L’ŒUVRE DE PESTALOZZI

L’œuvre de Pestalozzi est bien plus profonde. C’est une sorte de christianisme social qui descend jusqu’aux raisons mêmes de la vie. Il a vraiment l’amour passionné du peuple, une ardente et agissante pitié pour la misère, pour l’ignorance et pour le vice, qui en est souvent le triste fils. Il voudrait accomplir au profit des souffrants une révolution morale si hardie qu’elle semble parfois toute voisine de la révolution sociale. Mais sa pensée a, si j’ose dire, deux infirmités essentielles. D’abord, il se défie en quelque mesure de la science. Ce n’est pas qu’il en redoute les effets critiques pour tel ou tel dogme particulier. Pestalozzi n’est pas rigoureusement chrétien.

Mais, il lui paraît que la science disperse l’homme, qu’elle égare son esprit dans la multiplicité des objets et dans le chaos du monde, et qu’elle risque par là de lui enlever son vrai bonheur, qui est dans le recueillement, dans l’exercice tranquille et sur d’une activité bien ordonnée et bien limitée. La vraie destination de l’homme, selon Pestalozzi, c’est de vivre et de se mouvoir dans un cercle assez étroit, mais où tout soit à sa place et proportionné à la force d’action de chacun. Pas de vue large et trouble sur l’univers et une religion toute d’intimité morale, avec un Dieu en quelque sorte intérieur et domestique, connu comme le Père Suprême, comme la source des affections calmes et pures. Il faut que l’homme sache, mais qu’il sache juste assez pour reconnaître et exercer sa vraie nature, pour se garder des superstitions comme des entraînements de l’esprit, des fantômes de la crédulité comme des curiosités troublantes et vaines.

Dans ses Heures du soir d’un solitaire, écrites en 1780, je retrouve, mais avec un accent bien plus sincère et profond, le déisme moral et simple, tout d’émotion et de confiance, du Vicaire savoyard de Jean-Jacques :

« Dieu, père de ta maison, source de ta joie... Dieu, ton père : en cette foi tu trouves le repos et la force et la sagesse... Foi en Dieu, affirmation du sentiment de l’homme dans le plus haut rapport de sa nature, confiant esprit filial de l’homme dans l’esprit paternel de Dieu. Foi en Dieu, source du repos de la vie ; repos de la vie, source de l’ordre intérieur ; ordre intérieur, source de l’application précise de nos forces ; ordre dans l’application de nos forces, source de leur croissance et formation à la sagesse ; sagesse source de toute joie... L’étonnement du sage dans les profondeurs de la création et ses recherches dans les abîmes du Créateur ne forment point l’humanité à la foi en Dieu. Le chercheur peut se perdre dans les abîmes de la création, et il peut rouler au hasard dans ces eaux, bien loin de la source de l’insondable mer. »

En conséquence de ces principes, l’instruction qu’il veut donner aux enfants du peuple et au peuple même n’est pas une instruction de curiosité ou de vanité, mais une éducation ferme et sobre des forces de l’esprit et du caractère. Il dit souvent qu’il ne voudrait voir dans la cabane du paysan que la Bible, que les autres livres ou l’égarent, ou, en le détournant, de sa tâche quotidienne, le détournent du bonheur, qui est la vérité suprême de l’homme. Pour qu’il se garde de l’erreur, il n’est point nécessaire qu’il apprenne beaucoup. Mais il faut qu’il sache toujours faire un usage droit et calme de ses sens et de sa pensée.

Est-il besoin, par exemple, de toute une métaphysique du monde ou d’une théologie savante pour guérir les paysans de leurs superstitions sans nombre, de leur sotte et déplorable croyance aux revenants et au diable ? Il suffit qu’ils ne soient pas empêchés par la peur de faire usage de leurs yeux et de leur raison. Toujours, s’ils savent regarder et réfléchir, ils verront que les prétendues apparitions sont ou une illusion des ténèbres ou une supercherie, et c’est l’équilibre de leur être moral, non la spéculation aventureuse sur l’essence même des choses, qui les préservera des humiliantes erreurs, des tristes chutes de l’esprit. Et, c’est à assurer cet équilibre, c’est à habituer les hommes à exercer dans le cercle étroit de leur vie toutes les facultés de leur nature, que doit tendre l’éducation.

