LA DOCTRINE DE CAMBON

C’est ce que Cambon expliqua sans réticences en la fameuse séance du 15 décembre. Cambon : le choix même d’un financier pour faire le rapport ne révélait que trop les embarras d’argent qui condamnaient la Révolution à une politique aventureuse. Je veux citer ce discours presque en entier avant de le commenter ; car jamais ne furent posés de plus formidables problèmes.

« Quel est, dit-il, l’objet de la guerre que vous avez entreprise ? C’est sans doute l’anéantissement de tous les privilèges. Guerre aux châteaux, paix aux chaumières, voilà les principes que vous avez posés en la déclarant : tout ce qui est privilégié, tout ce qui est tyran doit donc être traité en ennemi dans les pays où nous entrons. (Applaudissements.) Telle est la conséquence naturelle de ces principes.

Quelle a été au contraire jusqu’ici notre conduite ? Les généraux, en entrant en pays ennemi, y ont trouvé les tyrans et leurs satellites ; le courage des Français libres fait fuir les uns et les autres ; ils sont entrés dans les villes en triomphateurs et en frères ; ils ont dit aux peuples : Vous êtes libres, mais ils se sont bornés à des paroles. Nos généraux, embarrasses sur la conduite qu’ils avaient à tenir, nous ont demandé des règles et des principes pour les diriger. Montesquiou nous adressa le premier un mémoire à ce sujet... Le général Custine, à peine entré en Allemagne, vous a demandé s’il devait supprimer les droits féodaux, les dîmes, les privilèges, en un mot tout ce qui tient à la servitude, et s’il devait établir des contributions sur les nobles, les prêtres et les riches, en indemnité des secours qu’ils avaient accordés aux émigrés. Vous n’avez rien répondu à toutes ses demandes. En attendant, il a pensé ne devoir pas laisser péricliter les intérêts de la République. Il a exigé des contributions des nobles et des riches...

Dumouriez, en entrant dans la Belgique, a annoncé de grands principes de philosophie, mais il s’est borné à faire des adresses aux peuples. Il a jusqu’ici tout respecté, nobles, privilèges, corvées, féodalité, etc. ; tout est encore sur pied ; tous les préjugés gouvernent encore ces pays ; le peuple n’y est rien, c’est-à-dire que nous lui avons promis de le rendre heureux, de le délivrer de ses oppresseurs, mais que nous nous sommes bornés à des paroles. Le peuple, asservi à l’aristocratie sacerdotale et nobiliaire, n’a pas eu la force, seul, de rompre ses fers ; et nous n’avons rien fait pour l’aider à s’en dégager.

Le général a cru, d’après les instructions du Conseil exécutif, devoir rendre hommage à la souveraineté et à l’indépendance du peuple ; il n’a pas voulu avoir recours à des contributions extraordinaires ; il a tout respecté, et lorsque nos convois passent à quelques barrières ou péages, ils y payent les droits ordinaires. Ce général a pensé ne devoir pas même forcer les habitants à fournir des magasins et des approvisionnements à nos armées. Ces principes philosophiques sont les nôtres. Mais nous ne pouvons pas, nous ne devons pas respecter les usurpateurs ; tous ceux qui jouissent d’immunités et de privilèges sont nos ennemis. Il faut les détruire, autrement notre propre liberté serait en péril. Ce n’est pas aux rois seuls que nous avons à faire la guerre ; car s’ils étaient isolés, nous n’aurions que dix ou douze têtes à faire tomber ; nous avons à combattre tous leurs complices, les castes privilégiées qui, sous le nom des rois, ruinent et oppriment le peuple depuis plusieurs siècles.

Vos comités se sont dit : tout ce qui, dans les pays où les Français porteront les armes, existe en vertu de la tyrannie et du despotisme, ne doit être considéré que comme une vraie usurpation, car les rois n’avaient pas le droit d’établir des privilèges en faveur du petit nombre et au détriment de la classe la plus industrieuse. La France elle-même, lorsqu’elle s’est levée le 17 juin 1789, a proclamé ces principes : Rien n’était légal, a-t-elle dit, sous le despotisme. Je détruis tout ce qui existe, par un seul acte de ma volonté. Aussi, le 17 juin, lorsque les représentants du peuple se furent constitués en Assemblée nationale, ils s’empressèrent de supprimer tous les impôts existants ; dans la nuit du 4 août, ils s’empressèrent de détruire la noblesse, la féodalité et tout ce qui tenait à la féodalité, qu’un reste de préjugé avait fait respecter. Voilà, n’en doutons pas, quelle est la conduite que doit tenir le peuple qui veut être libre et faire une révolution : s’il n’a pas les moyens de la faire par lui-même, il faut que son libérateur le supplée et agisse pour son intérêt, en exerçant momentanément le pouvoir révolutionnaire.

