FORSTER ET LA RÉUNION A LA FRANCE

Mais toutes les difficultés pratiques du problème subsistaient. Au fond, les Mayençais avaient peur d’un retour triomphal et terrible de leurs anciens maîtres, et ils n’osaient pas se livrer sans réserve à la Révolution. De plus, si les esprits d’élite admiraient et aimaient la France, les préventions de races, les défiances à l’égard des Français subsistaient dans une grande partie du peuple. Forster se multipliait pour dissiper les craintes, pour élever tous les esprits au-dessus des préjugés nationaux jusqu’à la vraie patrie, jusqu’à la liberté, et il n’y a pas de plus bel effort d’internationalisme que le discours prononcé par lui au club de Mayence, à la Société des Amis du peuple, le 15 novembre 1792. Il y justifie avec une véhémence extrême la politique d’incorporation à la France et à la Révolution. C’est, pour la pensée internationaliste du socialisme, un précédent démocratique et révolutionnaire d’une haute valeur.

Concitoyens, je veux d’abord toucher en passant aux malentendus qui pourraient naître entre nos frères français et nous d’une différence du caractère national, mais que l’on cherche à grossir perfidement au point d’y trouver une preuve de l’impossibilité d’une union politique entre les deux nations. A cet égard, ces malentendus doivent préoccuper une Société dont le but est et doit rester de réaliser précisément cette union.

Ça été, jusqu’ici, une subtile politique des princes de séparer soigneusement les peuples les uns des autres, de maintenir entre eux des différences de mœurs, de caractère, de lois, de pensée et de sentiment, de nourrir la haine, l’envie, l’esprit de moquerie et de mépris d’une nation envers une autre et d’assurer par là leur propre domination. En vain la plus pure doctrine morale affirmait que tous les hommes sont frères... le cœur pervers et endurci des gouvernants ne reconnaissait pas de frère. La satisfaction de leurs passions basses ou âpres, leur moi superbe passait avant tout. Dominer était leur premier et dernier bonheur et, pour étendre leur domination, il n’y avait pas de meilleur moyen que d’aveugler, de tromper et, par suite, d’exploiter ceux qui se trouvaient sous leur joug.

Parmi les inventions innombrables, par lesquelles ils savaient égarer leurs sujets, il faut compter l’adresse avec laquelle ils ont propage la croyance à des différences héréditaires entre les hommes. Ces différences, ils les ont artificiellement créées par la contrainte des lois, ils les ont fait prêcher partout par des apôtres stipendiés. Quelques hommes, disait-on, sont nés pour commander et gouverner, d’autres pour posséder des bénéfices et des emplois, la grande masse est faite pour obéir. Le nègre, par la couleur de sa peau et son nez écrasé, est prédestiné à être esclave du blanc. Et par d’autres blasphèmes encore la sainte raison humaine était outragée.

Mais ils ont disparu de notre sol purifié, consacré maintenant à la liberté et à l’égalité, ces monuments de la méchanceté de quelques-uns, de la faiblesse et de l’aveuglement du plus grand nombre. Ils ont été jetés à la mer de l’oubli. Etre libres, être égaux, c’était la devise des hommes raisonnables et moraux, c’est maintenant aussi la nôtre. Pour le plein usage de ses forces corporelles et spirituelles, chacun a besoin d’un droit égal, d’une liberté égale. Et seule la différence même de ces forces doit déterminer entre elles des différences d’application. O toi, qui as le bonheur d’avoir reçu de la nature de grands dons de l’esprit ou une grande robustesse corporelle, n’es-tu pas content de pouvoir déployer toute la mesure de ta force ? Comment peux-tu refuser à celui qui est plus faible que toi de tenter avec sa force moindre ce qu’il peut faire sans nuire à autrui ?

C’est là, mes concitoyens, le langage de la raison qui a été si longtemps méconnu et étouffé. Mais, que nous puissions tenir tout haut ce langage dans ce pays où il n’avait jamais retenti, tant que nos frères les meilleurs, nos frères non privilégiés n’avaient pas chassé les privilégiés dégénérés et débiles, rebut de la race humaine, oui, que nous puissions parler ainsi, à qui le devons-nous, sinon aux Français libres, égaux et braves ?