Ainsi, ce n’est pas par ouï-dire, ce n’est pas par la fausse vertu des mots, que les hommes apprendront et sauront, mais par l’expérience directe de la vie et par l’affermissement de leurs facultés. Et j’entends bien qu’en un sens, cette méthode est libératrice : elle affranchit l’esprit du préjugé, de la routine, des opinions transmises et des idées vagues ; le clair regard se mesure et se limite lui-même, pour ne pas se laisser tromper aux apparences lointaines ; et dans l’horizon rapproché où il se meut, il a la certitude, la précision et la joie. Mais, comme il est dangereux d’écarter ainsi même les suggestions troubles et les imprudences de la science ! C’est renoncer à la joie enivrante de posséder l’univers ou de chercher à le posséder. Au moment même où Pestalozzi ramenait l’homme à lui-même et l’enfermait dans l’horizon modeste et pur de sa vie, Gœthe portait dans son esprit les terribles et sublimes impatiences de Faust. Il veut tout connaître pour tout manier.

« Quel spectacle, mais hélas ! ce n’est qu’un spectacle : comment te puis-je saisir, ô nature infinie ? »

Voilà le vrai cri humain, le grand cri révolutionnaire qui émeut l’univers même. La méthode de pensée et de vie de Pestalozzi, quoiqu’elle tende à l’éveil de l’esprit, risque trop vraiment d’être conservatrice : si droite que soit la pensée d’un homme, si précis que soit l’usage qu’il fait de son esprit et de ses sens, comment pourra-t-il juger même les relations immédiates où son existence est engagée s’il ne sait pas un peu l’histoire du monde et de l’humanité ?

Les formes de vie, les institutions sociales du village sont déterminées par des forces qui dépassent le village infiniment. Comment discerner en quoi ces institutions sont factices ou naturelles, nécessaires ou contingentes, éternelles ou provisoires, si l’on ignore le vaste mouvement de la réalité qui les a produites et qui demain peut-être les abolira ? Même contre les superstitions les plus grossières, contre les revenants ou les illusions diaboliques, l’homme n’est pas sûr de se défendre toujours et, en tout cas, s’il n’a, en effet, d’autre préservatif que la précision immédiate de ses sens, qui peuvent être surpris, ou la rectitude de son jugement, qui peut être faussée. C’est une vue habituelle et large de l’univers et de ses lois qui seule garantira contre toute surprise les sens et la pensée.

Rousseau, même quand il conseillait le retour à la simplicité et à la nature, fondait son système sur une conception générale de l’histoire ; et, lorsqu’il rédigeait, dans le Contrat social, la charte de la démocratie et de la souveraineté populaire, il dépassait le cercle des rapports immédiats, où l’existence quotidienne des homme semble enfermée, et il examinait l’ensemble des rapports qui constituent les sociétés vastes.

A circonscrire ainsi l’effort éducatif et le mouvement de la pensée, Pestalozzi abondait dans le sens de ce morcellement infini qui paralysait en Allemagne toute action et tout esprit révolutionnaire. Mais, même dans ce cercle étroit qu’il trace autour de chacun, ce n’est pas de l’action propre des souffrants, des opprimés, des exploités qu’il attend leur relèvement et leur salut. Non, de même que dans la sphère plus large de l’État, c’est le roi ou l’empereur, Frédéric II ou Joseph II, qui prennent de haut l’initiative des réformes, de même, dans la petite communauté de village où Pestalozzi semble enclore l’effort de perfectionnement moral et social, c’est par l’initiative généreuse du bon seigneur et du bon patron que tout s’accomplit. Et par là encore la pointe révolutionnaire de l’œuvre du grand éducateur est émoussée. Mais quelle conscience aiguë des misères et des injustices, et quelle passion du bien ! Quel souci de relèvement de tous ! Quelle haine de la misère et du désordre et de l’oppression !

