LA PENSÉE DE LESSING

Mais, le plus souvent, c’est au-dessus du monde social, ou tout au moins au-dessus du monde présent, que se meut la grande pensée allemande. On dirait qu’elle renonce elle-même à chercher les points d’application par où elle pourrait rejoindre la réalité. Quoi de plus hardi et de plus beau que la pensée de Lessing ? Mais elle est si bien assurée de l’infini du temps qu’elle n’a aucune impatience de s’accomplir dans le siècle qui passe. Comme en témoigne son écrit célèbre de 1780 : l’Education de l’humanité, il conçoit la série des religions par lesquelles a évolué l’esprit humain, comme une lente éducation collective de l’humanité. Ce que l’éducation est à l’individu, la religion l’est à l’espèce. Et, de même que l’éducation est proportionnée à la capacité de l’individu, de même dans la suite des temps chaque religion, moyen d’éducation générale, est accommodée à la faculté de l’espèce. C’est une application systématique à tout le mouvement de l’esprit du procédé d’interprétation appliquée par Spinosa, dans son traité théologico-politique, à la Bible et au judaïsme. C’est un procédé hardi, qui ne nie directement aucune religion, mais qui ne reconnaît à toutes les religions, y compris la chrétienne, qu’une valeur toute provisoire et historique, une vertu éducative et symbolique. A mesure que grandit l’humanité, les moyens d’éducation qui lui conviennent grandissent aussi et une religion supérieure au christianisme apparaîtra pour une humanité supérieure à l’humanité chrétienne. Le christianisme l’emporte sur le judaïsme en ce qu’il a révélé aux hommes l’immortalité personnelle que le judaïsme charnel et borné n’avait pas pressentie. Mais le christianisme est resté inférieur en ce que l’idée de la vie immortelle y est conçue comme un moyen de récompense ou de châtiment, comme une sanction de la vertu ou du vice. Une religion plus haute viendra quand les hommes seront capables de pratiquer la vertu pour elle-même et non par la crainte d’un châtiment ou par l’espoir d’une récompense ultra-terrestre ; et alors aussi une immortalité plus pure et toute désintéressée luira aux esprits. C’est seulement pour se renouveler et se compléter, c’est pour reprendre contact avec la réalité et accroître leur connaissance de l’univers qu’en des métempsycoses mystérieuses, et dont Lessing n’a pas nettement formulé la loi, les âmes prendront de nouveau forme vivante.

Sous une enveloppe mystique et qui déconcerte les habitudes un peu étroites de l’esprit français, c’est une affirmation d’une audace révolutionnaire. C’est la prise de possession éternelle de l’univers par l’esprit libre. Jetée violemment dans le monde, cette doctrine, en révolutionnant tout le système des idées, pourrait révolutionner aussi tout le système politique et social ; car si l’individu humain, trouvant en soi sa récompense et son châtiment, et capable de renaissances indéfinies dont il est seul la règle et le but, est ainsi, au fond, pleinement affranchi de Dieu, pleinement et à jamais, comment pourrait-il supporter, dans la phase de l’univers où il est engagé, la tyrannie des puissances moindres ? Là où M. Mehring, avec son interprétation pauvrement économique et étroitement matérialiste de la pensée humaine, ne voit qu’un reflet de ce qu’il appelle la misère allemande », je vois, au contraire, une audace de pensée admirable, et qui va à la liberté absolue. Mais, est-ce que ces retours et ces réveils de l’esprit ne laissent pas entre eux de trop longs intervalles d’ombre ?

« Est-ce qu’il n’y aura pas aussi trop de temps perdu pour moi ? Perdu ? Et qu’ai-je donc à m’en inquiéter ? L’éternité tout entière n’est-elle pas à moi ? »

Ce pourrait être, à ce moment, la devise de toute la grande pensée allemande pour ses plus magnifiques audaces : elle dit volontiers : « Qu’ai-je à me passionner pour de précaires et immédiates réalisations ? L’éternité n’est-elle pas à moi ? » Et, comme ce qui ressemble le plus, dans l’ordre du temps, à l’éternité, c’est cette lente et insensible évolution qui ne permet pas de marquer jamais l’avènement précis d’une force et le terme exact d’un mouvement, c’est sous cette forme d’un mouvement presque immobile que Lessing conçoit les plus audacieux progrès : « Suis ta marche insensible, ô Providence éternelle ! Mais ne me laisse point douter de toi à cause de cet insensible progrès ! Ne me laisse point douter de toi, même si un moment ta marche paraît rétrograde ! Il n’est pas vrai que la ligne la plus courte soit toujours la ligne droite ! »

C’est dans des courbes, des replis et des enveloppements sans fin que l’esprit allemand se meut vers son but sublime, qui est l’assimilation de l’univers par la pensée souveraine. Mais comme cette géométrie des courbes est peu favorable à l’élan direct des Révolutions ! Et comme il sera malaisé d’établir des coïncidences entre le mouvement rectiligne et l’esprit révolutionnaire allemand !

