KLOPSTOCK

L’enthousiasme premier de Klopstock ne résista pas aux violences de la Révolution. Il avait d’abord salué en elle la liberté et la paix. Il lui semblait que, par l’organisation légale de la liberté, les conflits et les guerres allaient disparaître : guerres à l’intérieur des peuples ; guerres de peuple à peuple. Et, plus peut-être que tout autre Allemand, il avait appelé l’Allemagne à entrer dans les voies de la France.

« Connaissez-vous vous-mêmes », criait-il en 1789 aux Allemands qui gardaient envers la Révolution naissante une altitude énigmatique.

« La France s’est donné la liberté. C’est le plus haut fait du siècle et qui va jusqu’à l’Olympe. Et toi, ô Allemagne, seras-tu assez misérablement bornée pour le méconnaître ? Et ton regard ne saura-t-il percer le brouillard et la nuit ? Parcours les annales du monde et trouve si tu le peux quelque chose qui approche de ce qui s’accomplit là-bas. O destin ! Les Français sont maintenant nos frères ; et nous ? Ah ! j’interroge en vain : vous restez muets, Allemands ! Que signifie votre silence ? Est-ce la tristesse de la douleur impuissante et résignée ? Ou bien annonce-t-il une transformation prochaine ? Ainsi le calme profond annonce parfois la tempête qui va se déchaîner en tourbillon et faire éclater ses nuages de grêle. Et, après la tempête, l’air respire à peine d’un souffle léger ; les ruisseaux chantent et les gouttes de pluie tombent du feuillage ; dans la fraîcheur exquise montent des vapeurs de parfums ; et la sérénité bleue sourit, dans la vaste étendue du ciel. Tout est force, vie et joie ; le rossignol chante le chant des fiançailles et plus aimante encore chante la fiancée. Les garçons dansent autour de l’homme qu’aucun despote ne méprise plus ; et les filles entourent la femme paisible qui donne au dernier né le lait de la liberté. »

Hélas ! comme bientôt Klopstock s’effraiera de l’orage ! Il ne saura pas attendre qu’après le déchaînement des fureurs et des foudres « la sérénité bleue » de la liberté et de la paix luise sur les hommes. Pendant trois ans encore, de 1789 à 1792, il chante la Révolution. En 1790, il dédie au duc de la Rochefoucauld un poème dont le titre est significatif : Eux et pas nous.

« Si j’avais cent voix, elles ne suffiraient pas à célébrer la liberté de la France. Que n’accomplissez-vous pas ! Le plus terrible des monstres, la guerre, est enchaîné par vous. O ma patrie, nombreuses sont les douleurs, le temps les adoucit et elles ne saignent plus. Mais il en est une que rien n’apaise pour moi et qui saigne toujours. Ce n’est pas toi, ma patrie, qui as gravi le sommet de la liberté et qui en as fait rayonner l’exemple, tout autour de toi, aux autres peuples. Ce fut la France. Toi, tu n’as pas goûté à la plus délicieuse des gloires ; tu n’as pas cueilli ce rameau d’immortalité... Elle ressemblait pourtant, cette palme glorieuse, à celle que tu cueillis lorsque tu épuras la religion, lorsque tu lui rendis la sainteté que lui avaient ravie les despotes Après à enchaîner les âmes ; les despotes qui faisaient couler le sang à flots quand le sujet ne croyait pas tout ce que la fantaisie délirante du maître lui ordonnait de croire. Si, par toi, ô ma pairie, le joug des despotes tonsurés fut brisé, ce n’est pas toi qui brises le joug des despotes couronnés. »

Glorieuse pour avoir commencé, par la Réforme, l’affranchissement de la conscience, l’Allemagne n’a pas su prendre l’initiative de la Révolution et elle ne s’y engage même pas à la suite de la France.

Même en avril 1792, même au moment où la guerre est déclarée entre la France et la Prusse et l’Autriche, Klopstock reste fidèle à sa foi en la Révolution. Il ne demande point si les révolutionnaires de France n’ont pas contribué, par leur naïveté ou leurs calculs, à déchaîner le conflit. Il ne se souvient que d’une chose : c’est que la France a proclamé la liberté des hommes : c’est qu’elle a déclaré qu’elle répudiait toute guerre de conquête ; et il s’indigne de l’entreprise violente dirigée maintenant contre elle.

Il proteste contre les chefs de l’Allemagne qui méconnaissent le sentiment du peuple allemand et il donne le beau nom de « Guerre de la liberté », (c’est le titre de l’ode) à la guerre que va soutenir la France de la Révolution.