Selon sa méthode essentielle, c’est dans le détail le plus familier de la réalité morale et sociale que descend Pestalozzi, et le champ qu’il offre à nos regards est singulièrement étroit, puisque c’est en effet un simple village, mais il est tout fourmillant de vie. Ah ! comme les pauvres paysans sont accablés ! et à quel arbitraire démoralisant ils sont soumis ! Voici que dans le village de Bonnal, par la coupable négligence des seigneurs du lieu, un bailli scélérat opprime et dégrade. En même temps que bailli, il est cabaretier et il attire les paysans à son cabaret. Ils y laissent le peu d’argent que ne leur avaient pas pris des charges ou des malheurs de tout ordre. Et il les pousse à boire à crédit, à s’endetter. Quand il les tient par la dette et l’usure, ils sont perdus. Leur pauvre petit bien est au bailli. Celui-ci, au besoin, quand il veut dépouiller un paysan qui résiste, racole dans le village corrompu ou terrorisé de faux témoins, et la justice distraite du seigneur, du Junker, dépouille de son champ, de sa vache ou de sa prairie le malheureux voué à la ruine.

Pestalozzi va-t-il s’élever contre cette puissance arbitraire des seigneurs et des baillis ? Va-t-il demander une organisation démocratique de la justice et une administration populaire de la commune ? Il n’y songe même pas un instant. Le bon prêtre, le bon pasteur de Bonnal gémit, impuissant, de tant de maux. II n’a pas prise encore sur les hommes et sur les choses. Il est même presque suspect aux paysans superstitieux et routiniers.

Quand il leur dit qu’il ne croit pas aux apparitions du diable, ils ont peur qu’il attire sur le village la vengeance diabolique. Quand, auprès du lit des mourants, il ne se répand pas en vaines formules de prière mécanique, quand il attend d’avoir bien démêlé le secret profond, la préoccupation suprême de celui qui va mourir pour lui parler dans le sens même de son âme, ils le prennent d’abord ou pour un incapable, ou pour un indifférent, ou pour un impie. Mais lui compte toujours sur la force secrète du bien qui saura trouver ses voies.

Et voici que le nouvel héritier du domaine seigneurial et de la toute-puissance seigneuriale a l’esprit élevé et l’âme bonne. La femme d’un pauvre métayer, que le bailli a ruiné au cabaret, va trouver le seigneur pour demander aide. Il s’émeut. Un des paysans que le bailli a dépouillés fait peur à celui-ci, un soir, sur la montagne, au moment où le misérable déplaçait une borne de propriété pour s’emparer d’une partie du domaine communal. Le bailli, troublé par l’apparition brusque de l’homme, croit que le diable le pourchasse. Effaré, affolé, il avoue au pasteur une partie de ses crimes. Ainsi le seigneur apprend que son grand-père, sur de faux témoignages produits par le bailli, a dépouillé une pauvre famille de la prairie qui l’aidait à vivre. Il est épouvanté du mal que peut faire l’étourderie des puissants. Et, de ce jour, il se voue au service de la communauté. Il en sera l’éducateur, le bienfaiteur. Et tout d’abord (c’est le roman pédagogique et social, Léonard et Gertrude, écrit en 1780 et en 1785, que je résume), le seigneur convoque l’assemblée de village. Il restitue au paysan dépouillé la prairie usurpée ; il casse le méchant bailli et en nomme un autre. Il fait conter aux paysans réunis la prétendue aventure du diable et du bailli par le paysan même que le bailli effaré a pris pour le diable. Et il se propose de procéder au partage et à la mise en valeur du bien communal. Il y a un vaste terrain de pâturage, qui ne profite guère qu’aux paysans riches, à proportion de l’importance du troupeau qu’ils y mènent paître. Il serait bien plus utile aux pauvres que cette terre fût répartie entre les familles.

On voit que des deux solutions entre lesquelles hésitent, en 1789, les cahiers des paysans français : ou reconstituer les communaux, ou, au contraire, les diviser, c’est à cette dernière que se range Pestalozzi.

