WIELAND

Wieland note, presque au jour le jour, les impressions que fait « sur le spectateur allemand cette intéressante tragédie ». C’était un esprit mesuré et prudent, une sorte de juste milieu ». Sa sympathie pour la Révolution est visible. Mais il redoute les commotions étendues qui en vont résulter. Dans un dialogue d’août 1789, un des interlocuteurs s’inquiète :Est-il vraisemblable, est-il imaginable que le roi se laissera enlever les droits et prérogatives qu’il a reçus en héritage et qui ont toujours été reconnus, s’il le peut empêcher ? Et si son parti (car il n’est sûrement pas encore abandonné de toute la nation) n’est pas en ce moment assez fort pour résister à un peuple soulevé par ses représentants, restera-t-il longtemps aussi impuissant ? La noblesse n’est-elle pas le protecteur naturel du trône ? Les autres princes assisteront-ils, comme à une pièce de théâtre, à une Révolution qui est pour eux comme un terrible miroir ? Peuvent-ils demeurer inactifs quand on leur démontre, non plus par de vaines spéculations imprimées sur du papier, mais par le fait même, qu’il dépend à tout moment de leurs peuples de leur refuser l’obéissance et d’opposer à leurs bras des millions de bras armés ? qu’ils ne peuvent plus même compter sur leurs troupes soldées et que ni le droit héréditaire, ni le couronnement, ni l’onction sainte ne gardent quelque valeur quand il vient a l’esprit de la nation de se donner une Constitution nouvelle ? Je le répète : les souverains les plus puissants de l’Europe vont-ils assister en simples curieux, comme Néron à l’incendie de Rome, à une Révolution qui leur présage leur propre destin ou à celui de leurs successeurs ? Et si, comme il n’y en a que trop de raisons, on aboutit à une guerre sociale universelle, quel sera le sort de la France ? »

Ailleurs, il se demande si la longue servitude où la France a vécu n’a pas laissé en elle des impressions presque ineffaçables. « A mon avis, il en est de la servitude comme de la santé. Un peuple qui pendant des siècles a été courbé sous le joug d’un pouvoir arbitraire et qui a été d’un enthousiasme fervent pour des rois responsables seulement devant Dieu, si on le déclare libre d’un coup, c’est comme si on voulait déclarer sains des hommes maladifs, énervés par les excès ou affaiblis par un travail excessif et une mauvaise nourriture. La liberté dépend, comme la santé, de deux conditions nécessaires et qui doivent être réalisées ensemble : d’une bonne Constitution et d’un bon régime de vie. Or, on peut donner la première à un peuple ; mais il ne peut être plié à l’autre que par l’action prolongée des lois. » Mais, malgré tout, il affirme sa sympathie pour la Révolution. C’est avec des précautions infinies et un balancement continuel que tantôt il la loue et tantôt il met le peuple allemand en garde contre l’esprit de système de l’Assemblée Constituante. J’incline à croire qu’en son esprit bienveillant et indécis, Wieland reflétait exactement à cette date l’indécision générale de l’Allemagne. « Qu’un peuple maltraité pendant des siècles, quand enfin la mesure de sa patience est comble, se soulève du fond de sa misère et prenne soudain conscience de l’infinie supériorité de sa force sur celle de ses oppresseurs, c’est ce qui s’est souvent produit. Mais, qu’une grande nation, qui se voit dans la nécessité de faire valoir contre ses tyrans le droit de la force, use de sa force avec tant de sagesse, et, après avoir invoqué les droits imprescriptibles de l’homme et du citoyen, se donne une Constitution qui repose sur le solide fondement de ces droits, et qui dans toutes ses parties forme un tout lié, d’accord avec soi-même et avec la fin de la société civile : voilà ce que le monde n’avait pas encore vu et la gloire d’avoir donne cet exemple semble bien réservée à la France.

« Rien d’étonnant par suite que, dès le premier moment d’une révolution si grande, si inouïe et qui ne fut jamais tenue pour possible, non seulement l’attention universelle de l’Europe ait été saisie par cet étonnant spectacle, mais aussi que parmi tant de millions de spectateurs étrangers qui n’y avaient aucun intérêt immédiat, il s’en soit trouvé bien peu qui, dans les premiers jours, ne se soient sentis poussés par un mouvement instinctif et presque involontaire à prendre une part sympathique à l’événement, à approuver les nobles hommes que leur caractère, leur courage et la force éminente de leur esprit mettaient à la tête de la grande nation éclairée, généreuse, spirituelle et vaillante, qu’un despotisme intolérable avait exaspérée, et à en attendre le succès avec une inquiétude inaccoutumée et un mouvement de passion plus ou moins vif.

