LA PENSÉE DE KANT

C’est pourtant d’une vue admirablement nette et pénétrante que Kant saisit tout le mouvement humain, et son enthousiasme est grave, patient et fort. Il a concilié le plus haut idéalisme moral avec ce qu’on peut appeler le réalisme ou le naturalisme historique le plus précis. Est-il possible de construire une science du mouvement humain, une histoire de l’humanité ? Oui, car c’est la loi de l’esprit humain de ramener à un système et à un plan même le désordre et le chaos des faits innombrables et confus ; et, si la nature se prête, dans ses manifestations inorganiques ou animales, à ce besoin de l’esprit, pourquoi ne s’y prêterait-elle point dans les manifestations sociales de l’activité humaine ? Aussi bien, quelle que soit la source profonde de l’action humaine et quelque opinion méta physique que l’on ait sur la liberté de l’homme, les actes par lesquels la volonté humaine s’affirme sont, dans leur multiplicité, soumis à des lois. La statistique des mariages, des naissances et de tous les actes où intervient la volonté, atteste par la régularité et la suite relative des résultats la présence secrète des lois dans l’apparent chaos humain.

Théoriquement, il n’y a donc aucune impossibilité à construire le système de la vie humaine et à démêler les lois générales et essentielles des sociétés en mouvement, comme Kepler et Newton démêlèrent les lois des mouvements sidéraux. Pratiquement, il y a une difficulté extrême ; car l’humanité est, en quelque sorte, dans un état intermédiaire. « Les hommes n’agissent pas par pur instinct comme les animaux et pourtant ils n’agissent pas, dans leur ensemble, selon un plan prédéterminé comme des citoyens du monde n’obéissant qu’à la raison. » Il n’y a donc dans la vie humaine, dans la vie sociale, ni la fixité brute de l’instinct, ni la fixité supérieure de la raison. La vie collective de l’humanité est, pour appliquer à la pensée de Kant quelques paroles de Pascal, un « milieu » incertain et trouble, où les actions et réactions mécaniques des forces aveugles et des passions instinctives sont mêlées de lueurs d’idées et comme ordonnées parfois par les lignes confuses d’un plan à demi conçu.

Quand Marx dira plus tard que l’humanité n’est encore que dans sa « préhistoire » parce qu’elle est dominée par les rapports de production au lieu de les dominer et parce qu’elle n’a pas pris encore la direction consciente des forces sociales inconscientes, il fera une application particulière de la grande idée de Kant. Mais, dans cette incertitude, ce flottement et ce mélange, deux choses sont certaines. La première, c’est que la nature, interprétée par l’esprit de l’homme, ne peut avoir d’autre fin que de procurer, dans le développement de la vie sociale, la victoire de la raison. Or, la raison, en qui et par qui chaque liberté se soumet à une règle universelle, fonde par là même l’accord des libertés. Et, comme la société civile parfaite est celle où les libertés ont atteint le plus haut degré possible d’action aisée et concordante, c’est l’institution d’une société civile idéale qui est le but suprême de la nature déployant à travers la durée l’humanité inquiète. Par là, par cette haute fin de liberté, de raison et de volontaire accord proposée au mouvement social, Kant est noblement idéaliste. Mais, quel sens concret et presque brutal de la réalité ! Car c’est du fond de l’animalité que l’homme s’élève vers cette fin idéale ; il est d’abord et essentiellement un animal ; et les forces qui agissent en lui sont des forces animales, instinctives, aveugles, et qui ne se règlent qu’à la longue, par l’effet même des chocs innombrables où elles épuisent peu à peu leur antagonisme. L’homme, dans les limites de sa vie individuelle, ne peut pas réaliser toute sa nature, et bien des germes qui sont en lui périssent. Dans la lutte perpétuelle à laquelle il est condamné, il ne sait pas toujours faire tourner à son profit la dure leçon des choses. Ou il s’irrite, ou il s’abat.

