JUSTUS MŒSER ET LE SERVAGE

Justus Mœser est bien plus dans le vif de la réalité quand il étudie les moyens pratiques de transformer le régime du servage. Les lettres qu’il a écrites sur cet objet restent comme un document très curieux sur le lent et presque insensible mouvement social qui s’accomplissait alors en Allemagne. Mais ici aussi quelle timidité ! Quelle marche incertaine et oblique ! Aucune idée du droit. Pas un moment Mœser ne songe où ne se risque à dire que le servage, qui livrait vraiment toute une famille à la discrétion d’un maître, qui interdisait à de malheureux paysans de posséder et qui, à leur mort, confisquait leur épargne au profit du seigneur, supprimait toute dignité humaine. Au contraire, Mœser conçoit la société humaine comme une association d’intérêts entre les propriétaires du sol. C’est une société par actions, où l’action est territoriale, et chacun doit exercer une part de souveraineté et de droit proportionnée à son apport. Ceux qui n’ont pas une action sont hors du droit social. L’égalité chrétienne ne peut pas plus leur conférer une part de droit dans la grande société territoriale qu’elle ne leur confère, par exemple, une part de droit dans une compagnie de navigation organisée par actions.

Si donc Mœser suggère à ses lecteurs l’idée de transformer le lien du servage en un contrat de métayage, ce n’est pas que l’humanité soit outragée par la mise en esclavage de familles paysannes. C’est parce qu’avec la complication croissante des rapports sociaux, il est de l’intérêt même des propriétaires d’affranchir les serfs. Ils en sont, en effet, pleinement responsables et l’obligation d’intervenir dans toutes leurs affaires, dans leurs procès, difficultés et démêlés, est très lourde. De plus, pour perfectionner la culture, il faut faire des avances à la terre. Si les serfs qui cultivent le domaine n’empruntent pas, ils ne feront pas toujours les avances suffisantes. S’ils empruntent, bien des conflits surgissent entre le droit du prêteur, qui veut prendre gage sur le pécule éventuel du serf, et le droit du seigneur et maître auquel ce pécule, à la mort du serf, doit faire retour. Il est donc peut-être utile d’émanciper les paysans du servage et Mœser indique dans le détail les précautions infinies, les clauses minutieuses et rapaces par lesquelles le propriétaire s’assurera, du serf devenu métayer, des redevances au moins équivalentes à celles du servage.

Parfois, on sent que l’émotion humaine de Mœser va au delà de ses conclusions explicites. Il n’ose pas toujours formuler toute sa pensée, mais il tente d’émouvoir un peu la conscience des propriétaires westphaliens par le tableau des souffrances des serfs, de leur lamentable condition. Elle va s’aggravant par l’indétermination croissante de leurs charges. Il fut un temps où leurs obligations étaient inscrites sur une table de pierre, placée à l’église derrière l’autel. Maintenant c’est la coutume, indéfiniment extensible, qui règle ces obligations. Et les paysans tremblent toujours que la moindre concession ou la moindre imprudence de leur part ne soit saisie comme un précédent par la coutume seigneuriale, toujours aux aguets. Comme un jour le fils du seigneur demandait un baiser à une jeune paysanne charmante, svelte et gaie et comme la jeune fille y semblait condescendre : « Ne fais pas cela, s’écria soudain la mère : on en ferait une redevance », et la communauté des familles de serfs du domaine, convoquée en délibération spéciale, décida que la jeune fille n’accorderait le baiser que si la table de pierre était rétablie et faisait seule foi pour les obligations des serfs.

C’était d’ailleurs une croyance des paysans que quiconque étendait, par une concession nouvelle, les droits du seigneur, appelait sur sa demeure la hantise des revenants et l’importunité des fantômes. Superstition heureuse, dit Mœser, et qui a plus fait que bien des lois pour protéger un peu les paysans contre leur propre faiblesse.

Mais, comme ils se débattaient péniblement ! Ils avaient à lutter parfois contre leurs proches mêmes, complices de l’oppression seigneuriale. Tout régime social, même le plus despotique et le plus barbare, crée des intérêts spéciaux, et, dans la classe même qu’il foule le plus, il trouve des auxiliaires et des instruments. Ainsi le vieux serf dont sa belle-fille contrarie l’émancipation de peur que, devenu libre, il ne laisse son pécule aux enfants d’un second mariage. Ainsi le terrible et navrant complot de deux fiancés contre la liberté du père et de la mère de la jeune fille. Quels tristes abîmes !

