ; mais un particulier ne peut procéder ainsi...
« C’est une chose merveilleuse que la propagation des fabriques. Nos vieux marchands de toile de lin disent qu’ils peuvent reconnaître, à chaque pièce de lin, en quel village elle a été faite ; j’ai connu un marchand de chanvre qui expédiait tous les ans quelque cent mille pièces de chanvre et qui distinguait aussi bien la main de la famille qui l’avait filé qu’on distingue l’écriture d’un homme de celle d’un autre. L’inspecteur d’une galerie de tableaux qui sait reconnaître l’œuvre de cent maîtres n’était qu’un enfant auprès de ce marchand de chanvre. Chaque endroit a ses particularités de travail comme il a sa bière particulière... Il faut donc une longue et pénible préparation pour créer une fabrique. Il faut que l’éducation des enfants, d’esprit comme de corps, soit toute dirigée, et que les habitudes, les mœurs, les préjugés, les exemples concourent au progrès du régime nouveau. Que de peine dépensait Nicolini pour dresser les enfants à la pantomime ! Mais qu’est-ce que cela à côté des exemples vigoureux, de la direction constante, des efforts incessants par lesquels les enfants dans les fabriques d’aiguilles à coudre doivent être amenés au point nécessaire d’habileté ? ... Quelle précoce et forte impression doit agir sur l’esprit des fileurs de laine pour que dérober le moindre brin leur apparaisse comme le plus grand des crimes ! Comme l’oreille du futur virtuose doit être formée de bonne heure ! Combien d’années il travaille pour façonner ses doigts, ses bras, tout son appareil sensitif ! Comme ses efforts sont continus ! Et si des études aussi précoces, aussi grandes, sont requises pour former des hommes habiles en chaque art, si l’influence de tant d’exemples, si une habitude constante, si une éducation morale toute tournée vers ce but sont nécessaires pour que telle nation aille avec joie sur la mer et telle autre descende en chantant dans les mines ; si, avec l’aide de l’éducation, on doit enlever au peuple qui doit être consacré toute sa vie à une forme déterminée de travail, tous les autres sens, et lui laisser le seul dont il fera usage, pour faire de lui l’esclave perpétuel de sa profession, lui retirer l’habileté, le goût et la force d’en prendre une autre, et le contraindre ainsi à rester éternellement dans ses chaînes, comment peut-on, si on crée de nouvelles fabriques dans des endroits où il n’y a dans aucune maison des hommes et des enfants ainsi façonnés, où personne encore n’est contraint par l’éducation, l’habitude et la nécessité, à mendier du travail dans les fabriques, où toute la pensée des habitants n’est pas accoutumée à tout ramener à ce point décisif, comment peut-on attendre les mêmes résultats que là où tous les avantages que j’ai dits plus haut sont tout prêts pour les fabricants et n’attendent qu’une forme d’entreprise qui les rassemble ? »
C’est vraiment terrible et j’ose dire que jamais Marx n’a trouvé d’expressions aussi fortes. Quand il parle, au chapitre XIV du Capital, du caractère capitaliste de la manufacture, il dit :
« Un certain rabougrissement de corps et d’esprit est inséparable de la division du travail dans la société. Mais, comme la période manufacturière pousse beaucoup plus loin cette division sociale, en même temps que par la division qui lui est propre elle attaque l’individu à la racine même de sa vie, c’est elle qui la première fournit l’idée et la matière d’une pathologie industrielle. »
Et il cite les paroles du docteur Urquhart :
« Subdiviser un homme, c’est l’exécuter, s’il a mérité une sentence de mort ; c’est l’assassiner, s’il ne la mérite pas. La subdivision du travail est l’assassinat d’un peuple. »
Mais rien, je crois, n’est comparable à la force tranquille et cruelle des expressions de Mœser, à cette atrophie systématique, qui prend à l’ouvrier tous ses sens, sauf le sens spécial de son travail spécial et qui le réduit ainsi à être l’esclave éternel du sens unique qui lui a été laissé.