Mais, c’est dans la longue vie de l’espèce que la nature tend à réaliser l’humanité, à développer et à mûrir tous les germes qui sont en elle, toutes ses puissances obscures et incultes. C’est par une rude méthode que la nature cultive l’humanité et l’oblige à manifester toutes ses ressources. En vain un secret désir de paix, de modération, d’innocence, pressentiment de l’état futur de l’humanité, semble envahir parfois le cœur des hommes. L’impitoyable nature ne leur laisse point de repos. Par les nécessaires aiguillons de la cupidité, de l’ambition, de l’orgueil, de l’inquiétude, elle les excite et les enflamme et les oblige à des efforts toujours nouveaux, à des rencontres toujours plus véhémentes avec les hommes et les choses et, ainsi, elle prépare une vivante et pleine harmonie qui ne sera pas le paresseux équilibre de forces inertes, mais l’accord final d’énergies actives et passionnées. Ces énergies auront éliminé peu à peu, par la continuité des chocs et la lente usure de la guerre, leurs éléments antagonistes et se déploieront à la fois dans la puissance et dans l’ordre.

Ce n’est pas, comme on voit, l’idyllique et naïve attente du royaume de la paix. Ce n’est pas la foi candide dans l’avènement de la douceur et dans la réalisation volontaire de l’universelle bonté. C’est un optimisme profondément réaliste, puisque c’est, pour ainsi dire, l’inévitable effet mécanique du choc des forces qui réalisera dans la nature les exigences de la raison. Celle-ci aura prise enfin sur le mécanisme des instincts et des passions, mais par ce mécanisme même. Les grandes périodes de l’histoire laissent au commencement d’accord quelques garanties et quelques fragments d’humanité, et, comme les générations peuvent se transmettre ces réalisations partielles d’humanité, de liberté et de paix, c’est nécessairement vers l’harmonie que va la brutale évolution du monde social.

La vraie philosophie de l’histoire consiste à suivre la formation de ce patrimoine humain, à dresser, de période en période, l’inventaire de l’humanité. En résolvant peu à peu les innombrables antagonismes qui sont le fond même de la vie sociale, la nature travaille à résoudre l’antagonisme essentiel qui est en chaque individu humain et qui est tout ensemble sa force et son tourment. Cet antagonisme fondamental, Kant le résume d’un mol : c’est que l’individu humain a une sociabilité insociable. S’il est seul, il est bientôt ou ennuyé, ou effrayé de sa solitude. Il a hâte de retrouver d’autres hommes et de s’associer à eux, soit pour se défendre plus aisément contre les périls dont il est enveloppé, soit pour accroître sa force par l’action combinée des autres forces, soit pour remplir, par les émotions diverses de la vie commune, le vide étrange de la vie.

Mais à peine, poussé par cet instinct irrésistible de sociabilité, a-t-il rejoint d’autres hommes et s’est-il en effet associé à eux, qu’il éprouve le besoin contraire de reconquérir sa solitude. Il veut défendre jalousement sa liberté individuelle et son caprice même. Il s’efforce de soumettre les hautes volontés à la sienne et, par ce despotisme, qui ne laisse subsister qu’une seule volonté, il réalise ce paradoxe de transformer, suivant la forte parole de Spinosa, la société même en solitude. Ces deux forces contraires et inséparables de sociabilité et d’insociabilité se heurteront âprement dans tout le monde social comme en chacun des individus, tant que la nature n’aura pas réalisé une société où toutes les libertés pourront se manifester et s’exercer harmonieusement.

Or, au XVIIIe siècle, et en ces années 1784 et 1785 où Kant écrit quelques-uns de ses plus vigoureux opuscules sociaux, cet état d’équilibre des libertés est bien loin d’être réalisé. D’abord, à l’intérieur même de chaque État, il y a une telle contrariété des passions et des intérêts qu’un pouvoir contraignant est encore nécessaire pour maintenir la vie sociale. Mais, et c’est par là que le grand esprit d’émancipation du XVIIIe siècle se marque avec précision dans l’œuvre de Kant, dès maintenant l’absolue liberté de la pensée doit être assurée à tous les hommes. Cette liberté ne les dispense pas de respecter les mécanismes politiques et sociaux, les mécanismes de hiérarchie et de contrainte qui créent encore le dur lien social. Même la critique libre de l’esprit doit s’appliquer avec plus de réserve et de prudence aux constitutions politiques qu’aux croyances religieuses, car les croyances religieuses sont toutes de l’ordre intérieur ; elles se confondent si bien avec la vie de la conscience et de la pensée que si la pensée n’était pas pleinement libre dans les questions religieuses, elle serait menacée de servitude en son centre même.