« La sage humanité a créé le groupement des hommes en États ; elle a fait de la vie le moyen de la vie. Les sauvages ne vivent pas, ils végètent comme des plantes ou comme des bêtes, ils ne jouissent pas de leur âme. L’idée d’association et de paix est allée bien haut en Europe ; elle touche presque au but suprême ; et il n’y a plus maintenant, selon le secret des grands artistes, qu’à répandre sur le ferme dessin le charme des couleurs. Mais, aussitôt que les chefs des nations agissent à leur place, alors il n’y a plus de loi et les gouvernants deviennent des sauvages ; ils sont une force brute de la nature, comme des lions ou de la poudre explosive. Et maintenant vous voulez le sang du peuple qui, le premier de tous les peuples, s’approche du but suprême, qui, bannissant la furie laurée, la guerre de conquête, s’est donné à lui-même la plus belle des lois ; vous voulez, le feu et le glaive en mains, précipiter de la hauteur redoutable le peuple d’effort et de courage, le peuple sauveur de lui-même, qui a gravi le sommet de la liberté ; et vous voulez le contraindre de nouveau à être au service des sauvages. Vous voulez prouver par le meurtre que le juge du monde, et, tremblez ! le vôtre aussi, n’a pas donné de droits à l’homme. Puissiez-vous, avant que le glaive s’ensanglante dans la blessure, comprendre les avertissements de la sagesse ! Puissiez-vous voir ! Déjà dans votre pays l’étincelle s’éveille et la cendre rougeoie. N’interrogez pas les courtisans ni les privilégiés de naissance, dont le sang coule pour vous dans les batailles. Interrogez ceux par qui luit le soc de la charrue, le commun de l’armée dont le sang non plus n’est pas de l’eau. Et apprenez, par leurs réponses loyales, ou par leur silence, ce qu’ils voient dans la cendre. Mais vous les méprisez. Jouez donc le jeu effroyable, et où nul ne se risqua encore, d’une guerre à l’aspect tout nouveau. »

Or, à qui s’adressaient ces véhémentes et presque menaçantes paroles ? Au duc Ferdinand de Brunswick. Klopstock lui fit parvenir directement cette ode, au moment même où la campagne allait commencer, en sorte que le généralissime pouvait trouver dans sa bibliothèque l’admirable dialogue que lui dédia Lessing sur la paix universelle et, dans sa correspondance, la poésie enflammée de Klopstock.

Le grand prosateur et le grand poète semblaient s’être entendus à vingt ans d’intervalle pour faire peser sur Brunswick une sorte de malédiction. Comment pouvait-il combattre de grand cœur, quand toute la pensée illustre de l’Allemagne était contre lui ? Ainsi la force des idées nouvelles était sur Brunswick comme un fardeau. Mais, quel état étrange et ambigu que celui de l’Allemagne ! Par quelques-uns de ses grands écrivains, par Lessing disparu mais toujours vivant dans les esprits, par Klopstock puissant et âpre, elle maudit la guerre d’oppression entreprise contre la France : et elle n’a pas la force de s’y opposer. Elle ne tente pas un mouvement révolutionnaire qui serait au profit de la France et de la Révolution la diversion suprême et le salut. Et bientôt Klopstock lui-même commencera à s’émouvoir de la « tyrannie jacobine ».

Dès 1792, il se plaint qu’après avoir brisé toutes les corporations la Révolution ait laissé se constituer la corporation des Jacobins, ce club qui est « comme un serpent dont la gueule dévore Paris et dont les anneaux enserrent la province ».

Lorsque, par un décret de la Législative, Klopstock est naturalisé français, il ne refuse point cet honneur. Il remercie au contraire avec effusion par une lettre à Roland. Mais il marque ses réserves. Il adjure le ministre de ne pas laisser se reproduire les événements de septembre et d’arrêter la France dans la voie de l’anarchie.

Pour bien montrer qu’il est hostile à la politique d’universelle propagande contre les rois, il célèbre le roi de Danemark, son action émancipatrice et sage. Et il termine sa lettre en disant qu’il est surtout heureux que son titre de citoyen français fasse de lui le concitoyen de Washington », naturalisé aussi. C’était rappeler la Révolution française à la politique modérée et à demi conservatrice des chefs du mouvement national américain. Et bientôt Klopstock se détachera tout à fait de la Révolution française. Visiblement, ses sympathies, après être allées aux modérés comme le duc de La Rochefoucauld, s’étaient portées et fixées sur les Girondins. Dès que ceux-ci sont menacés, dès que l’influence de Robespierre s’affirme, Klopstock se retire. Il évoque, avec une phraséologie sépulcrale qui est un peu fatigante, le fantôme sanglant de la loi percée d’innombrables coups de poignards : et après avoir ainsi résumé la Révolution en ce triste spectre des jours noirs de septembre, il se désavoue lui-même en 1793, dans un poème, qui est un acte de contrition : « Mon erreur ».

Longtemps je les avais suivis des yeux, non pas ceux qui parlaient, mais ceux qui agissaient... Je croyais, ah ! quelle illusion ! que c’était la joyeuse aurore des rêves d’or. C’était comme un enchantement, comme une joie de l’amour pour mon esprit altéré de liberté... Liberté, mère du salut, il me semblait que tu serais la créatrice, que de ta main divine tu façonnerais les hommes heureux élus par toi. N’aurais-tu plus la force créatrice ? Ou bien sont-ils une matière rebelle à ta main ? Leur cœur est-il de roc et leur œil n’est-il plus que nuit ? Ton cœur, ô liberté, est la loi : mais leur regard est celui du faucon et leur cœur est une lave ardente. Leur regard étincelle et leur cœur jette du feu quand l’anarchie leur fait signe. C’est elle seule qu’ils connaissent. Toi, ils ne te connaissent plus. Et pourtant c’est ton nom, ô liberté, qui fait tout. Et quand le glaive frappe les meilleurs citoyens, c’est en ton nom qu’il s’abat sur eux. »

Ainsi finissait vite en sombre désillusion l’espérance première de Klopstock. Mais, n’est-ce point là la lassitude d’un poète vieilli, qui touchait à sa soixante-dixième année et qui, malgré l’effort un peu solennel de sa pensée, ne pouvait plus dominer les impressions immédiates et s’élever à la vision sereine de l’avenir ?

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