Mais les riches paysans de Léonard et Gertrude résistent. Ils vont dans leur égoïsme jusqu’à diriger une sorte de complot contre le Junker. Ils ressuscitent des histoires de diable ; ils prétendent que le paysan qui a effrayé le bailli avait des accointances diaboliques et que diabolique aussi sera le partage des communaux. Le seigneur pourtant, enveloppé de toutes ces haines égoïstes et rétrogrades, poursuit son œuvre.

Il allait presque tous les soirs sur le pâturage communal qu’il voulait partager. Il ne se donna aucun repos qu’il n’en connût à fond toutes les parties. Il allait à travers les mares et les ravins. Il trouva enfin au pied de la montagne, dans une des parties de pâturage les plus désolées, trois fortes sources, où croissaient des plantes épaisses et vigoureuses. Il détermina lui-même le niveau de ces sources et il étudia le moyen d’en distribuer partout la richesse... Ainsi fait un père qui, dans son jardin, choisit pour ses enfants des plates-bandes où ils pourront cultiver arbres et fleurs... Et il se réjouit pour son fils, qui est encore au berceau, et pour tous ceux qui naîtront de lui et il sent que ses enfants sont les enfants de Dieu et que le jardin n’est pas à lui, mais qu’il est le père afin qu’il donne, à ses fils ce qu’il a et les instruise à en user. Ainsi sentait Arner. Une larme coula sur son visage lorsque, dans la fraîcheur de l’air du soir, sous un grand chêne, près d’une chute d’eau mugissante, il sentit les devoirs et les joies du père sur le trône et les devoirs et les joies du père dans la plus humble cabane. Lentement, il chevaucha face au soleil qui se couchait ; son œil voyait le ciel et son cœur était avec le père des hommes. Thérèse (sa femme) le reçut dans un bosquet devant la porte et la soirée s’écoula en conversation sur l’état de prince et de noble. Le dernier mot d’Arner à Thérèse fut celui-ci :

« La loi de Dieu sur les princes et les nobles, c’est que leur domaine n’est pas à eux, c’est qu’ils ne sont princes et nobles que pour donner au peuple, pour assurer et perfectionner en ses mains ce qu’ils peuvent donner, et pour l’instruire à user de ce qu’ils lui donnent, à le transmettre aux enfants de leurs enfants. »

Ainsi, c’est par une large paternité sociale des puissants, reflet de la paternité divine, que Pestalozzi prétend relever la condition des hommes et adoucir la souffrance du pauvre. Mais quoi ? ne serait-il pas plus conforme à la dignité des hommes que le salut leur vînt d’eux-mêmes ? Et encore, si les nobles et les princes ne comprennent pas ce devoir de paternité, s’ils dépouillent au contraire et oppriment ces « enfants », que le ciel a remis en leurs mains, où sera la garantie de ceux-ci et leur recours ? Mais, pas un instant Pestalozzi ne se pose le problème, et c’est la marque la plus sûre de l’absence ou de la langueur de l’esprit révolutionnaire en Allemagne que le grand éducateur ait pu ainsi toucher à toutes les questions sociales et morales sans que jamais l’idée même de la Révolution démocratique ait effleuré sa pensée. Il exalte peu à peu le bon seigneur au-dessus des hommes comme un dieu à la fois bienfaisant et terrible.

« Lorsqu’après de longs jours ardents la terre a soif et que toutes les plantes appellent l’eau, si soudain une nuée d’orage s’étend au ciel de Dieu, le pauvre paysan tremble devant le nuage qui monte au ciel et il oublie la soif des champs et la langueur des plantes sur la terre brûlante et il ne songe qu’aux coups de la foudre, aux ravages de la grêle, à l’éclair incendiaire et aux eaux débordantes ; mais celui qui habite dans le ciel n’oublie pas la soif de la campagne et la langueur des plantes dans la terre brûlante et son nuage désaltère les champs des pauvres gens, qui, à la lueur des éclairs de minuit, sous le ciel plein de tonnerre, regardent en tremblant vers la montagne d’où l’orage roule vers eux. Alors, au matin, le pauvre voit l’espérance de sa récolte doublée et il croise ses mains devant le Seigneur de la terre, dont le nuage le faisait trembler. C’est l’image des pauvres gens qui redoutaient leur seigneur et l’image d’Arner qui se hâtait vers Bonnal pour leur consolation et pour leur aide. »

