LA DICTATURE RÉVOLUTIONNAIRE DE LA FRANCE

Et pourtant, il faut qu’elle l’essaie sous peine de périr ; car si elle ne parvient pas à révolutionner les peuples, le poids écrasant du monde sera bientôt sur elle. Mais en a-t-elle le droit ? Cambon démontre sans doute que la guerre aux rois ne suffit pas ; que lu Révolution doit briser encore tous les privilèges féodaux nobiliaires et ecclésiastiques qui sont l’appui des rois. Mais la vraie question n’est pas là. Ce qu’il faut savoir, c’est si cette Révolution doit être l’œuvre libre des peuples eux-mêmes ou si c’est la France qui a le droit de la faire en leur nom et à leur place. Cambon n’allégue ici d’autre raison que la nécessité.

En fait, les peuples sont incapables de se révolutionner eux-mêmes. Ils manquent ou d’expérience ou de vigueur ou de courage. C’est la France qui doit se substituer à eux. Dès ce jour, et par ce décret, toutes les nations sont mineures ; il n’y a qu’un pays majeur et qui assume, pour tous les autres, la charge de la liberté. C’est la dictature révolutionnaire de la France qui est proclamée. Puisque la guerre avait éclaté, puisque, soit par les trahisons de la Cour, soit par les desseins sournois d’une partie de l’Europe, soit par l’impatience étourdie et les calculs téméraires de la Gironde, elle avait été rendue inévitable et, puisqu’il y avait entre la France révolutionnaire et le reste du continent une inégalité funeste de préparation politique et sociale, il n’y avait pas d’autre solution. La guerre engagée n’était pas la lutte d’une nation contre une autre nation, mais d’un système d’institutions contre un système d’institutions. Dès lors, les institutions de la liberté étaient condamnées à renverser, même par la force, les institutions de servitude.

Mais comme la tentative est dangereuse ! Comme elle va inoculer à la France des habitudes dictatoriales ! Et comme elle risque d’identifier chez les autres peuples les servitudes du passé et la liberté nationale ! Du jour où la liberté c’est la conquête, le patriotisme européen tend à se confondre avec la contre-Révolution. Les Conventionnels acceptèrent sans peur ces hasards redoutables. Et ils eurent du moins la grandeur de ne pas voiler par des expédients hypocrites la dictature française qu’ils annonçaient au monde incapable de se libérer. Ils auraient pu constituer en chaque pays des comités de parade, qui auraient été les instruments pseudo-nationaux de la France. Ils ne voulurent pas de ces procédés détournés. C’est au grand jour que la France devait assumer la responsabilité universelle de la liberté. Et ils proclament bien haut que c’est la France qui va gouverner.

Vos comités ont cru qu’en réclamant la destruction des autorités existantes, il fallait que, de suite, les peuples fussent convoqués en assemblées primaires et qu’ils nommassent des administrateurs et des juges provisoires pour faire exécuter les lois relatives à la propriété et à la sûreté des personnes. Ils ont cru, en même temps, que ces administrations provisoires pouvaient nous être utiles sous plusieurs autres rapports. En rentrant dans un pays, quel doit être notre premier soin ? C’est de conserver au peuple souverain les biens que nous appelons nationaux, et qui, dans toute l’Europe, ont été usurpés par des privilégiés. Il faut donc mettre sous la sauvegarde de la Nation les biens, meubles et immeubles, appartenant au fisc, aux princes, à leurs fauteurs et adhérents, à leurs satellites volontaires, aux communautés laïques et ecclésiastiques, à tous les complices de la tyrannie. (Applaudissements.)Et, pour qu’on ne se méprenne pas sur les intentions pures et franches de la République française, vos comités ne vous proposent pas de nommer des administrateurs particuliers pour l’administration et régie de ces biens, mais d’en confier le soin à ceux qui seront nommés par le peuple. Nous ne prenons rien, nous conservons tout pour les frais indispensables pour une révolution.