C’est vrai, on a dès sa jeunesse inspiré, à l’Allemand de l’éloignement pour son voisin français ; c’est vrai, les mœurs, le langage, le tempérament des Français diffèrent des nôtres. C’est vrai encore : lorsque les monstres les plus cruels dominaient en France, notre Allemagne était toute fumante de leurs crimes. Alors un Louvois, dont l’histoire garde le nom pour que les peuples puissent le maudire, faisait mettre en flammes le Palatinat, et Louis XIV, un misérable despote, prétait son nom à cet ordre détesté.

Mais ne vous laissez pas égarer, mes concitoyens, par les événements du passé ; la liberté des Français n’est vieille que de quatre ans, et voyez, déjà ils sont un peuple neuf, créé, pour ainsi dire, sur un modèle tout nouveau. Eux, les vainqueurs de nos tyrans, ils tombent en frères dans nos bras, ils nous protègent, ils nous donnent la preuve la plus touchante d’amour fraternel en partageant avec nous la liberté si chèrement achetée par eux, — et c’est la première année de la République ! Voilà ce que produit la liberté dans le cœur de l’homme, c’est ainsi qu’elle sanctifie le temple habité par elle.

Qu’étions-nous il y a trois semaines ? Comment a pu se produire aussi vite le changement merveilleux qui a fait de nous, valets opprimés, maltraités et muets d’un prêtre, des citoyens courageux, libres et à la parole haute, de hardis amis de la liberté et de l’égalité, prêts à vivre libres ou à mourir ? Mes concitoyens, mes frères, la force qui a pu nous transformer ainsi, peut bien fondre en un seul peuple les Mayençais et les Français !

« Nos langues sont différentes, nos pensées doivent-elle l’être pour cela ?

La LIBERTÉ et l’EGALITÉ cessent-elles d’être les joyaux de l’humanité si nous les appelons FREIHEIT et GLEICHEIT ? Depuis quand la différence des langues a-t-elle rendu impossible d’obéir à la même loi ? — Est-ce que la despotique souveraine de Russie ne règne pas sur cent peuples de langue différente ? Est-ce que le Hongrois, le Bohémien, l’Autrichien, le Brabançon, le Milanais ne parlent pas chacun leur langue, et en sont-ils moins les sujets du même Empereur ? Jadis les habitants de la moitié du monde ne s’appelaient-ils pas citoyens romains ? Et sera-t-il donc plus difficile à des peuples libres de se rattacher ensemble à des vérités éternelles, qui ont leur fondement dans la nature même de l’homme, qu’il ne l’était à des esclaves d’obéir à un même maître ?

Autrefois, quand la France était encore sous le fouet de ses despotes et de leurs rusés courtisans, c’était là le modèle sur lequel se formaient tous les cabinets ! Alors les princes et les nobles ne trouvaient rien d’aussi glorieux que de renier leur langue maternelle pour parler détestablement un français détestable. Et maintenant voyez ! Les Français brisèrent leurs chaînes, ils sont libres, et le goût délicat de nos aristocrates zézayants et balbutiants change soudain : le langage de la liberté blesse leur langue ; volontiers ils nous persuaderaient qu’ils sont Allemands, rien qu’Allemands de fond en comble, qu’ils ont honte de la langue française, pour former enfin le vœu que nous n’imitions pas les Français.

Arrière ces hypocrites et débiles prétextes ! Ce qui est vrai reste vrai, à Mayence comme à Paris, en quelque lieu et en quelque langue qu’il soit dit. C’est d’abord en un point particulier que le bien doit éclater au jour, et de là il se répand ensuite sur toute la terre. C’est un Mayençais qui a inventé l’imprimerie, et pourquoi ne serait-ce point un Français qui inventerait la liberté au dix-huitième siècle ? Concitoyens, prouvez bien haut que le cri d’appel de cette liberté, même en langue allemande, sonne terrible pour des esclaves, annoncez-leur qu’ils doivent apprendre le russe s’ils ne veulent pas entendre et parler une langue d’homme libre. — Que dis-je ? Non, faites tonner à leur oreille que bientôt les mille langues de la terre ne seront plus parlées que par des hommes libres, et que LES ESCLAVES, AYANT RENONCÉ A LA RAISON, N’AURONT PLUS DE REFUGE QUE DANS L’ABOIEMENT !