Ce qui épouvante, c’est la sérénité avec laquelle Mœser accepte ce parti pris industriel de détérioration, de mutilation de l’humanité, cette déformation monstrueuse et voulue de la nature humaine. S’il demande que les capitalistes allemands procèdent avec plus de prudence et de lenteur, ce n’est pas pour qu’ils puissent éduquer les ouvriers plus doucement : c’est pour qu’ils ne s’engagent pas dans leur difficile entreprise avant, que cette éducation, si l’on ose l’appeler ainsi, soit assez poussée. Mais comment Mœser aurait-il pu avoir cette conception de la vie si déjà l’Allemagne n’était pas entrée à fond et d’un mouvement rapide dans la période manufacturière ?
Dès lors d’ailleurs, le triomphe de la manufacture allemande sur les petits ateliers, sur l’industrie familiale, se marque par des traits décisifs. D’abord, dans les petites villes et dans les villages, les artisans, les petits producteurs vont disparaissant et ils sont remplacés par de petits marchands, par de petits détaillants qui ne créent pas, mais qui débitent les marchandises produites dans les grands centres de manufactures. Et si les petits artisans disparaissent, c’est parce qu’en effet la concurrence de la manufacture devient meurtrière pour eux. Si l’industrie déserte les petites villes, c’est parce que la division du travail, réduisant chaque ouvrier à n’exécuter qu’une part infime de l’œuvre, suppose le concours d’un grand nombre d’ouvriers, qui ne se trouvent que dans les grandes villes ; c’est aussi parce que chaque ouvrier, ainsi resserré à une spécialité étroite, ne peut vivre que s’il reproduit souvent son travail démembré et il n’est assuré que dans un grand centre de l’emploi à peu près constant de sa spécialité. C’est Mœser lui-même qui analyse avec cette précision le mouvement économique et social de la fin du XVIIIe siècle :
« Les artisans décroissent de plus en plus dans les villes petites et moyennes et leur sort va toujours empirant. La raison en est simple et il convient de comprendre d’abord pourquoi les grandes villes ont tant gagné et gagnent tellement sur les petites. Le premier maître qui, dans une grande ville put occuper jusqu’à trente, quarante compagnons et plus, eut naturellement la pensée d’assigner à chacun de ces jeunes compagnons sa spécialité. Ainsi l’horloger n’instruisit tel ouvrier qu’à fabriquer les ressorts de montre, tel autre que les pointes, tel autre encore que les roues. Celui-ci préparait les cadrans, cet autre les émaillait, un autre encore les gravait, etc. Ils restaient ainsi dépendants du chef horloger et contraints à rester groupés autour de lui dans la grande ville où il s’était créé un marché. De même pour le menuisier. Il avait cinquante ouvriers ou plus ; l’un n’apprenait qu’à tailler les pieds de chaises, un autre à les travailler, un troisième à les polir. Par une suite nécessaire, il retenait auprès de lui, en qualité de salariés, ces hommes devenus d’une habileté minutieuse dans une spécialité très étroite et, s’ils s’en allaient, ce ne pouvait être que pour travailler dans une autre grande ville. »
Là, toutes les industries sont à la fois très diverses et très liées les unes aux autres ; à raison même de la division des industries et du travail, elles ont besoin les unes des autres et ce vaste système industriel ne peut exister dans les petites villes. Ainsi les grandes villes, par l’excellence et le bon marché des produits, écrasent les petites. C’est une suite inévitable de la division croissante du travail et de la concentration manufacturière.
J’ai montré, par l’étude de Roland de la Platière, qu’en France, en certaines régions, comme la Picardie, la production industrielle était au stade qui précède immédiatement la période manufacturière : c’est l’époque où les petits producteurs continuent à travailler à domicile, mais où ils produisent pour le compte d’un riche marchand qui parfois les commandite et leur fournit de la matière et qui, en tous cas, centralise les marchandises en vue de vastes opérations sur de vastes marchés. Que le marchand réunisse en un seul bâtiment, pour mieux les diriger et les surveiller, ces producteurs, qui ne sont plus qu’en apparence autonomes, et voilà la manufacture.