« Sans doute, cette sympathie était chez plus d’un spectateur la suite naturelle de leur conviction intime que la cause du parti populaire en France était la bonne, qu’elle était la cause de toute l’humanité et de là vint qu’ils ne se laissèrent troubler par aucune des complications de la bataille, même par des événements qui excitaient l’universelle désapprobation, et qu’ils restèrent fidèles à leur désir de voir une grande nation, toute proche de l’entière dissolution politique, renaître à la vie par la liberté et par une Constitution conforme à des principes rationnels et vrais. »

Il me plaît, je l’avoue, de voir dans ce miroir trouble encore de l’Allemagne, la grande image un peu pâlie et incertaine, glorieuse cependant, de la France révolutionnaire. Wieland note que dans cette sympathie première de l’Allemagne pour la Révolution il y a beaucoup de l’attrait naturel à l’homme pour le drame ; mais les premiers désordres, les premières violences de la rue déconcertent une partie de ces sympathies : « Je trouve donc naturel que le point de vue d’où la Révolution française fut jugée d’abord par presque toute l’Allemagne se soit modifié et que le nombre grossisse sans cesse de ceux qui croient que l’Assemblée nationale va beaucoup trop loin dans ses mesures, qu’elle procède injustement et tyranniquement et qu’elle substitue un despotisme démocratique au despotisme aristocratique et monarchique. »

Ainsi les esprit flottaient. Les Allemands n’auraient pu bien juger la Révolution que si eux-mêmes avaient cessé d’être spectateurs pour devenir acteurs. Ils auraient compris alors toutes les nécessités de la lutte et ils en auraient ressenti toutes les passions. Mais, si tous regardaient, nul ne songeait à agir. De bonne heure, un flot de calomnies contre la Révolution inonda l’Allemagne. Les premiers émigrants représentaient la Constituante comme un ramassis de coquins imbéciles conduits par quelques scélérats avisés. Et il exploitaient notamment la fâcheuse renommée que ses longs désordres avaient infligée à Mirabeau. Wieland s’élève contre ces polémiques grossières et basses.

« Qui se souvient, demande-t-il, quelques siècles après les grands mouvements d’émancipation, du degré de vertu de ceux qui combattirent pour la liberté ? »

Et, à tous ceux qui lui objectent qu’on ne peut écrire l’histoire de la Révolution « à la lueur de la lanterne », il répond qu’on ne saurait l’écrire non plus aux lueurs de fête dont s’illumineraient les maisons aristocrates de Paris si la contre-Révolution triomphait. Wieland parait craindre bientôt que par les infatigables manœuvres de celle-ci, les premières conquêtes de la liberté ne soient compromises et il atteste que, si les nobles combattants de la Révolution et de la liberté doivent succomber, ce sera du moins glorieusement, et après avoir tenté la plus sublime et la plus nécessaire entreprise.

Mais l’audace de la Constituante, abolissant la noblesse et frappant le clergé, lui révèle toute la force du mouvement révolutionnaire, et il reprend confiance. Chose curieuse, et qui montre bien que l’Allemagne, dont la bourgeoisie était moins puissante que celle de la France, ne démêlait pas bien les causes économiques de la Révolution, Wieland s’étonne et se scandalise que la Constituante ait garanti la dette d’État.

« Est-ce que la dette d’État, qui a été contractée sous les gouvernements antérieurs et sous le gouvernement actuel jusqu’à la Révolution du 15 juin, est vraiment une dette nationale, c’est-à-dire une dette pour laquelle toute la Nation soit tenue ? Mais la réponse va de soi. La Nation, bien loin d’avoir le moindre pressentiment de sa majesté d’aujourd’hui, n’avait, lorsque cette dette fut formée, aucune part à la puissance législative et elle payait simplement des impôts qu’elle n’avait pas consentis. De plus, la plus grande partie de la dette provenait (comme les démocrates le disent bien haut), de l’excès de luxe, de dépenses et de désordre de la Cour, et la Nation avait si peu gagné par là que, pendant que quelques centaines de familles s’enrichissaient aux frais de la Nation, des millions de familles descendaient dans la misère. Il est donc clair qu’une dette, qui n’a été ni contractée par la Nation, ni consentie par elle, ni employée à son profit, ne peut pas être une dette nationale.