Les peuples chez lesquels les armées de la République ont porté la liberté n’ayant pas l’expérience nécessaire pour établir leurs droits, il faut que nous nous déclarions pouvoir révolutionnaire et que nous détruisions l’ancien régime qui les tient asservis. (Applaudissements.) Nous n’irons point chercher de comité particulier, nous ne devons pas nous couvrir du manteau des hommes, nous n’avons pas besoin de ces petites ruses. Nous devons, au contraire, environner nos actions de tout l’éclat de la raison et de la toute-puissance nationale. Il serait inutile de déguiser notre marche et nos principes. Déjà les tyrans les connaissent et vous venez d’entendre ce qu’écrit à cet égard le stathouder. Lorsque nous entrons dans un pays, c’est à nous à sonner le tocsin. (Applaudissements.)Si nous ne le sonnons pas, si nous ne proclamons pas solennellement la déchéance des tyrans et des privilégiés, le peuple, accoutumé à courber la tête sous les chaînes du despotisme, ne serait pas assez fort pour briser ses fers ; il n’oserait pas se lever et nous ne lui donnerions que des espérances, si nous lui refusions une assistance effective.

Ainsi donc, si nous sommes pouvoir révolutionnaire, tout ce qui existe de contraire aux droits du peuple doit être abattu dès que nous entrons dans le pays. (Applaudissements.) En conséquence, il faut que nous proclamions nos principes, que nous détruisions toutes les tyrannies et que rien de ce qui existait ne résiste au pouvoir que nous exerçons.

Vos comités ont donc pensé qu’après avoir expulsé les tyrans et leurs satellites, les généraux doivent, en entrant dans chaque commune, y publier une proclamation pour faire voir aux peuples que nous leur apportons le bonheur ; ils doivent supprimer sur-le-champ et les dîmes et les droits féodaux, et toute espèce de servitude.(Applaudissements.) Vos comités ont encore pensé que vous n’auriez rien fait si vous vous borniez à ces seules suppressions. L’aristocratie gouverne partout ; il faut donc détruire toutes les autorités existantes. Aucune institution du régime ancien ne doit exister lorsque le pouvoir révolutionnaire se montre... Il faut que le système populaire s’établisse, que toutes les autorités soient renouvelées, ou vous n’aurez que des ennemis à la tête des affaires. Vous ne pouvez donner la liberté à un pays, vous ne pouvez y rester en sûreté, si les anciens magistrats conservent leurs pouvoirs ; il faut absolument que les sans-culottes participent à l’administration.(Vifs applaudissements dans l’Assemblée et dans les tribunes.) Déjà, citoyens, les aristocrates des pays qu’occupent nos armées, abattus au moment de notre entrée, voyant que nous ne détruisons rien, ont conçu de nouvelles espérances ; ils ne dissimulent plus leur joie féroce ; ils croient à une Saint-Barthélémy, et il ne serait pas difficile de prouver qu’il existe déjà dans la province de Belgique quatre ou cinq partis qui veulent dominer le peuple ; déjà les aristocrates versent leur or pour conserver leur ancienne puissance. On n’y voit que les nobles, le clergé, les états, et le peuple n’y est rien, il reste abandonné à lui-même et vous voulez qu’il soit libre ! Non, il ne le sera jamais, si nous ne prononçons pas plus fortement nos principes.

LA FAYETTE TRAITÉ COMME IL LE MÉRITE PAR LES DÉMOCRATES ET LES ARISTOCRATES

Vous avez vu les représentants de ce peuple venir à votre barre ; timides et faibles, ils n’ont pas osé vous avouer leurs principes, ils étaient tremblants ; ils vous ont dit : « Nous abandonnerez-vous ? Vos armées nous quitteront-elles avant que notre liberté soit assurée ? Nous livrerez-vous à la merci de nos tyrans ? Nous ne sommes pas assez forts. Accordez-nous votre protection, vos forces. » Mais, citoyens, vous ne les abandonnerez pas ; vous étoufferez le germe de leurs divisions et des malheurs qui les menacent. (Applaudissements.) Votre conduite en Savoie doit vous servir d’exemple. Le peuple, encouragé par la présence de vos commissaires, s’est prononcé plus fortement ; il a commencé par tout détruire pour tout exercer ; alors son vœu n’a plus été douteux ; il s’est montré digne d’être libre et vous a donné un exemple que vous devez porter chez les autres peuples. Suivons donc cette marche dans les pays où nous serons obligés de faire naître des révolutions ; mais en détruisant les abus, ne négligeons rien pour protéger les personnes et les propriétés (Vifs applaudissements). »

Oui, ce sont de formidables problèmes. Et tout d’abord, quel démenti à l’optimisme premier de la Gironde ! Voici que les peuples-dont elle avait espéré et annoncé le soulèvement spontané, font preuve, en face même de la Révolution victorieuse, d’une force de passivité, d’une résistance inerte extraordinaire. Même après la défaite et la fuite précipitée des Autrichiens, même sous la protection bienveillante de Dumouriez, le peuple belge ne fait pas le moindre effort vers la liberté ; il garde, comme une bête de somme dont l’échiné ne se dresse plus, toutes ses anciennes institutions, le pli des vieilles servitudes. Et c’est en vain que l’armée prussienne s’est brisée à Valmy, c’est en vain qu’elle a dû repasser le Rhin, c’est en vain que les forces françaises ont occupé une partie de l’Allemagne et que des appels ardents à la liberté ont été lancés aux peuples par nos généraux. L’Allemagne ne se soulève pas ; le mouvement révolutionnaire y est très localisé, languissant et précaire. Pas plus que le « despotisme éclairé » de Frédéric II et de Joseph II, la force révolutionnaire ne peut brusquer la lente évolution des nations attardées.

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