Or, Mœser constate précisément que s’il est des régions où le marchand n’est encore que l’entrepositaire, en beaucoup il est devenu fabricant. Mœser, qui a des tendances économiques rétrogrades et qui croit volontiers que la grandeur industrielle de l’Allemagne est attachée aux formes anciennes de la production et de l’échange, déplore cette transformation ; mais ses plaintes nous intéressent peu, et nous retenons seulement le fait noté par lui, et qui est caractéristique de l’avènement de la manufacture.
« Puis-je dire que le système de nos fabriques est incomparablement plus mauvais que l’ancien ? Autrefois, le partage des attributions était tel que toutes les fabriques étaient la propriété de l’artisan et que le marchand n’était à l’égard de l’artisan qu’un dépositaire et un expéditeur. Maintenant, au contraire, le marchand devenu fabricant est le maître et celui qui travaille pour lui n’est qu’un compagnon et ce compagnon, cet ouvrier travaille pour un salaire au jour le jour. Dans cette organisation, à moins qu’elle ne soit accompagnée d’un rare bonheur, il y a beaucoup plus de défauts que dans l’ancienne. Le salarié ne prend pas la chose aussi à cœur, il vole beaucoup d’heures ; et il est besoin d’une surveillance constante et d’un grand nombre d’employés pour assurer, dans de bonnes conditions, le passage du produit manufacturé d’une main à l’autre, pour tenir les comptes et établir la balance. Au contraire, le maître artisan qui se distingue du salarié comme le fermier de l’intendant, pouvait servir beaucoup plus utilement le marchand et l’État avait des citoyens au lieu d’ouvriers vagabonds. C’était la maxime des villes en ces temps que nous appelons barbares ; c’était la vraie source de leur grandeur, c’est par là que se relèvent encore les villes dans la Lusacc et le Voigtland. »
LE NOUVEL ASTRE FRANÇAIS
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)
Il est impossible, en lisant ces lignes, de ne pas se reporter ici encore à l’analyse magistrale faite par Marx :
« Pendant toute la période manufacturière on n’entend que plaintes sur plaintes à propos de l’indiscipline des travailleurs. Et, n’eussions-nous pas les témoignages des écrivains de cette époque, le simple fait que depuis le seizième siècle, jusqu’au moment de la grande industrie, le capital ne réussit jamais à s’emparer de tout le temps disponible des ouvriers manufacturiers, que les manufactures n’ont pas la vie dure, mais sont obligées de se déplacer d’un pays à l’autre, suivant les émigrations ouvrières, ces faits, dis-je, nous tiendraient lieu de toute une bibliothèque. » Chose curieuse ! à propos de cette « indiscipline » des ouvriers. Marx dit en note : « Ceci est beaucoup plus vrai pour l’Angleterre que pour la France et pour la France que pour la Hollande » et il ne fait pas même allusion à l’Allemagne. Il avait fait du néant de la bourgeoisie allemande une pièce si importante de sa dialectique historique qu’il a sans doute négligé outre mesure d’étudier le mouvement de la production allemande, dans cette période encore embryonnaire.
Je note enfin un dernier trait qui achève la concordance du tableau tracé par Mœser et de l’analyse faite par Marx. Celui-ci, dans son chapitre « sur la genèse, du capitaliste industriel », dont la première réalisation ou incarnation est le manufacturier, étudie les résistances qui contrariaient ou retardaient la transformation du capital commercial en capital industriel.