« Et vous, tout-puissants législateurs, vous, auxquels, la Nation a confié la défense de tous ses droits, vous, dont un peuple gravement malade et à toute extrémité attend (ce sont vos propres paroles) la guérison et le salut, vous ne craignez pas d’imposer à la Nation déjà épuisée cet énorme fardeau ?... Parmi les vingt-cinq millions de citoyens et de citoyennes libres dont se compose la France, n’y en a-t-il pas au moins vingt-quatre millions auxquels il serait aussi juste de demander le paiement des dettes de l’Empereur de la lune que celui des dettes de la Cour de France ? »

Oui, mais à briser et ruiner la bourgeoisie, créancière de l’État, et à supprimer tout crédit public, la Révolution se perdait. Wieland en aurait eu le sentiment si une classe bourgeoise vraiment révolutionnaire avait en ce moment affirmé sa force en Allemagne et dirigé l’opinion.

C’est avec cette molle sympathie, toujours un peu incertaine, prêcheuse et facilement effrayée, que Wieland suit le développement révolutionnaire. Et chaque fois qu’il fait des réserves ou éprouve un doute, un nouvel acte de vigueur, une nouvelle surprise de la Révolution vient, pour ainsi dire, forcer sa confiance. Parmi tant de prodiges qui déconcertent l’esprit, Wieland se fait peu à peu une sorte de hardiesse résignée qui ne marque plus de limite au destin. Il accueille la République sans étonnement et sans effroi. La guerre engagée entre la France d’une part, l’Autriche et la Prusse de l’autre, n’a point paru d’abord l’émouvoir. Il dit bien (et non sans une part de raison) que si les souverains avaient eu le dessein arrêté de détruire la Révolution, ils seraient intervenus dès le début Mais il ne s’attarde pas à cette pensée et il se laisse porter par le flot grossissant des événements.

Mais quoi ? Voici les soldats de Custine. Voici la Révolution française en armes qui pénètre en Allemagne, qui s’installe à Spire, à Mayence, à Francfort même. Ce n’est ni un cri d’effroi ni un cri de haine que pousse Wieland. Et il n’appelle pas non plus l’Allemagne à entrer dans le mouvement révolutionnaire. Il se borne à avertir les puissants, en un langage prudent et mesuré, que bien des idées sont peu à peu descendues au fond du peuple, qui naguère encore étaient inconnues de lui, et qu’il serait sage de se préparer à de grands changements. On dirait vraiment que toute l’Allemagne est pénétrée de lumières, mais qu’elle n’en est point remuée. Il n’y a pas de souffle puissant qui ébranle la forêt et fasse gronder les chênes ; mais une sorte de bruissement universel et léger encore avertit que l’atmosphère commence à s’émouvoir. Qui sait si le vent se lèvera ? En janvier 1793, Wieland prend pour épigraphe la fameuse formule de la Rome antique aux jours du suprême péril : Videant consules ne quid detrimenti respublica capiat : (Que les consuls veillent à ce que la République n’encoure aucun dommage.)Et il constate une lente révolution des idées qui prépare la révolution des pouvoirs.

« La culture et l’éducation de l’humanité qui, depuis trois siècles, a fait tant de progrès dans les plus importantes régions de l’Europe, s’est élevée par degré et a produit enfin insensiblement un changement presque complet des idées et des sentiments : c’est une sorte de révolution intellectuelle et morale dont il serait vain et impolitique de tenter d’arrêter par la force les suites naturelles. Il faut au contraire diriger ce mouvement irrésistible avec sagesse et justice, de façon que, sans ébranlement violent et pour le plus grand bien de l’humanité tout entière et des États particuliers, le juste moment et la droite manière d’une transformation nécessaire soient saisis par nous... On ne saurait trop répéter, jusqu’à ce que cette vérité ait été prise à cœur : que maintenant l’humanité en Europe est majeure. Elle ne se laisse plus endormir avec des contes et des chansons de nourrice ; elle ne respecte plus aucun préjugé, si autorisé soit-il par une longue tradition. Aucune parole du maître ne vaut plus parce qu’elle est la parole du maître. Les hommes, ceux des classes inférieures comme les autres, voient trop clairement leur propre intérêt et ce qu’ils sont en droit d’exiger, pour se laisser plus longtemps détourner ou apaiser par des formules qui avaient auparavant une sorte de force magique et qui ont été reconnues enfin pour des mots vides de sens. Ils ne peuvent plus croire tout ce que croyaient leurs grands-pères, et ils ne veulent plus supporter tout ce que supportaient leurs pères. Les abus, les souffrances, les oppressions, que l’on supportait jadis en gémissant et murmurant, mais qu’on supportait parce qu’on croyait machinalement que les choses ne pouvaient être autrement, on commence à les trouver insupportables et on voit qu’un ordre nouveau est possible. On se demande même pourquoi on devrait les supporter, on cherche s’il ne serait point possible de se libérer et on pressent la possibilité de s’aider soi-même si on était trompé dans la confiance qu’on met encore en ceux qui devraient prendre l’initiative du mouvement. »