Comment ? Les folies et les vices de nos voisins, quand ils étaient sous la direction détestable de leurs tyrans, on les imposait à l’Allemand en un zèle d’imitation ridicule et coupable ; on n’avait pas honte d’égarer le peuple par les exemples les plus corrupteurs, et maintenant que nous pouvons tenir de leurs mains la sagesse, la vertu, le bonheur, ou, pour tout dire en deux mots, la liberté et l’égalité, on veut nous mettre en garde contre l’exemple de la France ! Qui ne perce pas à jour ces artifices pitoyables et impuissants de l’aristocratie mourante ! »

Et, après avoir ainsi réfuté les sophismes des privilégiés, révélé le secret du pseudo-patriotisme où ils abritaient soudain leur puissance menacée, George Forster, avec un optimisme où il entre évidemment bien du parti pris, et qui recevra sans délai le plus cruel démenti, essaie de rassurer Mayence :

« Regardez autour de vous : vous voyez que la puissante, la menaçante conjuration des despotes contre la liberté a manqué son but.

Le Brunswickois, avec ses 150.000 mercenaires, n’a pu arriver jusqu’à Châlons, et, abstraction faite de la trahison de Longwy et de Verdun, il n’a pu conquérir une seule place forte. Les étendards victorieux de la République l’ont rejeté hors des frontières ; il a dû fuir devant la famine et la peste et, pendant qu’il essaie de rallier et de mettre en sûreté les débris de ses troupes découragées, l’armée de la liberté déborde au delà des frontières : toute la Savoie, Nice, Spire, Worms, Mayence et Francfort tombent presque sans résistance aux mains des Français. Mons ouvre ses portes au vainqueur Dumouriez. Trêves peut à peine attendre l’arrivée du brave Wimpfen et, dans la région montagneuse de l’autre côté du Rhin, les Hessois et les Prussiens fuient devant Custine, citoyen et général, et devant les soldats de la liberté. Toutes les forces autrichiennes dans les Pays-Bas sont sur le point de se dissoudre par la désertion ou de fuir dans le Luxembourg ; les débris des troupes prussiennes doivent choisir entre la retraite de Westphalie ou la famine Coblentz.

Quelles espérances peut donc offrir la continuation de la campagne aux ennemis de la liberté ? Toute l’Allemagne est complètement épuisée de subsistances de toutes sortes et des moyens de vie qui sont indispensables à l’entretien de grandes armées. Les caisses de l’Autriche sont vides et son crédit tombera plus bas qu’il y a un an les assignats de France ; les assignats remontent et le crédit de l’Autriche ne se relèvera jamais. La Prusse, un petit royaume qui n’a été élevé au premier rang que par des opérations de finances et une tension extrême de tous les ressorts, a sacrifié ses meilleures troupes, vidé son trésor, le véritable secret de sa grandeur artificielle, et son roi ne sait ni épargner, ni combattre, ni penser comme son oncle Frédéric ; il a renvoyé les sages serviteurs de Frédéric, et Herzberg, qui pouvait le sauver, est chassé par des visionnaires et par des maîtresses de Cour. L’impératrice russe a surtout mis à profit la belle occasion de tromper ses deux rivaux, et pendant qu’ils faisaient leur folle expédition en France, elle mettait toute la Pologne en vasselage ; maintenant ils voient leur faute et ne savent guère comment ils se garderont de cette femme colossale. — La Saxe, la Bavière, le Hanovre observent une sage neutralité, qui est maintenant plus nécessaire que jamais. La Suède, depuis sa guerre avec la Russie, est tombée dans l’impuissance. Le gouvernement monarchique du Danemark cherche sagement à durer en allégeant le fardeau du peuple et en assurant la liberté de la presse ; l’Italie fait signe à ses libérateurs et l’Espagne est si gravement endettée qu’elle ne peut rien tenter contre la France. Les Anglais libres envoient aux Français libres leur approbation joyeuse. Voilà la situation de l’Europe.