Peu à peu la liberté de la critique et de l’esprit réagira sur les institutions politiques elles-mêmes et sur la volonté des souverains. Ainsi Kant combine un sens profondément conservateur avec les espérances révolutionnaires d’universel affranchissement politique et social par l’action interne de la pensée libre. Dans son remarquable opuscule de 1784 : Réponse à la question : Qu’est-ce que l’Aufklaerung ? (c’est-à-dire en quoi consistent les lumières ?) il affirme le droit de la pensée libre. C’est même la faculté de penser et de vouloir par soi-même qui est à ses yeux la caractéristique de l’homme. Toute pensée en tutelle est une pensée d’enfant.

« L’état d’enfance, c’est l’impuissance de se servir de sa raison sans la direction d’un autre. C’est une enfance dont on est responsable, lorsque cette dépendance de la pensée tient non à un manque de la pensée elle-même, mais à un défaut de résolution et de courage. Sapere aude. Ose penser ! Aie le courage de te servir de ta propre raison !

« La lâcheté, la poltronnerie, voilà ce qui empêche la plupart des hommes, après que la nature même les a affranchis, de sortir de l’état d’enfance et qui rend si facile à d’autres de les y maintenir. Il est si commode d’être enfant. Si j’ai un livre qui a de la raison pour moi, un directeur spirituel qui a de la conscience pour moi, je n’ai nul besoin de prendre peine. D’autres assument la charge et l’affaire de ma propre vie. »

Et pourtant, quelque douce que soit à la paresse et à la lâcheté humaines cette enfance prolongée, il suffit que la pensée soit libre pour que peu à peu elle éveille tous les esprits aux joies viriles de la liberté. Ce n’est pas pour une élite intellectuelle que Kant demande et espère la pleine liberté de la pensée, c’est pour l’humanité tout entière, qui sera affranchie peu à peu par le vigoureux exemple des esprits libres.

« Il est possible que le public même s’éclaire ; oui, c’est possible, et même, si on lui laisse la liberté, c’est à peu près inévitable. Car il se trouve toujours quelques hommes pensant par eux-mêmes et précisément parmi ceux qui sont officiellement les chefs de la grande foule, qui, ayant secoué eux-mêmes le joug de l’enfance intellectuelle, propageront autour d’eux le sens de la valeur de la pensée libre et de la vocation de l’homme à penser librement. Il se peut, il est vrai, que quelques-uns des chefs qui ont jadis appesanti parmi les hommes le joug de l’enfance intellectuelle, soient contraints de le maintenir pour le public même qu’ils auront façonné à la servitude, et qui prêtera plus complaisamment l’oreille à ceux de ses guides qui auront été personnellement incapables de s’affranchir. Tant il est dangereux de propager des préjugés, parce qu’ils se vengent plus tard sur ceux-là mêmes qui en ont été, ou eux-mêmes ou en la personne de leurs prédécesseurs, la cause première. (N’est-ce pas une allusion aux difficultés, aux préjugés, aux fanatismes contre lesquels se brisait l’effort philosophique de Joseph II ?) Il suit de là que le public ne peut arriver que lentement à la lumière. Une révolution peut amener la chute d’un despotisme personnel, elle peut mettre un terme à la tyrannie de l’avidité ou de l’ambition. Mais jamais elle ne peut produire une véritable réforme de la manière de penser, elle livre seulement la foule des hommes à la conduite de nouveaux préjugés. »

C’est bien là tout l’accent de la pensée de Kant, à la fois mâle et réservée, vigoureuse et prudente. Il ne ruse pas avec le droit de la pensée libre. Il faut qu’elle ait toujours le courage de s’affirmer lit cette pensée libre, en se propageant, refoulera les préjugés et réformera les institutions. Mais ce sera une évolution intérieure et lente. Les révolutions extérieures, celles qui changent seulement la forme du pouvoir, ne sont que des accidents superficiels et sans valeur. C’est du dedans au dehors que les vraies révolutions doivent s’accomplir. C’est dans la pensée renouvelée et libérée qu’est la vraie source intérieure et profonde des changements sociaux. C’est bien là la méthode de révolution ou plutôt de réforme de cette Allemagne du XVIIIe siècle, qui portait en elle toutes les fiertés et toutes les audaces de la pensée, mais qui n’était pas précipitée à l’action immédiate et extérieure par de grandes forces politiques et sociales. Mais, plus Kant limite d’abord à la pensée l’effort d’affranchissement, plus il veut que cet effort soit énergique.