Or, dans l’assemblée de village convoquée, selon la coutume germanique, sur la place, sous les tilleuls, le bon seigneur a à vaincre l’égoïste résistance des paysans riches. Mais il avait prise sur eux. Il avait fait constater que dans les déclarations faites par eux au bailli sur la quantité de leurs foins et le nombre de leurs bestiaux, ils avaient fraudé. Ils avaient diminué la quantité de leur foin et exagéré le nombre de leurs bestiaux afin de se ménager éventuellement, en cas de partage, une plus large part du pâturage commun. Arner les brisa. Il destitua d’emblée les vingt préposés du village qui étaient investis par le seigneur. C’étaient tous de riches paysans, ceux que Pestalozzi appelle avec une sorte de violence démagogique « les ventrus » et, après avoir humilié les ventrus, le seigneur suscite les maigres. C’est parmi les plus pauvres, c’est parmi ceux qui la veille mendiaient leur pain qu’il choisit les préposés de village.

MACHINE A COUPE LES TÊTES
Image contre-révolutionnaire
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)

Selon la coutume, au moment où les nouveaux chefs de la communauté étaient choisis, tous les paysans devaient être découverts. Seuls les chefs gardaient leur chapeau sur la tête. Mais, voici que les chefs nouveaux investis par Arner, habitués à promener leur tête nue et misérable sous la pluie et sous le soleil, n’avaient point de chapeau. Qu’à cela ne tienne ! Ce sont les riches qui le fourniront et le seigneur ordonne que le large et confortable chapeau des paysans ventrus couvre la tête des paysans misérables. Tout à l’heure, quand les « ventrus » retourneront au logis, ils seront si humiliés qu’ils n’oseront même pas raconter à leurs femmes l’affront qu’ils ont subi et ils jetteront au feu, au risque d’empuantir le village, le chapeau cossu qui, un moment, se sera souillé au contact de la misère sordide.

Le seigneur ne procède pas seulement au partage, il s’inquiète de la pauvre nourriture des paysans, qui mangent surtout des pommes de terre et il distribue des plants d’arbres fruitiers pris dans ses pépinières et des chèvres de son troupeau pour que chaque famille ait des fruits et du lait. Sur les conseils du pasteur, il organise une grande fête le jour où ces arbres commencent à porter leurs premiers fruits.

Mais l’avènement du régime industriel pose au seigneur de nouveaux problèmes. La filature du coton s’installe dans le pays. Ce n’est pas encore un riche capitaliste ou un grand manufacturier qui dirige l’entreprise : le maître de fabrique est lui-même un travailleur robuste, qui vit de la vie large et simple des paysans aisés. Et c’est à domicile qu’hommes, femmes et enfants filent pour lui. Or ce maître filateur est, comme le seigneur, un ami des hommes. Lui et sa femme s’inquiètent et s’affligent du désordre que la nouvelle vie industrielle jette d’abord dans les familles. Et ils voudraient que, par une retenue hebdomadaire sur le salaire et par l’épargne obligatoire, la propriété d’une petite maison fût assurée à tous les ouvriers. Ils voudraient aussi qu’aux enfants des familles ouvrières une instruction suffisante fût donnée :