Comme le ton révolutionnaire s’élève ! Comme sous l’action toujours plus pressante et plus ardente de la France révolutionnaire l’Allemagne, malgré sa langueur et sa dispersion, commence à tressaillir ! Elle avertit les princes que s’ils ne font pas eux-mêmes, dans le sens de la liberté et de la justice, les reformes qu’on s’obstine encore à espérer d’eux, c’est le peuple lui-même qui prendra sa propre cause en main. Oui, les spectateurs allemands sont tentés de devenir acteurs et d’entrer dans le jeu de la Révolution. Les idées fermentent et Wieland note que les formules révolutionnaires ont pénétré enfin jusqu’aux couches les plus profondes, les plus ignorantes et les plus misérables du peuple allemand.

« Une des suites les plus importantes des événements extraordinaires de ces quatre dernières années est celle-ci : c’est qu’une foule d’idées fausses ou à demi vraies, ou exagérées et dangereuses, qui bourdonnent dans bien des têtes, mais aussi beaucoup de vérités de la plus haute importance, beaucoup de doutes bien fondés à l’égard de ce qu’on tenait pour le moins discutable, une foule de questions, de réponses et de propositions pratiques, sur la législation, le gouvernement, les droits de l’homme et les devoirs des gouvernements, ont un cours universel et ont pénétré jusqu’aux classes inférieures du peuple. Tout cela a cessé d’être la propriété d’un petit nombre d’initiés qui s’en entretenaient entre quatre yeux. L’instruction réelle ou factice, vraie ou fausse a prospéré en ce court espace de temps plus visiblement que dans les cinquante dernières années écoulées. »

Et Wieland note que la Révolution a su choisir des formules si simples et « si massives » qu’elles entrent dans l’esprit du plus pauvre manœuvre, du plus inculte salarié.

« S’imaginer que ce progrès des lumières n’aura pas de conséquences dans notre état politique serait folie. Toute tentative pour mettre obstacle aux progrès de l’esprit humain, à raison des abus qu’a pu commettre la liberté, serait une impossibilité non seulement morale mais physique. »

Et Wieland, en un mouvement alterné qui est comme l’équilibre instable de son esprit, tantôt insiste pour avertir les princes sur les ressemblances de l’état social de l’Allemagne à celui de la France, et tantôt note les différences des deux pays afin de réserver à l’Allemagne une plus douce évolution.

« Dans les choses, dit-il, qui offrent des traits communs, le gros du peuple voit d’abord les ressemblances et ne prend pas les différences en suffisante considération. Comme en Allemagne aussi une grande partie de la Constitution repose sur les principes du vieux système féodal et est, pour ainsi dire, bâtie de ses débris, comme nous avons aussi une noblesse haute et basse dotée de grands privilèges à l’exclusion de tout le reste de la nation, des évêques et des abbés qui sont en même temps des princes et des souverains, comme nous possédons une foule de riches bénéfices ecclésiastiques, sur lesquels la noblesse des chevaliers s’est attribuée une sorte de droit de naissance, comme les restes du vieux régime social et les diverses espèces d’esclavage personnel et de servitude réelle qui enchaînent les sujets sur le domaine du seigneur foncier pèsent çà et là lourdement sur les épaules des assujettis, comme chez nous aussi, le manque de liberté personnelle et de libre jouissance de la propriété et l’énorme inégalité entre une partie relativement petite des citoyens et tous les autres sont très choquants, rien n’était plus naturel que de présumer que des causes semblables produiraient chez nous des effets semblables. Rien d’étonnant donc à ce que, à l’occasion de la Révolution française, la nation allemande aussi se soit partagée en partis qui, grâce à Dieu, n’ont pas troublé la tranquillité publique, mais qui affirmaient leur existence par des manifestations de toute sorte. A peine en France le parti populaire eut-il la haute main qu’il se forma aussi en Allemagne un parti qui avait plus à espérer et un parti qui avait plus à craindre. »