De même, dans ses dialogues sur la franc-maçonnerie en 1778, Lessing formule une idée admirable : celle de la future unité humaine par l’universelle tolérance et l’universelle paix. Il y a, dans la vie de l’humanité, des paradoxes douloureux. Les religions sont faites pour lier, en effet, les hommes, c’est-à-dire pour les unir. Or, en s’opposant les unes aux autres, en se proscrivant les unes les autres, en s’arrogeant chacune le monopole de la vérité, elles deviennent un principe de division et de haine. Mais cela prendra fin quand les hommes seront convaincus que toutes les religions, que toutes les croyances sont également bonnes si seulement elles excitent au bien, à la concorde, à la bonté. De même l’humanité est une masse énorme et qui ne peut être organisée en un seul corps de nation. Il faut donc qu’elle se constitue en États distincts ; et la fonction de ces États est d’unir les hommes. Mais, voici que ces États s’opposent les uns aux autres, se défient les uns des autres, et deviennent eux aussi un principe de désunion et de guerre. Quand l’Allemand, l’Anglais, le Français se rencontrent, ce ne sont pas seulement des hommes, ayant et reconnaissant en eux-mêmes la pure humanité, qui se rencontrent en effet. Non, avant même d’avoir discuté et éprouvé leurs intérêts, ils se défient les uns des autres. Il y a en eux une particularité de nation qui fausse l’universalité humaine. Et la fonction des hauts et grands esprits de toute nation est de rétablir sans cesse l’universalité humaine sans cesse menacée. Oui, c’est une vue admirable, le sublime internationalisme de la conscience et de l’esprit. Mais le commerce idéal des esprits ne peut suffire à arrêter ou même à amortir le choc effroyable des passions et des haines de peuple et de race. Comment, par quelle organisation pratique, Lessing espère-t-il assurer cette efficace et apaisante communication des esprits aux esprits ? C’est, semble-t-il, à la franc-maçonnerie qu’il s’adresse ; et il s’y était affilié en effet, dès 1771, à la Loge des Trois-Roses d’or de Hambourg. C’est même, chose curieuse, au duc Ferdinand de Brunswick, alors grand-maître des loges allemandes, qu’il dédie ses dialogues, au même duc de Brunswick qui, plus tard, signera à regret le mémorable manifeste contre la France révolutionnaire. Qui sait si le souvenir de la grande pensée humaine de Lessing ne pesait pas sur lui dans sa marche lente et triste à travers la Champagne désolée ?

LESSING
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)

Mais, la franc-maçonnerie n’était, pour Lessing, qu’un symbole. Il n’espéra pas longtemps, si jamais il l’avait espéré, qu’elle devint, en effet, sous sa forme présente, l’organe de l’universelle humanité, la force agissante de l’universelle paix. Et il ne tarda pas à être rebuté par la puérilité et la stérilité « des recherches de magies, des jeux de microcosme et des spéculations sur l’embrasement universel », auxquels se livraient les Loges envahies d’illuminisme et d’occultisme. Il avait cherché simplement un nom concret pour désigner cette société internationale des hauts et libres esprits qui devait s’élever sans cesse au-dessus des préjugés de nationalité et les réprimer. C’est en ce sens qu’il fait appel à « une Loge invisible » et à une « franc-maçonnerie éternelle » ; mais qui ne voit qu’ainsi, si sa pensée s’élargit magnifiquement, elle perd tout moyen précis de réalisation et d’application ? Et c’est encore à l’insensible progrès des siècles, au destin lentement manifesté de l’humanité idéale que Lessing confie son sublime espoir.

Même, il semble se défendre de toute pensée d’action directe, de toute réforme vraiment nationale et prochaine.

« ERNST. — Donc, d’après tes paroles, je me figure les francs-maçons comme des gens qui veulent s’efforcer contre les maux inévitables de l’État.