« Voyez, dit au Junker le maître fileur, voici cinquante ans que tout est changé chez nous et que le vieux système scolaire ne convient plus aux gens de ce pays et ne s’adapte plus à leur condition. Autrefois tout était plus simple et personne ne devait chercher son pain ailleurs que dans le travail. Avec ce genre de vie, les hommes n’avaient presque pas besoin d’être instruits par l’école. Le paysan a dans son étable, dans son bois, dans son aire, dans son champ, son école à lui et, partout où il va, il trouve tant à apprendre que l’école lui est pour ainsi dire inutile. Mais, avec les enfants des fileurs de coton et avec toutes les personnes qui gagnent leur vie par un travail sédentaire et uniforme, il en est tout autrement. Ils sont, à ce que j’observe, tout à fait dans la même situation que les gens du commun qui habitent les villes, qui gagnent aussi leur pain par le travail de leurs mains et, s’ils ne sont pas bien éduqués, élevés, pour ainsi dire, à une nature supérieure, s’ils ne sont pas façonnés à épargner toujours une part de chacun des kreutzers qui leur passent par les mains, les pauvres fileurs, avec tout leur salaire et avec toute l’aide qu’ils en pourraient tirer, ne font à jamais qu’user leur corps et se préparer une vieillesse misérable. Et, comme on ne peut pas espérer, Junker, que les parents ainsi dévoyés sauront enseigner à leurs enfants une vie plus ordonnée et plus prévoyante, il ne reste plus à tous ces ménages qu’une éternelle misère, tant que continue le travail de la filature du coton ; ou bien il faut que l’école supplée à ce que les parents n’enseignent pas aux enfants et qui est pourtant indispensable à ceux-ci. »

C’est donc, au témoignage de Pestalozzi, vers le milieu du XVIIIe siècle que l’industrie a commencé à pénétrer dans la vie des villages allemands, jusque-là presque exclusivement agricoles et ce n’est pas seulement à la misère des paysans opprimés ou exploités, c’est à la misère et à l’imprévoyance d’un prolétariat industriel naissant que le bon seigneur et le bon pasteur doivent remédier. La nécessité de l’école apparaît surtout à mesure que la vie industrielle se développe. Au paysan la nature elle-même et la forte tradition d’un travail varié sont un enseignement. Au contraire, l’uniformité, la monotonie écrasante du travail industriel ne laissent pas au pauvre ouvrier la force de s’élever un moment au-dessus de la minute présente. C’est l’école qui doit lui ouvrir un peu l’horizon. A vrai dire, quelque candide et chimérique que soit l’attente philanthropique de Pestalozzi, supposant chez les puissants de la terre une telle sollicitude pour les ouvriers misérables, il est impossible de n’être pas touché de ce zèle de relèvement et d’ennoblissement pour tous les hommes. Il y a là un fond de richesse morale qu’il serait injuste de dédaigner. Et, comme on déplore que, dès la naissance de la vie industrielle et du régime des manufactures, cette pensée humaine n’ait pas en effet protégé les ouvriers et leurs enfants !

Ce n’est pas que l’enfance des villages, avant d’être saisie par le monotone labeur industriel, vécût d’une vie idyllique et dans une sorte de paradis de nature. Elle était, dans la cabane des pauvres paysans d’alors, trop étiolée et épuisée de misère, mal nourrie, à peine vêtue, débile et fainéante, sans ressort ni santé. L’accession de ces petits êtres au travail industriel aurait pu être un bienfait pour eux comme une richesse pour l’industrie si, dès l’origine, un emploi intelligent et humain avait été fait de leur force. Dans la maison de la bonne Gertrude, où ils apprennent à filer et où ils sont soignés maternellement, c’est pour eux comme une renaissance physique.

