LES NÉCESSITÉS DE LA CONQUÊTE

A vrai dire, la Révolution française ne pouvait tarder davantage à prendre parti. La conquête, même au nom de la liberté, n’échappe pas à la fatalité de sa logique. Déjà il était devenu impossible à la France, quand elle avait occupé un pays et quand des citoyens de ce pays s’étaient compromis à servir la Révolution, de ne pas assurer ceux-ci contre toute violence. C’est sur la réclamation des citoyens du Limbourg et de Darmstadt, craignant d’être abandonnés sans défense après le départ de nos troupes aux représailles de la contre-Révolution, que fut rendu le fameux décret du 16 novembre, que j’ai déjà cité, et où la France promettait protection à tous ceux qui lutteraient pour la liberté. Mais cela ne suffisait point. Car comment s’exercerait cette protection ? La Révolution allait-elle donc être obligée de monter la garde à la porte de chacun des citoyens étrangers qui s’étaient prononcés pour elle ? Laisserait-elle aux pouvoirs d’ancien régime le droit de fonctionner encore, de s’imposer par la force de l’habitude, du préjugé ou de là crainte, et de menacer ainsi partout la minorité révolutionnaire ?

Il n’y avait vraiment qu’un moyen pratique de protéger celle-ci : c’était de révolutionner le pays, d’y organiser la liberté et d’appeler tous les citoyens à exercer leur souveraineté, mais à l’exercer selon les principes nouveaux et dans le sens de la Révolution.

La nécessité financière aussi était pressante. C’étaient les biens de l’ancien régime, les biens de l’Église de France et des nobles émigrés de France, qui avaient nourri la Révolution en France. Sur ce fonds national, il était impossible d’entretenir une Révolution universelle, et, à porter seule les frais de la vaste guerre pour la liberté, la France aurait éteint en son foyer même cette liberté universelle. C’était donc la richesse de l’ancien régime européen qui devait nourrir, sous le contrôle de la France et par ses mains, la Révolution européenne. Mais comment disposer partout, en Belgique, en Allemagne, comme en France, des biens du clergé et des biens des nobles, si partout le régime politique et social de la France révolutionnaire n’était appliqué ? Et voilà par quel enchaînement de nécessités la liberté, armée en guerre, prenait la forme et les mœurs de la conquête. Voilà comment la libération des peuples leur était imposée par un décret du vainqueur, et comment enfin la Révolution levait tribut sur les nations même qu’elle affranchissait.

Le temps n’est plus où la France de la Révolution s’imaginait qu’à peine le signal de la liberté serait dressé par elle sur le monde, les peuples accourraient tous à cette lumière. Voici que ses armées étaient en Belgique, en Allemagne, et c’était surtout par un silence étonné et un peu inquiet, coupé seulement de quelques acclamations et de quelques rumeurs hostiles, que les hommes accueillaient la Révolution. Ni l’exemple de la France, exemple mêlé d’ailleurs de lumière, et d’ombre, de liberté généreuse et de violence sanglante, ni la protection de sa force, promise à quiconque s’émanciperait, ne suffisaient à créer soudain les énergies de liberté et les mœurs de Révolution. Il fallait donc que la Révolution elle-même tentât d’achever l’œuvre incomplète des siècles et de brusquer en Europe l’histoire trop lente.

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