FALK. — Du moins cette idée ne peut faire aux francs-maçons aucun tort. Garde-la donc ; mais comprends-la bien : et n’y mêle pas des éléments étrangers. Les maux inévitables de l’État, mais non point de tel ou tel État. Non point les maux qui, étant donnée la Constitution particulière d’un État, découlent nécessairement de cette Constitution. Le franc-maçon n’a rien à voir avec cela, au moins comme franc-maçon.

Le soin d’adoucir et de guérir ces maux, il le laisse au citoyen qui s’y emploie selon ses vues et son courage, à ses risques et périls. C’est à des maux d’une autre sorte et d’un ordre plus élevé que son activité s’applique.

ERNST. — J’ai très bien compris. Non pas aux maux qui excitent le mécontentement du citoyen, mais aux maux qui pèsent sur le citoyen, même le plus heureux.

FALK. — Très bien. Et c’est contre ces maux, disais-tu, que les francs-maçons s’efforcent ? Oui. — Le mot dit un peu trop. S’efforcer contre ces maux ! Sans doute pour les supprimer tout à fait ? Cela ne peut pas être. Car on anéantirait avec eux l’État lui-même. Ils ne peuvent d’ailleurs devenir évidents d’un coup à ceux qui n’en ont encore aucun sentiment. C’est à peine si l’on peut préparer de loin et éveiller peu à peu ce sentiment dans chacun, en favoriser la germination et le propager ensuite, le cultiver ; c’est à peine si ce lent et pénible travail peut porter ce nom un peu rude ; s’efforcer contre ! Comprends-tu, maintenant, pourquoi je disais que même si l’activité des francs-maçons était incessante, des siècles passeraient sans qu’on puisse dire : Ils ont fait ceci ? »

Ainsi, la pensée allemande, à cette période, se plaît à développer à l’infini des horizons silencieux. Ce n’est pas, comme le disent si souvent les esprits vulgaires, la « nuée allemande », ou le « brouillard allemand ». L’idée au contraire est d’une netteté admirable ; mais le germe vigoureux et précis évolue lentement dans la durée illimitée. Le présent se discerne à peine dans l’insensible et puissant progrès du temps et des choses. Sous l’arbre à la croissance lente qui abrite leur second dialogue Ernst et Falk regardent un moment une fourmilière en mouvement.

« — Quelle activité et pourtant quel ordre ! Tout porte, traîne, pousse, et nulle n’est un obstacle à une autre. Vois plutôt, elles s’aident les unes les autres.

— Les fourmis vivent en société comme les abeilles.

— Et en une société bien plus admirable, car elles n’ont personne parmi elles pour les tenir ensemble et les gouverner.

— Il faut donc que l’ordre subsiste sans gouvernement.

— Quand chacun sait se gouverner soi-même, pourquoi pas ?

— Et s’il en était un jour ainsi parmi les hommes ?

— C’est bien difficile.

— A coup sûr !

— Et c’est bien dommage. »

Ainsi ils écoutent les conseils profonds de la nature et ils entrevoient des possibilités infinies, mais dans l’évolution infinie. Toute impatience, toute brusquerie d’action est coupable et funeste.

« N’aie point de souci. Le franc-maçon attend paisiblement le lever du soleil et il laisse brûler les flambeaux aussi longtemps qu’ils veulent et peuvent brûler. Mais éteindre les flambeaux et, quand ils sont éteints, s’apercevoir qu’il faut rallumer les bouts de chandelle, ou même dresser d’autres flambeaux, ce n’est pas l’affaire du franc-maçon !

— Je le pense aussi. Ce qui coûte du sang ne vaut pas une goutte de sang. »

Comme on pressent le drame de pensée qui va, à la rencontre de la Révolution française, émouvoir l’esprit allemand ainsi préparé par ses grands hommes ! Cette Révolution qui éclate à l’horizon, est-ce bien le soleil qui se lève ? Ou est-ce une flamme d’impatience et de colère, une lueur d’incendie qui crée une illusion d’aurore ?

Il y aura tout ensemble, chez plusieurs, enthousiasme, trouble, incertitude. Quelle joie si la nature, révélant enfin en jets de flamme le long chemin obscur accompli sous l’horizon, faisait se lever vraiment un soleil de liberté et de justice ! Mais, quelle déception si ce n’était là qu’une trompeuse clarté ! Et même, si elle était vraie, si c’est vraiment le jour qui se lève, quelle mélancolie, peut-être, pour les esprits mieux préparés aux joies profondes et douces de l’attente infinie qu’aux joies nettes et brusques de l’action ! Ce n’est pas toujours sans regret qu’ils souffleront sur ces flambeaux d’attente, pâlis par la lumière brutale du matin.

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