« La chambre de Gertrude était si pleine, lorsque le seigneur, le pasteur et le nouveau maître d’école y entrèrent, qu’ils eurent de la peine à y pénétrer à cause des rouets qui l’occupaient toute. Vous ne sauriez croire comme cette chambre réjouissait le cœur. Ce qu’ils avaient vu chez le maître fileur n’était rien à côté. C’est naturel. L’ordre et le bien-être chez un homme riche ne procurent point une joie sans trouble ; car on songe que des centaines d’autres hommes faute d’argent n’en peuvent faire autant. Mais la bénédiction et le bien-être dans une pauvre cabane, qui démontre que, pour tous les hommes au monde, avec de l’ordre et de l’éducation, le bonheur serait possible, voilà ce qui réjouit le cœur. Et maintenant les visiteurs avaient devant leurs yeux une pleine chambre d’enfants pauvres enveloppés de cette bénédiction joyeuse. Il sembla un moment au Junker qu’il voyait, comme en un rêve, l’image du premier né de son peuple transfiguré par l’éducation ; et le maître d’école promenait son regard d’aigle d’enfant à enfant, de travail à travail, de main à main. Et plus il regardait, plus il se disait : elle a fait ce que nous cherchons : l’école que nous voulons créer est dans cette chambre. Il y eut un moment de silence de mort. Les visiteurs regardaient et se taisaient. Le cœur de Gertrude battait d’émotion, dans ce silence, aux marques de respect que lui donna le maître d’école. Les enfants, eux, filaient joyeusement et riaient en se regardant dans les yeux ; car ils voyaient bien que c’était pour les examiner, eux et leur travail, qu’on était venu. Le premier mot que dit le maître d’école fut celui-ci :Tous ces enfants sont-ils à toi, femme ? — Non, ils ne sont pas tous à moi, dit Gertrude, et elle lui montra de rouet en rouet ceux qui étaient à Rudi et ceux qui étaient à elle. — Songez, maître, dit le pasteur, que ces enfants de Rudi, il y a quatre semaines encore, ne savaient pas même filer un fil. — Est-ce possible ? — Il en est ainsi, répondit Gertrude : dans deux semaines un enfant doit apprendre à filer. J’en ai connu qui apprenaient en deux jours. — Ce n’est pas ce qui m’étonne le plus ici, dit le Junker, mais tout autre chose. Ces enfants exténués il y a quelques semaines, avant que cette femme les prît avec elle, ont si bien changé de mine que Dieu lui-même ne les reconnaîtrait pas. C’était la mort vivante et la misère, qui parlaient par leurs visages, et toutes ces tristesses ont été si bien emportées qu’il n’en reste plus trace.

Le maître répondit en français : Mais que fait-elle donc à ces enfants ? — Dieu le sait, dit le Junker. — Et le pasteur ajouta : Quand on passe toute la journée auprès d’elle, on n’entend rien, on ne voit rien qui semble particulier. On croit toujours que ce qu’elle a fait, toute autre femme le pourrait faire et sûrement, à la femme la plus commune du village il ne vient point la pensée qu’elle ne pourrait pas ce que peut celle-ci. — Vous ne pourriez rien dire qui la grandisse davantage à mes yeux, dit le maître d’école et il ajouta : Le suprême de l’art c’est qu’il n’apparaisse point. Et le sublime le plus élevé est si simple que les enfants eux-mêmes pensent qu’ils en seraient capables. »

« Comme les visiteurs parlaient français, les enfants commencèrent à se regarder les uns les autres en riant. Gertrude fit un signe et en un instant le silence se rétablit. Et comme le maître voyait des livres sur tous les rouets il demanda à Gertrude à quoi ils servaient. — « Mais, dit-elle, c’est dans ces livres qu’ils étudient. — Mais, pas quand ils filent ? demanda le maître. — Si vraiment. — J’aurais plaisir à le voir, dit le maître. — Et le Junker : Oui, tu dois nous montrer. Alors, Gertrude. — Enfants, prenez vos livres en main et apprenez, dit-elle. — Haut comme tout à l’heure ? demandèrent les enfants. — Oui, comme tout à l’heure, mais comme il faut, dit Gertrude. »

« Alors les enfants prirent leurs livres et chacun ouvrit le sien devant lui à la page marquée et apprit la leçon qui lui avait été donnée pour ce jour-là. Et les rouets continuaient à tourner, même quand les enfants tenaient leurs yeux attachés sur les livres. Le maître rie pouvait se lasser de regarder et il la pria de leur montrer tout son enseignement. Elle voulut s’excuser d’abord et dit que ce n’était rien que ces messieurs ne connûssent bien mieux qu’elle. Mais le Junker insista. Alors elle fit signe aux enfants de fermer leurs livres ; et elle se mit à apprendre par cœur avec eux ce fragment de la chanson :Que le soleil est beau, qu’il rayonne magnifiquement et avec quelle douceur ! Et comme son doux éclat ranime et réjouit l’œil, la pensée, l’âme tout entière ! »