Boïko était le serf d’un très bon maître et pourtant il avait fait, depuis longtemps, le vœu de posséder en libre propriété le domaine qu’il cultivait, par peur que le successeur de son maître ne fût moins généreux ou que celui-ci, par la dureté des temps, ne fût contraint de le vendre à un tyran. La liberté lui était souvent apparue avec tous ses charmes et, plus d’une fois il avait mesuré des yeux le chêne dont il rêvait de devenir pleinement propriétaire.

— Alice, Alice, disait-il souvent à sa femme, si nous sommes libres, nos enfants le seront aussi et ce que nous acquerrons de notre âpre sueur sera à eux.

Enfin vint le moment heureux où son maître se vit forcé de vendre quelques-uns de ses domaines éloignés et celui notamment où était Boïko, et, comme il avait toujours tenu celui-ci pour un brave homme, il lui offrit sa liberté et sa terre pour un prix raisonnable :

— C’est avec peine que je vous vendrais à un autre. Vous m’avez toujours honnêtement servi, et cela me fait mal au cœur de penser que vous tomberez peut-être sous la loi d’un homme qui, lorsqu’il aura perdu au jeu, se refera sur votre pauvreté. On m’offre pour vous deux mille thalers et vous aurez la préférence si d’ici huit jours vous m’apportez cette somme.

C’est moitié triste et moitié joyeux que Boïko entendit cette proposition inattendue.

— C’est avec peine, reprit-il, que je quitterai le service de mon gracieux seigneur qui a été jusqu’ici mon maître et mon appui et qui a été patient avec moi, toutes les fois que des événements fâcheux me mettaient hors d’état de lui payer mon fermage. Mais, si je dois le quitter, je le prie de m’accorder en effet la préférence ; je vais voir si, dans le délai fixé, je ne suis pas, si dur que cela soit pour moi, recueillir l’argent nécessaire, pour que nous vivions et mourions en liberté, moi et mes descendants, à jamais.

Quand il eut dit cela, il s’en alla en grand courage à sa maison. Il y avait cinq cents thalers d’argent, il comptait en faire deux cents, en vendant du bois qu’il avait en trop, et il espérait trouver le reste en hypothéquant une partie des terres. A peine eut-il fait part à sa femme et à ses enfants de leur bonheur commun et de son plan, que tous les voisins furent passés en revue et on fit le compte de ce que chaque maison de paysan avait d’argent et pouvait en prêter. L’un avait, d’après les suppositions de Boïko, cent thalers, un autre cinquante, et toutes les fois que l’on constatait un manque, la femme disait que dans l’espace de quatorze jours, elle tâcherait d’avoir prête une pièce de toile de Louvain et que cela permettrait de boucher un bon trou. Tous étaient d’accord qu’ils finiraient bien par attraper l’argent, et des larmes de joie venaient aux yeux de Boïko... Tard dans la nuit, ces braves gens quittèrent le foyer bien chaud et allèrent reposer, emportant jusque dans leur sommeil l’émotion de leur grand dessein. Mais, pendant que tous dormaient profondément, Haseke, leur fille aînée, qui avait tout entendu près du foyer, alla trouver son fiancé pour lui faire part de son infortune :

— Les cinq cents thalers, que devait me donner mon père et grâce auxquels nous avons été promis l’un à l’autre, vont être employés maintenant à l’achat de la liberté.

Ce furent ses premières paroles quand elle le trouva à la place accoutumée.

— Et lorsque le bois aura été coupé, lorsque les terres auront été mises en gage, certainement tu ne viendras plus avec moi et je pourrai courir le monde pour mendier mon pain. O Henri, Henri, il faut que nous empêchions cet achat de la liberté, ou bien toi et moi serons malheureux, insupportablement malheureux : qu’entreprendre en effet avec les mains vides ?

— En effet, dit Henri très gravement, et il ne peut plus être question de noire mariage si tu n’as plus d’argent, Mon maître ne t’acceptera pas et je dois épouser de l’argent si je veux garder mon domaine. Mais cet achat de la liberté, est-ce donc une affaire faite ? et l’argent nécessaire a-t-il été payé ?

