LA PENSÉE DE SCHILLER

Au-dessus de ce travail profond de l’Allemagne, les poésies de Schiller s’élevaient parfois comme des nuées ardentes, mais un peu vaines. Dans ses appels à la liberté, il y a plus de rhétorique exaltée que de vertu révolutionnaire. Son fameux drame des Brigands, écrit presque sur les bancs de l’école et joué en 1782, atteste, en même temps que la ferveur du rêve de la jeunesse d’alors, l’impuissance de la bourgeoisie allemande.

Karl Moor a beau annoncer qu’il fondera « une république auprès de laquelle Sparte et Athènes n’auront été que des couvents ». Il a beau promettre aux libres énergies impatientes une carrière infinie. Si l’œuvre de justice prend la forme du brigandage, si ce sont des révoltés de grand chemin qui entreprennent de protéger le pauvre paysan et l’honnête marchand contre les extorsions des nobles et des hommes de loi, c’est que la possibilité d’un ordre politique et social nouveau n’apparaît point.

Les Brigands sont un cri de désespoir plus qu’un appel à l’action : et Schiller s’applique vite dans sa préface à en réduire encore la portée. Son marquis de Posa qui, dans le don Carlos de 1787, prêche la tolérance et proclame la souveraineté des peuples, ne compte pourtant, pour émanciper les hommes, que sur un fils de roi suscité par la Providence et enflammé d’un noble enthousiasme ». Ainsi ce n’est pas aux énergies directes d’un peuple éclairé et fier que Schiller confie l’avenir. Et il attend l’émancipation du monde beaucoup moins d’un acte de volonté des classes asservies, que d’une sorte de douce et universelle floraison de bonté. Écoutez la belle chanson à laquelle bientôt les Allemands révolutionnaires emprunteront son large et mystique refrain, et dont ils feront un Hymne à la liberté : c’est un Hymne à la joie. « Joie, belle étincelle divine, fille de l’Élysée, nous approchons de ton sanctuaire, ô déesse, le cœur ardent. Tes enchantements lient de nouveau ce que la mode a séparé : et tous les hommes deviennent frères, partout où s’attarde la douceur de ton aile.

Enlacez-vous, millions d’hommes
C’est le baiser universel.
Par delà les célestes dômes
Bat sans doute un cœur paternel.

« Que tous ceux à qui est échue cette grande fortune d’avoir vraiment un ami, que tous ceux qui ont gagné le cœur de la femme aimée mêlent leurs cris d’allégresse. Que tous les vivants de la terre fêtent la divine sympathie ; c’est elle qui les conduit jusqu’aux étoiles où trône le dieu inconnu. Tous les êtres boivent la joie aux mamelles de la nature, tous, les bons et les mauvais... La joie est le puissant ressort dans la nature éternelle. C’est la joie, la joie divine qui fait aller les roues dans la grande horloge du monde. C’est elle qui fait éclore les fleurs des germes et les étoiles du firmament. C’est elle qui meut les sphères dans les profondeurs où le télescope n’atteint pas... Que tous soient délivrés des chaînes de la tyrannie et que les méchants mêmes aient de la joie. Que l’espérance visite le lit des mourants et que le haut tribunal fasse grâce. Les morts aussi doivent vivre. Frères, buvez et chantez en chœur : tous les péchés seront remis et il n’y aura plus d’enfer. Que l’heure du départ soit sereine, et que le sommeil soit doux dans le linceul. Frères, qu’une douce parole tombe de la bouche du juge des morts. »

C’est vraiment une large et puissante palpitation : le cœur même de la nature est ému et se soulève en un vague espoir infini. Par la douce sympathie universelle et l’universel pardon tomberont toutes les chaînes : les chaînes du despotisme, les chaînes du pêché, les chaînes de la mort. Mais comme cette vaste et vague libération des êtres et des mondes sollicite peu l’effort immédiat et la vigueur précise de l’action révolutionnaire !

GœTHE
(D’après une estampe du Musée Carnavalet)

Ainsi, quand éclatent à l’horizon de l’Allemagne les premières lueurs de la Révolution française, l’esprit allemand est soulevé par une grande force de pensée et par de hautes aspirations. Mais il n’y a pas de puissance organisée et active prête à entrer brutalement en lutte contre le vieux monde. Pourtant, l’oppression sociale est plus lourde encore qu’en France ; le servage, qui a presque disparu de la société française, est encore appesanti sur le paysan allemand et les efforts même de Frédéric II et de Joseph II pour le réduire se sont à peu près brisés. Du fond de cet abîme, le paysan n’entend pas ou à peine les premiers appels de la France révolutionnaire à la liberté ; et tout d’abord l’esprit même des plus nobles penseurs allemands salue en la Révolution un beau spectacle humain, mais non un modèle.

Kant, malgré son enthousiasme pour la Déclaration des Droits de l’Homme et la liberté, ne se détourne pas un moment de son chemin ardu. C’est en 1791 qu’il publie sa Critique du jugement, suite de sa grande œuvre critique. Et c’est dans l’ordre de la pensée qu’il accomplit une révolution silencieuse.

GŒTHE

C’est en 1790 que paraît la première partie du Faust de Gœthe. Et en l’âme de Faust il n’y a pas trace de la grande émotion révolutionnaire et humaine. Quand le vieux savant lassé va boire la coupe de mort, il est un moment retenu par le chant pieux et pur des simples : « Christ est ressuscité ». Et les cloches qui sonnent lui chantent la chanson du passé ; aucune ne chante le chant de l’avenir, l’universelle libération révolutionnaire des hommes.

Comme le grand philosophe a pu poursuivre le travail profond de sa pensée sans que l’ébranlement du sol ait bouleversé ses travaux, de même le grand poète a préservé son rêve de tout reflet social. C’est le conflit de l’homme avec toute la nature et toute la destinée qui éclate dans Faust ; et Gœthe aurait craint de le rapetisser s’il y avait mêlé le conflit passager et étroit de l’homme avec un système d’institutions. Mais il n’aurait pu tracer autour de sa pensée ce cercle de sérénité et de mystère si la conscience allemande avait été comme obsédée par les premiers éléments révolutionnaires de France. Non, l’Allemagne des artisans, des petits bourgeois et des paysans était somnolente encore et l’Allemagne des penseurs regardait, curieuse, souvent sympathique, mais d’un esprit d’abord détaché et à demi passif. Ce n’est que peu à peu et sous l’action répétée des événements que l’esprit public de l’Allemagne s’émeut et s’ébranle.

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