Nous savons qu’en accordant cette confiance aux administrateurs provisoires, vous aurez le droit d’en exclure tous les ennemis de la République qui tenteraient de s’y introduire. Nous proposons donc que personne ne puisse être admis à voler pour l’organisation des administrations provisoires, si l’élu ne prête serment à la liberté et à l’égalité, et s’il ne renonce par écrit à tous les privilèges et prérogatives dont il pouvait avoir joui. (Vifs applaudissements.) Ces précautions prises, vos comités ont pensé qu’il ne fallait pas encore abandonner un peuple peu accoutumé à la liberté absolument à lui-même ; qu’il fallait l’aider de nos conseils, fraterniser avec lui ; en conséquence, il a pensé que, dès que les administrations provisoires seraient nommées, la Convention devait leur envoyer des commissaires tirés de son sein, pour entretenir avec elle des rapports de fraternité. Cette mesure ne serait pas suffisante ; les représentants du peuple sont inviolables, ils ne doivent jamais exécuter. Il faudra donc nommer des exécuteurs. Vos comités ont pensé que le conseil exécutif devait envoyer, de son côté, des commissaires nationaux qui se concerteront avec les administrateurs pour la défense du pays nouvellement affranchi, pour assurer les approvisionnements et les subsistances des armées, et enfin concerter sur les moyens qu’il y aura à prendre pour payer les dépenses que nous aurons faites ou que nous ferons sur leur territoire.

Vous devez penser qu’au moyen de la suppression des contributions anciennes les peuples affranchis n’auront point de revenus ; ils auront recours à vous, et le comité des finances croit qu’il est nécessaire d’ouvrir le Trésor public à tous les peuples qui voudront être libres. Quels sont nos trésors ? Ce sont nos biens territoriaux que nous avons réalisés en assignats. Conséquemment, en entrant dans un pays, en supprimant ses contributions, en offrant au peuple une partie de nos trésors pour l’aider à reconquérir sa liberté, nous lui offrirons notre monnaie révolutionnaire. (Applaudissements.) Cette monnaie deviendra la sienne ; nous n’aurons pas besoin alors d’acheter à grands frais du numéraire pour trouver dans le pays même des habillements et des vivres ; un même intérêt réunira les deux peuples pour combattre la tyrannie ; dès lors, nous augmenterons notre propre puissance, puisque nous aurons un moyen d’écoulement pour diminuer la masse des assignats circulant en France et l’hypothèque que fourniront les biens mis sous la garde de la République augmentera le crédit de ces mêmes assignats.

Il sera possible qu’on ait recours à des contributions extraordinaires, mais alors la République française ne les fera pas établir par ses propres généraux ; ce mode militaire ne serait propre qu’à jeter dans l’esprit des contribuables une défaveur non méritée sur nos principes. Nous ne sommes point agents du fisc ; nous ne voulons point vexer le peuple ; eh bien, vos commissaires, en se concertant avec les administrateurs provisoires, trouveront des moyens plus doux. Les administrateurs provisoires pourront établir sur les riches des contributions extraordinaires qu’un besoin imprévu pourrait exiger, et les commissaires nationaux, nommés par le pouvoir exécutif, veilleront à ce que les contributions ne soient pas supportées par la classe laborieuse et indigente. C’est par là que nous ferons aimer au peuple la liberté ; il ne paiera plus rien et il administrera tout.

Mais vous n’avez encore rien fait si vous ne déclarez hautement la sévérité de vos principes contre quiconque voudrait une demi-liberté ! Vous voulez que les peuples chez qui vous portez vos armes soient libres. S’ils se réconcilient avec les castes privilégiées, vous ne devez pas souffrir cette transaction honteuse avec les tyrans. Il faut donc dire aux peuples qui voudraient conserver des castes privilégiées : Vous êtes nos ennemis ; alors on les traitera comme tels, puisqu’ils ne voudront ni liberté, ni égalité. Si, au contraire, ils paraissent disposés à un régime libre et populaire, vous devez non seulement leur donner assistance, mais les assurer d’une protection durable. Déclarez donc que vous ne traiterez jamais avec les anciens tyrans ; car les peuples pourraient craindre que vous ne les sacrifiassiez à l’intérêt de la paix. (Applaudissements.)

Dictature révolutionnaire de la France, ai-je dit ? En tout cas, c’est ce qu’on peut appeler le protectorat révolutionnaire de la France sur les peuples.

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