LA NUIT DU 10 AOUT 1792, A PARIS Image contre-révolutionnaire allemande
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)

« Pour l’extension des lumières, il n’est besoin que de liberté, et de cette liberté innocente entre toutes, la liberté de faire, en toute question, usage public de sa raison. Mais maintenant, j’entends dire de tous les côtés : Ne raisonnez pas. L’officier dit : Ne raisonnez pas, mais manœuvrez. Le conseiller de finances dit : Ne raisonnez pas, mais payez. L’ecclésiastique : Ne raisonnez pas, mais croyez. Il n’y a qu’un maître au monde (c’est à Frédéric II que Kant fait allusion) qui dise : Raisonnez autant que vous voudrez, et sur tous les sujets que vous voudrez, mais obéissez. Il y a donc partout ici limitation de la liberté. Mais quelle est la limitation qui fait obstacle aux lumières ? et quelle est celle qui ne les contrarie point ? Je réponds : l’usage public de la raison doit toujours être libre, et seul il peut répandre les lumières parmi les hommes, mais l’usage individuel et privé de la raison peut être limité sans que les lumières en souffrent. J’entends par usage public de la raison, la communication que l’homme, comme savant, fait de ses pensées au monde des lecteurs. J’entends par usage privé celui qu’il en fait dans une fonction civile qui lui est confiée, dans un emploi qu’il exerce. En ce moment, il y a dans beaucoup d’affaires qui concernent l’intérêt public, un mécanisme qui est nécessaire, et à l’égard duquel certains membres de la communauté doivent avoir une attitude purement passive ; ils doivent se laisser diriger par l’impulsion gouvernementale ou s’abstenir de tout ce qui pourrait contrarier cette action. Là, à la vérité, il n’est plus permis de raisonner, et il faut obéir. Mais, quelle que soit la valeur de ce mécanisme pour l’homme qui fait partie d’une communauté, et même pour le citoyen du monde, il peut cependant, en sa qualité de savant s’adressant au public par des écrits, raisonner sur ce mécanisme même, sans que les affaires, où il joue pour sa part un rôle passif, puissent en souffrir. Ainsi il serait funeste qu’un officier qui reçoit un ordre d’un de ses chefs s’avisât, au service même, de raisonner sur la convenance et l’utilité de cet ordre : il doit obéir. Mais il peut, comme savant, faire des remarques sur les faits constatés dans le service des armées et la conduite de la guerre, et les soumettre au jugement du public. Le citoyen ne peut pas se refuser à payer les impôts, et si, au moment où il doit les payer, il s’élevait âprement contre ces charges, ce serait un scandale punissable, car il y aurait là un signal d’universelle résistance aux lois. Mais le même ne viole en rien son devoir de citoyen, lorsque, comme savant, il exprime publiquement sa pensée contre l’inconvenance ou l’injustice de ces impositions. De même, l’ecclésiastique est tenu d’instruire ses catéchumènes et sa paroisse selon le symbole de l’Église qu’il sert. Mais, comme savant, il a pleine liberté, il a même le devoir de communiquer au public, après de sérieuses méditations, toute sa pensée sur ce qu’ont de défectueux le symbole religieux et l’organisation de l’Église, et de proposer des réformes. Il n’y a rien là qui puisse charger la conscience. Car, ce qu’il enseigne en vertu de sa fonction, comme préposé ecclésiastique, il le donne comme un enseignement sur lequel il n’a aucune puissance, c’est seulement au nom d’un autre qu’il parle. Il dira : Notre Église pense ceci et cela, et voilà les motifs et les preuves qui la déterminent. Il fait produire par là, pour sa communauté, tout leur effet utile à des propositions qui n’ont pas son entier assentiment. »

Curieux dualisme et où s’exprime toute la pensée, toute la vie sociale de l’Allemagne à ce moment ! Kant se préoccupe tout à la fois d’assurer la liberté absolue de la science et de ménager le mécanisme gouvernemental et administratif prussien. Quelle différence avec l’Anglais qui, s’il était convaincu de l’injustice d’un impôt, le refuserait individuellement, ou avec le Français qui prépare une révolution politique pour détruire les abus ! Il suffit à Kant que la liberté de l’esprit, sous sa forme scientifique, soit intacte. C’est d’elle qu’il attend, sans impatience, les nécessaires transformations.