« Et le troisième couplet qu’ils apprirent disait ceci :Et maintenant, il est couché. Ainsi se couche sur un signe que fait le maître du soleil, la puissance et la splendeur de l’homme et son éclat n’est plus que poussière et que nuit. »

Hélas ! Mais où donc est la garantie que les choses iront ainsi, et que les enfants, dans l’apprentissage de la vie ouvrière, seront enveloppés de maternelle douceur ? Il se peut que parfois, dans cette première période de l’industrie moderne naissante, et quand l’atelier n’était encore que la famille un peu agrandie, de bonnes âmes comme Gertrude aient adouci à l’enfance pauvre les rudes sentiers du travail. Et il était possible, à coup sûr, sans diminuer en rien la puissance productive de l’enfance, sans contrarier la croissance et l’accumulation du capital nécessaire à la grande production, de ménager ou même de fortifier la santé et la joie de ces jeunes êtres. Mais, encore une fois, où était la garantie ? Où était le pouvoir, contrôlé du peuple, et pouvant veiller sur le peuple ? Bientôt c’est le capital lui-même qui sera pour les enfants ensevelis dans le travail industriel, le vrai « maître du soleil ». Et il le leur cachera ; il les laissera s’exténuer et s’étioler dans le long travail démesuré et sombre et bientôt tout l’éclat de l’enfance ne sera plus en effet que poussière et nuit. Mais, en cette période incertaine et diffuse de la vie allemande, où dans le régime féodal intact commence à pointer à peine la force industrielle, c’est le seigneur souverain qui est investi par Pestalozzi du soin de veiller sur les ouvriers comme sur les paysans ; sa pensée de régénération ne va pas au delà. Mais quoi ! si le seigneur est mauvais, s’il est égoïste et brutal ? Si au lieu de répartir entre les paysans des arbres de ses pépinières et de procéder entre eux à un équitable partage du bien communal, il empiète au contraire à son profit et le confisque comme firent tant de nobles en Europe au XVIIIe siècle, où sera le recours ? Et si le hobereau, au lieu d’éduquer les pauvres enfants des filatures naissantes, redoute, comme tant de petits despotes, que ce commencement de lumière n’éveille en effet la fierté des humbles, qui allumera pour le peuple le rayon éteint par l’égoïsme de l’aristocratie ? Même cette sorte de démagogie féodale du seigneur abaissant les paysans aisés, les ventrus », et exaltant les plus misérables, les vagabonds, les mendiants, est suspecte. Ce n’étaient pas les dénués, les misérables, qui pouvaient s’essayer à la liberté. Ce n’étaient pas eux qui pouvaient entreprendre la lutte contre l’absolutisme impérial, royal ou princier et contre l’oppression et l’exploitation des nobles. Ils pouvaient au contraire devenir aisément une clientèle de misère animée par le seigneur contre les paysans aisés cherchant à s’organiser et à s’affranchir. C’est ce qu’essayèrent parfois les seigneurs de France, lorsque, à la veille de 1789, pour s’assurer une sorte de popularité dans leur paroisse, ils défendaient le droit de glanage des pauvres contre l’âpreté propriétaire des cultivateurs aisés. Quand le Junker a ridiculisé et humilié ces paysans, égoïstes sans doute, mais seuls capables d’un peu de résistance et d’action, quand il leur a un moment retiré leur chapeau pour en coiffer les mendiants et les gueux, il paraît avoir été assez avant dans la voie d’égalité sociale. Il a brisé en réalité tout ressort possible de revendication et de révolution. Et, quand le Junker, sa journée accomplie, tourne sa face glorieuse vers le glorieux soleil, il est bien en effet le maître et le seul maître. Il y a si peu d’esprit révolutionnaire latent en Allemagne, en ces années qui précèdent immédiatement la Révolution française, que le noble Pestalozzi, de cœur généreux et d’esprit large, peut descendre jusqu’au fond de la vie sociale et interroger toutes les misères, sans chercher un moment une organisation politique de justice qui protège en effet les faibles.

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