WIELAND
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)

Mais ce parallélisme va-t-il se continuer et se compléter par un soulèvement révolutionnaire de l’Allemagne ? Deux choses, selon Wieland, donnent encore aux gouvernants le temps d’aviser et aux hommes sages le droit d’espérer que le progrès nécessaire s’accomplira sans violence. C’est d’abord que l’esprit allemand a réfléchi, comme un large miroir, tous les événements de la Révolution et que la conscience allemande a reçu l’impression des crimes et des hontes de la Révolution française comme de sa grandeur et de sa gloire.

« La tranquillité intérieure, dont nous avons joui jusqu’ici, sauf d’insignifiantes exceptions, dans notre patrie allemande, témoigne du caractère posé et de la saine raison humaine de la nation qui a reçu une juste impression non seulement des triomphes de la liberté et de l’égalité, mais aussi de l’incommensurable misère de l’anarchie, de l’insécurité de la fortune et de la vie, de la fureur des factions, de la Vendée et de la foule de crimes et d’inhumanités auxquels la Révolution a donné lieu en France et qui ont été la trop chère rançon de chacune de ses victoires. »

Et, en second lieu, il y a entre l’ancienne Constitution toute despotique de la France et la Constitution de l’Allemagne, si imparfaite soit-elle, des différences sensibles.

« Si l’Allemagne se trouvait exactement dans les mêmes circonstances que la France il y a quatre ans, si nous n’avions pas une Constitution dont les heureux effets surpassent de beaucoup les désavantages ; si nous n’étions pas réellement en possession d’une grande partie de la liberté que nos voisins de l’Est durent alors conquérir ; si nous ne jouissions pas le plus souvent de gouvernements plus doux, plus respectueux des lois et plus attentifs au bien-être des sujets ; si nous n’avions pas plus de secours contre l’oppression que n’en avaient les Français de cette époque ; si nos impôts étaient aussi exorbitants ; si nos finances étaient dans un état aussi désespéré et nos aristocrates aussi intolérablement orgueilleux et privilégiés contre toutes les lois à la façon de ceux de France, il n’y a pas de doute que les exemples qui nous sont donnes par ce pays depuis quelques années auraient agi sur nous autrement ; et, tandis qu’il n’y a eu que des dispositions au soulèvement, les symptômes de la fièvre auraient éclaté et le peuple allemand serait depuis longtemps de spectateur devenu acteur. »

Et il se peut en effet que le défaut de centralisation du pouvoir politique en Allemagne ait donné à la liberté quelques garanties. Mais encore une fois, que les dirigeants d’Allemagne ne s’endorment point, qu’ils ne résistent point au progrès nécessaire. Voici que les Français, par leur humanité comme par leur vaillance, sont en train de conquérir les cœurs allemands :

« C’est le courage poussé jusqu’à l’héroïsme et uni à la grandeur d’âme et à l’humanité qui dompte le plus puissamment les cœurs et qui excite le mieux l’admiration et l’amour. C’est une preuve de grande sagesse chez les généraux de l’armée française d’avoir su amener leurs soldats à observer dans les contrées voisines, où ils jouent maintenant aux maîtres, une si bonne tenue, de conquérir par une conduite au-dessus de toute atteinte (au moins en Allemagne), l’estime et la sympathie des peuples auxquels ils prêchent leur nouvel évangile. On se demandait, étonné, si c’étaient bien là les cannibales, les monstres, les bêtes apocalyptiques dont on avait depuis quatre ans raconté tant de méfaits. Et l’on se trouvait forcé de croire que tout ce qu’on avait lu et entendu des horreurs des fameuses journées noires et de tant de démarches furieuses, par lesquelles le peuple souverain avait exercé sa façon de justice, était sinon créé de toutes pièces par les aristocrates et leurs partisans, au moins démesurément grossi. »

Ainsi, la pensée de l’Allemagne chancelait et ne savait au juste où se fixer. Cette ligne moyenne tracée par Wieland, avec ses inflexions et adaptations prudentes, représente sans doute assez bien l’état le plus général des esprits.

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