En fait, si docile ou même si prudente que soit l’action, cette liberté absolue de la science est un germe révolutionnaire, car, il vient un moment où la contradiction entre le fait et la pensée devient intolérable, même à ceux qui savent le mieux dissocier, selon la méthode allemande, la conduite pratique et la vie idéale de l’esprit. Si le fait ne cède pas, il faut qu’il violente la pensée, ou il faut que la pensée le maîtrise. Si Kant n’éprouve aucun malaise en cette dualité, ce n’est pas seulement parce que l’Allemagne ne se sentait alors capable que de l’audace de la pensée et qu’à lier la pensée et l’action elle aurait appesanti la pensée, mais non pas soulevé l’action. C’est aussi parce que la politique de Frédéric II, accordant toute liberté aux opinions, au moins en matière religieuse, et instituant partout une exacte discipline, donnait un fondement historique et réel aux savantes distinctions kantiennes. Et, ici encore, l’influence immense de Frédéric II prévient en Allemagne tout mouvement d’action révolutionnaire. Il a fait à la liberté sa part en laissant tout essor à la pensée. Kant le dit expressément :

« Maintenant le champ est ouvert qui peut être librement travaillé, et les obstacles à l’universelle propagation de la lumière pourront décroître chaque jour. C’est en ce sens que notre âge est l’âge des lumières ou l’âge de Frédéric.

Un prince qui ne juge point indigne de lui de dire qu’il tient pour son devoir de ne rien prescrire aux hommes dans les choses religieuses, mais de leur laisser au contraire toute liberté, et qui éloigne ainsi de lui-même le mot orgueilleux de tolérance, ce prince est lui-même éclairé et mérite la reconnaissance du monde et de la postérité pour avoir arraché les hommes, au moins en ce qui dépendait du gouvernement, à l’état d’enfance et de sujétion intellectuelle. Sous lui, un ecclésiastique peut remplir le devoir de sa charge et formuler des idées qui s’éloignent du symbole reçu. Cette liberté de l’esprit s’étend même là où elle doit lutter contre le gouvernement lui-même, méconnaissant son propre intérêt. Car la preuve est faite par un exemple précis que la liberté ne peut jamais être un péril pour la paix publique et pour l’union de la communauté sociale. J’ai parlé surtout des lumières et de la liberté dans les questions religieuses, parce que, en ce qui concerne les sciences et les arts, nos maîtres n’ont aucun intérêt à se faire les guides de leurs sujets. Mais la pensée d’un chef d’État, qui favorise la liberté de l’esprit dans l’ordre religieux, va plus loin, et elle conclut ceci : c’est que, même au point de vue de la législation édictée par lui, il n’y a aucun péril à permettre à ses sujets l’usage public de la raison. »

Ainsi Kant, par la logique de la liberté, étend la critique de la science aux institutions politiques. Mais, ce n’est que des gouvernements eux-mêmes qu’il attend la réforme de ces institutions. Il dit, dans ses Idées sur l’histoire universelle, à propos de la liberté économique et politique :

« La liberté civile ne peut pas être atteinte sans qu’on en ressente un sérieux dommage dans toutes les branches de l’activité, notamment dans le commerce, et sans qu’il y ait décroissance des forces de l’État. Ainsi la liberté progresse nécessairement. Lorsqu’on empêche le citoyen de chercher sa liberté par les moyens les plus efficaces, sous la seule condition de s’accorder avec la liberté d’autrui, on contrarie par là la vitalité de l’industrie intéressée et, par suite, la force de l’ensemble. Dès lors les lumières apparaissent comme un grand bien : ces lumières et, avec elles, la sympathie qui vient du cœur de tout homme éclairé pour le bien qu’il a pleinement compris, montent nécessairement jusqu’aux trônes et influent même sur les principes du gouvernement. »

C’est donc des esprits au souverain que le progrès se propage et il se réfléchit ensuite du souverain, du gouvernement, sur les institutions transformées. On ne peut pas dire que Kant attend la réforme graduelle du monde des puissances politiques constituées, puisque c’est de la pensée que l’initiative émane. Mais elles sont l’organe nécessaire de ces réformes. Et même la liberté de la pensée, principe de tout renouvellement et de tout progrès, suppose une grande force gouvernementale. Si un pouvoir est faible, s’il est contesté ou s’il a peur de l’être, il se méfie de la pensée.