— Non, répondit-elle avec empressement. Mon père a pris huit jours pour faire l’argent et demain il doit aller dans la communauté trouver les gens qui ont de l’argent et qui le lui prêteront. Il est donc encore possible de tout empêcher, soit en trouvant quelqu’un qui offre pour nous et notre domaine une somme plus forte au seigneur, soit en dissuadant les gens de prêter à notre père. Va-t’en les trouver demain et donne-leur de l’inquiétude. Moi je verrai pendant ce temps, le maître des prairies de notre village ; il a de l’argent autant que du foin et je puis le décider à offrir au seigneur cent thalers de plus que mon père. Car les choses sont ainsi qu’aujourd’hui un paysan peut acheter un autre paysan et le maître des prairies, qui a sa chemise cousue d’or, est un brave homme.

Ils se quittèrent au plus vite, et la rumeur publique dit qu’ils ne passèrent pas un bonne nuit, tant leur amour réciproque animait leur pensée à chercher les moyens de salut. Henri alla, dès que perça le jour, trouver les gens chez lesquels il soupçonnait quelque argent, et il leur révéla en confiance que Boïko viendrait les voir et leur apprendre qu’il s’était racheté pour deux mille thalers ; mais il avait offert le double, que son domaine ne vaudrait jamais. Et il fit si bien que Boïko, qui s’était levé plus tard, au lieu d’argent ne trouva que des excuses. Et la jeune fille, de son côté, sut si bien faire avec le maître des prairies que celui-ci persuada aisément au seigneur, qui n’avait rien vu venir de ses terres, que deux mille et cent thalers vaudraient mieux que deux mille.

« Haseke vit souvent plus tard son père faire les besognes du nouveau maître. Mais la joie de se voir heureuse lui fit supporter aisément cet ennui. Elle n’aimait pas son Henri à la grande manière et selon la forme de nos sentiments ; mais elle l’aimait assez pour envoyer père et mère au bourreau. »

Oui, mais Mœser ne s’indigne pas contre un régime qui outrageait aussi violemment la nature. Et, quand la Révolution française éclate, quand elle abolit toute servitude personnelle et proclame les Droits de l’Homme, Mœser ne la glorifie point pour cette œuvre d’émancipation humaine. Il lui cherche querelle, au contraire, et il prétend que les Droits de l’Homme sont une chimère et une violation du droit. Il n’y a pas, selon lui, un contrat social universel donnant à tous les membres de la société un droit égal à en déterminer la forme et les conditions. Il y a un contrat social premier, formé entre eux par les occupants et possédants du sol et tous ceux qui surviennent ne peuvent conclure avec ces premiers contractants qu’un contrat secondaire. Ils ne sont admis à la cité que sous la condition de respecter le droit et la primauté de la cité elle-même, fondée sur la propriété territoriale. Hors de là, il n’y a que le communisme et les Droits de l’Homme ne peuvent être que l’universel partage de la propriété.

La Constitution ne peut être réformée que par la volonté des premiers contractants. Ils sont seuls les actionnaires de l’entreprise sociale. Tant qu’une terre est vacante, le droit de l’homme a un sens : c’est le droit égal pour tout homme de l’occuper et de défendre ensuite contre tous ce qu’il en a saisi. Mais, quand le sol est approprié, il n’y a de droit que celui des propriétaires du sol.

Voilà la théorie que, même sous la lumière de la Révolution française, formulait un des esprits libres de l’Allemagne. C’est bien l’indice d’un pays où la bourgeoisie industrielle n’a qu’une très faible conscience d’elle-même, de sa force et de son droit.

Mœser triomphait, il est vrai, ou semblait triompher dans la controverse, lorsqu’il constatait que la Révolution française elle-même, par la distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs, subordonnait le droit de l’humanité proclamé par elle au droit de la propriété. Mais, d’abord, de quel droit confondre un moment de la Révolution avec la Révolution elle-même ? Et surtout comment faire argument contre les Droits de l’Homme de l’inconséquence de ceux qui, en les proclamant, ne les réalisaient point tout à fait ? Mais, même sous cette forme limitée et trop exclusive, c’était déjà un immense progrès d’humanité d’abolir la féodalité comme le servage, d’ouvrir à tout homme l’activité infinie, et d’admettre au partage de la souveraineté politique, avec les propriétaires fonciers, toute la bourgeoisie et toute la classe des artisans un peu aisés.

Il fallait que l’Allemagne fût livrée à une prodigieuse langueur politique et sociale pour que Mœser osât, aux premières mesures libératrices prises par la Révolution française, opposer une conception surannée du droit exclusif et absolu de la propriété territoriale, sous toutes ses formes féodales aussi bien que modernes.

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