« La constitution féodale des campagnes et l’organisation corporative des villes empêchaient le capital-argent formé par la double voie de l’usure et du commerce de se convertir en capital industriel. Ces barrières tombèrent avec le licenciement des suites seigneuriales, avec l’expropriation et l’expulsion partielle des cultivateurs, mais on peut juger de la résistance que rencontrèrent les marchands, sur le point de se transformer en producteurs marchands, par le fait que les petits fabricants de draps de Leeds envoyèrent encore en 1794 une députation au parlement pour empêcher tout marchand de devenir fabricant. Aussi les manufactures nouvelles s’établirent-elles de préférence dans les ports de mer, centres d’exportation, ou aux endroits de l’intérieur situés hors du contrôle du régime municipal et de ses corps de métiers. De là, en Angleterre, lutte acharnée entre les vieilles villes privilégiées (corporate towns) et ces nouvelles pépinières d’industrie. Dans d’autres pays, en France, par exemple, celles-ci furent placées sous la protection spéciale des rois. »
Quelques lignes plus bas, Marx ajoute : « Les différentes méthodes d’accumulation primitive que l’ère capitaliste fait éclore se partagent d’abord par ordre plus ou moins chronologique, le Portugal, l’Espagne, la Hollande, la France et l’Angleterre. »
Et toujours, sur l’Allemagne, silence complet. Or, à propos des ports, des centres d’exportation, Mœser constate deux choses. D’abord, là comme partout, le marchand se refuse à être simplement l’entrepositaire et l’expéditeur. Tandis qu’autrefois, du temps de la Ligue hanséatique, les producteurs expédiaient leurs marchandises à leur compte et à leurs risques, par l’intermédiaire de la Ligue, maintenant les grands expéditeurs des ports sont acquéreurs des produits. Ils substituent leur responsabilité à celle des producteurs. Et, en même temps, ils deviennent producteurs eux-mêmes ; ils installent dans les grandes villes maritimes des manufactures à eux.
Nous devrions avoir honte si nous pensions à la pratique de nos ancêtres dans la Compagnie allemande (la Hanse). Tout ce que nous faisons dans les villes de l’intérieur, c’est livrer nos produits manufacturiers à un capitaliste de Brême ou de Hambourg et nous laisser duper par lui. Plus d’un parmi les fabricants est assez lâche et besogneux pour vendre à Brême même et à Hambourg et se soumettre aux prix que les acheteurs réunis à la Bourse imposent à sa gêne ou à son imprévoyance. A peine nos habitants de l’intérieur savent-ils le temps où leurs marchandises sont au meilleur prix. Ils vendent leur blé après la moisson, leur lin à la Pentecôte... Comme les vues de nos ancêtres étaient larges, fortes, heureuses ! Ils se servaient des navires des expéditeurs des ports : mais ils ne vendaient pas leurs marchandises sur le marché de Brême, ils ne se livraient pas corps et âme à l’imprévoyance d’un Hambourgeois. C’est pour leur propre compte que la marchandise était vendue. Aux lieux de destination, à Bergen, Londres, New-York, ils avaient leurs employés à eux, leurs propres dépôts et comptoirs.
« ... La Hanse d’autrefois ne considérait les capitalistes des ports que comme des entrepositaires... Que penseraient les hommes d’alors s’ils savaient que maintenant dans les ports il y a des fabriques de toute sorte et que de là des chapeaux et des bas peuvent être expédiés dans l’intérieur ? »
Et presque toutes les marchandises subissent dans les ports une dernière façon, apprêt ou teinture. Mœser qui démêle bien les faits, mais médiocrement les causes, ne dit pas comme Marx que cette floraison de manufactures dans les ports tient à ce que, là, les résistances du régime corporatif étaient moindres. Mais réellement tous les caractères du grand mouvement manufacturier se retrouvent dans l’évolution économique de l’Allemagne à la veille de la Révolution française. Il n’y a pas pleine stagnation et routine : l’Allemagne industrielle, sans avoir l’essor de la France, est dans une crise de transformation qui atteste la puissance de forces jeunes. De même que la partie la plus audacieuse et la plus progressive de la bourgeoisie française a échappé, surtout pendant la deuxième moitié du XVIIIe siècle, à l’étreinte du régime corporatif, de même les producteurs allemands les plus hardis, les plus agissants, les plus soucieux de l’avenir, tentent à la même époque de briser le cercle de la corporation ou d’en sortir.