Au contraire si, comme celui de Frédéric, il a confiance en sa propre force, s’il est assez vigoureusement constitué pour ne pas redouter les atteintes de la pensée libre et si son mécanisme administratif fonctionne avec une sûreté absolue, il peut laisser toute indépendance à la pensée. Ainsi, en un sens, la pensée est d’autant plus libre que le pouvoir est plus fort. Kant, avec ce pénétrant réalisme dont j’ai déjà parlé, et sous l’influence visible de la politique frédéricienne, explique ce qu’il appelle lui-même un « paradoxe » historique.

« Celui-là seul qui, éclaire lui-même, n’a pas peur d’une ombre et a en même temps en main comme garantie de l’ordre public une grande armée bien disciplinée, celui-là peut dire ce que n’ose dire un État libre : raisonnez tant que vous voulez, et sur quoi vous voulez, mais obéissez. Et ici se révèle la marche surprenante et imprévue des choses humaines, où d’ailleurs, quand on la considère en grand, tout est paradoxe. Un plus haut degré de liberté civile semble avantageux à la liberté de l’esprit du peuple et lui impose pourtant des limites infranchissables ; un moindre degré de celle-là crée à celle-ci au contraire un espace où elle peut déployer toute sa force. Mais, lorsque la nature a ainsi entouré et protégé de cette dure enveloppe le germe pour lequel elle a la plus tendre sollicitude, c’est-à-dire l’instinct et la vocation de la pensée libre, ce germe précieux réagit sur la façon de sentir du peuple, (qui devient de plus en plus capable d’agir librement), et enfin sur les principes mêmes du gouvernement qui trouve avantageux de traiter selon sa dignité l’homme qui maintenant n’est qu’une machine. »

Ainsi c’est la dure enveloppe de l’État prussien et du despotisme frédéricien qui protège, la liberté de la pensée allemande ; et c’est seulement à l’action interne de cette liberté lentement accrue et mûrie que l’enveloppe cédera ; briser celle-ci du dehors, ce serait s’exposer à mettre le germe de liberté à découvert avant qu’il puisse supporter cette épreuve. Par ce souci noble, positif et profond de la liberté, combiné avec ce sens des nécessités gouvernementales, nous pressentons ce que sera l’attitude du grand esprit de Kant envers la Révolution française. Il l’accueille avec un enthousiasme profond parce qu’elle proclame le règne de la raison, parce qu’elle est à ses yeux la force de l’esprit perçant enfin la dure enveloppe protectrice de contrainte et s’épanouissant librement. Kant en est d’autant plus réjoui qu’à l’origine au moins, c’est avec le concours de la royauté qu’elle semble se produire ; c’est le roi qui convoque les États généraux et il accepte ou parait accepter le rôle nouveau que la Constitution lui assigne. Et Kant conçoit l’espérance que, par l’exemple de la Révolution française, les germes de raison et de liberté mûriront plus vite en Allemagne. Puisque la raison est, du moins un moment, montée en France jusqu’au trône, pourquoi ne monterait-elle pas aux trônes d’Allemagne ! Puisqu’on France la liberté s’est convertie, par une nécessaire évolution du dedans au dehors, en liberté politique, pourquoi en Allemagne la liberté intellectuelle ne se réaliserait-elle point aussi dans l’ordre des faits ? Mais cette espérance n’est accompagnée chez Kant d’aucune impatience d’action ; et, dès que la Révolution française est obligée de violenter la royauté et de frap le roi, il lui retire son approbation.

