LA PENSÉE POLITIQUE DE WIELAND

A côté de Montesquieu, de Voltaire, de Rousseau, de l’Encyclopédie et de toute la littérature pré-révolutionnaire de France, quelle pauvreté ou quelle incertitude chez les écrivains politiques et sociaux de l’Allemagne ! C’est Wieland peut-être qui est le plus hardi et le plus précis. On croirait parfois que, sous le voile des fictions orientales où il se complaît, il va risquer une idée forte et nette, mais vite il s’arrête et se perd dans des pauvretés. Mais quoi ! dans son Miroir d’or de 1772, ne s’est-il pas essayé à une déclaration de principes ? Et ne serait-ce point d’aventure, avant la Déclaration française des Droits de l’Homme, et avant même la Déclaration américaine, un projet allemand de Déclaration des Droits de l’Homme ? Voici les principes que le sage éducateur inculque au jeune prince :

1° Les hommes sont frères et ont reçu de la nature des besoins égaux, des droits égaux et des devoirs égaux ;

2° Les droits essentiels de l’humanité ne peuvent être perdus ni par l’effet du hasard, ni par l’effet de la force, ni par contrat, ni par renonciation, ni par prescription ; ils ne peuvent être perdus qu’avec la nature humaine et il n’y a aucune cause nécessaire ou accidentelle qui puisse, en quelque circonstance que ce soit, délier un homme de ses devoirs essentiels ;

3° Tout homme doit à un autre ce qu’en des circonstances semblables il attendrait de lui ;

4° Aucun homme n’a le droit de faire d’un autre homme son esclave ;

5° Le pouvoir et la force ne donnent aucun droit d’opprimer les faibles, mais imposent au contraire à ceux qui en peuvent disposer l’obligation de les secourir ;

ASSEMBLÉE NATIONALE, BÊTE INSATIABLE
image contre-révolutionnaire allemande
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)

6° Chaque homme, pour avoir droit à la bienveillance, à la pitié et à l’aide d’un autre homme, n’a besoin que de ce titre : qu’il est un homme ;

7° L’homme, qui voudrait obtenir des autres qu’ils le nourrissent et qu’ils l’habillent chèrement, — qu’ils le fournissent d’une demeure magnifique et de toutes les commodités matérielles, — qu’ils travaillent incessamment pour lui épargner toute peine, — qu’ils se contentent du strict nécessaire, pour qu’il puisse contenter jusqu’à l’excès ses plus voluptueux désirs, — bref, qu’ils ne vivent que pour lui et que, pour lui assurer tous ces avantages, ils soient prêts à tout moment à s’exposer pour lui à toutes sortes de fatigues et de misère, à la faim et à la soif, au froid et au chaud, à la mutilation de leurs membres et aux formes les plus effroyables de la mort, — l’homme, l’individu qui élèverait une telle prétention sur vingt millions d’hommes, sans se croire tenu à leur rendre en échange des services très grands et équivalents, serait un fou, et ne pourrait signifier ses exigences qu’à des hommes aussi fous que lui, si seulement ils l’écoutaient. »

Déclaration des Droits, ai-je dit ? Mais bien plutôt vague proclamation de principes où, à quelques rayons éteints de l’Evangile, se mêlent quelques lueurs amorties de Rousseau : car il n’y a vraiment déclaration des droits que quand il y a un système de garanties, toute une organisation destinée en effet à assurer le droit. De même, à quoi peut servir, dans l’utopique description du pays de Scheschian, ces fortes paroles sur la misère ?

« Dans la plupart des autres États, l’indigence, la nourriture malsaine, le manque de soins universel, dont pâtissent les corps et les âmes, concourent à faire des enfants des journaliers et de la classe inférieure des artisans, des créatures qui ne se distinguent du plus stupide bétail que par quelque vague et imparfaite ressemblance avec la forme humaine. »

Oui, mais Wieland propose-t-il une réforme sérieuse de la Constitution et des lois ? Demande-t-il par exemple, comme à la même date le faisait en France Boncerf, le rachat des droits féodaux et des servitudes féodales ? Non : il esquisse, un plan assez chimérique d’éducation publique où les enfants, rassemblés sous la discipline du prince, travailleraient de bonne heure, apprendraient un métier et seraient dirigés de là ou vers la demeure des grands et des riches, chez qui ils entreraient en service, ou vers les fabriques : une sorte d’ouvroir national avec placement assuré. Quel projet puéril, quand il s’agissait de créer tout le mouvement d’une société nouvelle et de briser d’innombrables chaînes !

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