Selon lui, les institutions traditionnelles, si brutales qu’elles soient, n’auraient pu se fonder et durer sans un certain consentement même des opprimés ; l’oppression absolue qui suppose le refus absolu des hommes au régime qu’ils subissent est une impossibilité historique et, dès lors, toute institution étant à quelque degré un contrat, doit être résolue à l’amiable et par la volonté commune des contractants. En second lieu, la nécessité où est une Révolution de recourir à la violence est un signe pour Kant que la préparation intérieure et profonde des esprits, est insuffisante. Or, c’est cette préparation des esprits qui est pour Kant l’essentiel des Révolutions ; et, si elles sont superficielles, elles ne valent pas ce qu’elles coûtent ; elles ne valent pas le sang qu’elles versent et les ruines qu’elles font. Voilà les points de vue de Kant sur la Révolution française et ils sont à l’avance marqués dans son œuvre. Mais, s’il est prêt à désavouer les violences, il n’est pas prêt à se laisser décourager par l’insuccès partiel ou même total des entreprises de liberté ; car leur succès est assuré, pour un temps que l’esprit ne détermine pas ; et l’optimisme réaliste de Kant, s’il est rebelle aux impatiences et aux fièvres, est prémuni contre tout désespoir ou même contre toute lassitude. C’est ainsi encore qu’il affirme, sans illusion et sans hâte, la nécessité de l’universelle et éternelle paix entre les nations. Ce qu’il y a de plus scandaleux et de plus douloureux dans le spectacle du monde, c’est le régime de guerre perpétuelle et de perpétuelle défiance qui met les peuples aux prises. Dans l’intérieur de chaque nation, l’état de nature et de pure violence a fait place à un certain ordre social qui assure en quelque façon et à quelque degré le respect réciproque des libertés. Mais, dans les rapports de nation à nation, c’est l’état de nature qui subsiste en son entier et Kant ne cesse de le déplorer.

« La nature humaine, écrit-il dans son opuscule Cela peut être bon en théorie, n’est nulle part moins aimable que dans les rapports réciproques des peuples. Aucun État n’est un seul moment assuré à l’égard des autres dans son indépendance ou dans sa propriété. La volonté de s’asservir ou de se frustrer réciproquement est constante ; et les préparatifs de défense, qui rendent souvent la paix plus accablante et plus destructive du bien-être que la guerre même, ne peuvent jamais être abandonnés. »

Il dit encore avec force dans ses Idées sur une histoire universelle : « Le problème d’une constitution civile dépend du problème des rapports légaux des États entre eux et ne peut pas être résolu à part de celui-ci. A quoi sert-il de travailler à une constitution civile conforme à des lois parmi des particuliers, c’est-à-dire à l’organisation d’une communauté sociale définie ? La même insociabilité, qui a eu pour effet final d’obliger les individus d’une nation à régler en effet leurs rapports par des lois, fait de chacun de ces États, dans ses rapports avec les autres États, un État de nature qui se meut dans une liberté sans frein ; ainsi chaque État doit attendre des autres États précisément les mêmes maux qui pressèrent et obligèrent les hommes, à l’intérieur de chacun d’eux, à fonder un ordre civil régulier. »

L’état de guerre entre nations est si atroce qu’il justifie presque, selon Kant, les paradoxes de Rousseau contre la civilisation :

« Avant que ce dernier pas soit fait et que les États soient liés entre eux, c’est-à-dire quand la nature humaine n’est encore qu’à moitié de sa formation, elle a subi les pires maux sous les prétextes trompeurs de puissance, de richesse et de gloire ; et Rousseau n’avait pas tellement tort de préférer l’état sauvage, si on ne tient pas compte de ce dernier degré où il faut que notre espèce s’élève. Nous sommes cultivés au plus haut point par l’art et la science. Nous sommes civilisés jusqu’à la surcharge, accablés de toutes sortes de raffinements vains. Mais, pour pouvoir nous considérer comme des êtres moraux, il nous manque beaucoup encore... Aussi longtemps que les États dépenseront toutes leurs forces en entreprises stériles et violentes d’agrandissement, et contrarieront ainsi sans trêve les efforts d’éducation intérieure des citoyens, il n’y a rien à espérer ; car tout progrès humain véritable suppose un grand effort de chaque communauté pour éduquer ses citoyens. Tout bien qui n’est pas greffé sur un noble sentiment moral n’est qu’apparence creuse et splendide misère. Et l’humanité restera dans cet état tant qu’elle ne s’arrachera point à l’état chaotique des relations internationales. »

Mais, comment sortir de cet état de nature et de guerre qui afflige les peuples ? Il serait vain d’espérer qu’un habile équilibre politique des États préviendra à jamais les conflits. Les diplomates s’épuiseraient en vain à réaliser des combinaisons que le moindre déplacement des forces jetterait bas.

« Fonder une paix universelle durable sur ce qu’on appelle la balance des pouvoirs en Europe, semblable à cette maison de Swift si parfaitement construite par un architecte d’après toutes les lois de l’équilibre qu’un oiseau en se posant sur elle la faisait crouler, c’est une chimère, un fantôme de l’esprit. »

Non, il faut que tous les États, quelle que soit leur force relative et quelque instable que soit l’équilibre naturel des puissances, soient conduits à accepter une loi de justice supérieure à tous, des sentences conformes à des lois. Mais, comment y seront-ils conduits ? Oh ! ce sera un long et dur effort. Ceux-là ont été des rêveurs qui ont cru que la paix universelle serait aisément réalisée. Non ; elle résultera dans la suite des temps et, après de multiples échecs, de la force de la raison imposant peu à peu aux esprits l’idée d’une règle et aussi de l’action mécanique des chocs épuisant les antagonismes.

L’humanité ne rejettera la guerre que lorsqu’elle en aura éprouvé longtemps encore les détestables effets sans cesse aggravés. Mais, dira-t-on, les États ne se soumettront jamais à ces règles contraignantes ; et le projet d’un État universel des peuples, sous la loi duquel tous les États particuliers accepteraient de se placer, peut sonner superbement dans les théories d’un abbé de Saint-Pierre ou d’un Rousseau, il n’aura jamais aucune valeur pratique ; et déjà il est pour les grands hommes d’État, et surtout pour les chefs d’État, qui n’y voient qu’un jeu d’enfant ou de pédant, un objet de moquerie.

« Pour ma part, dit Kant, j’ai plus de confiance dans la théorie qui résulte du principe même du droit et qui est appelée à régler les rapports des États comme des hommes. J’ai confiance qu’elle saura peu à peu imposer aux dieux de la terre comme maxime d’action de régler les différends d’État à État de façon à préparer ce lien universel de droit entre les nations, cet État universel des peuples et à en rendre possible la réalisation... Je ne puis tenir la nature humaine pour si enfoncée dans le mal que la raison morale pratique ne puisse triompher enfin après bien des tentatives infructueuses. »

Il compte sur la « nature des choses » qui servira, par de dures expériences, les exigences morales de la raison. Sous l’effroyable continuité des chocs, et sous le poids des croissantes dépenses de guerre, l’humanité cherchera enfin à sortir de « l’enfer des maux de la guerre. »

« Quoique nos maîtres du monde ne puissent consacrer à l’éducation publique les sommes dévorées par la guerre, ils trouveront un jour de leur intérêt d’encourager les pénibles efforts des peuples vers la paix. Et enfin la guerre deviendra peu à peu non seulement si artificielle et d’une issue si incertaine, mais si coûteuse, par le fardeau croissant des dettes d’État (une invention récente), que les États iront au devant des décisions arbitrales et se disposeront en un seul et immense corps d’État dont l’histoire n’offre jusqu’ici aucun modèle. »

EMMANUEL KANT
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)

Ainsi, pour le dur et nécessaire avènement de la paix internationale, comme pour le progrès de la liberté et de la justice en chaque nation, la confiance de Kant est fondée, non sur la complaisance de l’imagination au bien souhaité, mais sur la certitude d’une double action à la fois mécanique et morale qui déploiera ses effets dans les siècles. La pensée de Kant est ainsi comme un port ouvert sur la Révolution française, mais dont aucune tempête, aucune vague furieuse ou forte n’ébranlera les jetées. Même quand le conflit de la Révolution et de l’Europe aura déchaîné la guerre, il restera immuable en sa certitude de la paix. Il attendra, avec une sorte de fermeté stoïque et sobre de l’esprit, que la nature, par l’extrême tension des ressorts belliqueux et la lassitude des antagonismes exaspérés, ait ouvert la voie à la conscience et à la raison. L’éducation de l’humanité se fera par la culture intérieure et la réflexion, elle se fera aussi par la douleur.

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