Il n’y a que la folie furieuse qui puisse, en cet état de choses, conseiller la continuation de la guerre contre la France. A la vérité, on me dira qu’aujourd’hui on ne peut attendre des cabinets que fureur et démence ! Et je reconnais que jusqu’ici leur conduite est en effet une manifestation de délire. Mais supposé que les Cours alliées tendent toutes les forces qui leur restent pour porter de nouveau la guerre sur le Rhin ; supposé que ces armées viennent soutenues de magasins immenses (et je ne sais comment on pourrait les remplir) ; supposé qu’elles amènent la grosse artillerie qu’elles avaient oubliée cette année, où pensez-vous, mes concitoyens, que les Français les attendront ? Ce n’est certes pas sous les murs de Mayence, quand la Franconie et la Souabe sont ouvertes jusqu’aux limites de la Bohême et de l’Autriche.

La crainte ridicule d’un siège d’hiver, je ne veux même pas la discuter, elle trahit trop visiblement les pitoyables efforts de nos aristocrates pour alarmer nos concitoyens en exploitant leur ignorance des choses de la guerre. Vous, mes frères, vous riez d’aussi impudentes menaces. Vous savez bien que maintenant, au lieu de lâches aristocrates qui fuient avec tout leur avoir à la première ombre du danger, vous avez pour défenseurs des hommes libres qui ont un cœur dans la poitrine. »

Dès lors, s’il n’y a pas péril pour les Mayençais à unir leur destin à celui de la France, il faut que cette union soit complète. Il faut qu’en s’associant à la France ils participent à toute la liberté, à toute la force de la République. A quoi servirait-il de rester hors de la France et, pour ainsi dire, en marge de la République française, puisque c’est seulement par son aide et sous son bouclier que les Mayençais peuvent être des citoyens libres ? A quoi servirait aussi d’adopter une Constitution bâtarde qui, en laissant subsister des vestiges de privilège et d’aristocratie, supprimerait l’entière coopération de Mayence et de la France, et comment la France républicaine pourrait-elle protéger à Mayence une liberté incomplète et trompeuse dont elle a été obligée elle-même de dénoncer le mensonge ?

BOYER-FONFRÈDE
(D’après un document du Musée Carnavalet)

« Voici, mes concitoyens, le moment favorable où vous pouvez devenir et demeurer libres, aussitôt que vous aurez pris la résolution ferme de vous rattacher à la France et de faire avec elle cause commune. Ayez l’honneur d’être les premiers en Allemagne à secouer vos chaînes, ne laissez pas vos voisins vous devancer... Le Rhin, un grand fleuve navigable, est la limite naturelle d’un grand État libre, qui ne désire aucune conquête, mais qui accueille les nations qui se joignent volontairement à lui et qui est fondé à exiger une indemnité de ses ennemis pour la guerre arbitraire qu’ils lui ont déclarée. Le Rhin restera, comme il est juste, la limite de la France ; il n’y a pas de regard un peu exercé aux choses de la politique qui ne voie cela, et on se serait depuis longtemps décidé à ce sacrifice si un point d’honneur n’obligeait pas d’abord les Français à arracher aux tyrans la Belgique et Liège.

Ne doutez pas que la République française n’attend que votre déclaration pour vous accorder aide et fraternisation. Si le vœu de Mayence et des habitants de la région environnante se prononce, s’ils veulent être libres et Français, vous serez tout de suite incorporés à un État libre indestructible.

Peut-être vous a-t-on dit qu’il serait difficile de détacher de l’Empire allemand les pays de ce côté-ci du Rhin. Je demande si on n’a pas déjà détaché de l’Allemagne et donné à la France l’Alsace et la Lorraine... (En ce qui touche la Constitution) l’expérience démontre par des exemples innombrables que dans les grands et décisifs moments les choses moyennes et médiocres, qui n’osent être qu’à demi, qui ne sont ni le chaud ni le froid, ne réussissent qu’à blesser tous les partis et à tout mettre en fermentation. N’êtes-vous point assez avertis par l’exemple de la France elle-même et du parti prétendu modéré de la Cour et des Feuillants ? Souvenez-vous des petits intrigants à courte vue, qui jouaient toujours à couvert, forgeaient des plans secrets et d’artificieuses intrigues, qui partout se glissaient et rampaient pour ameuter obscurément les esprits, semant les calomnies, les menaces, les écrits outrageants et cherchant à se créer des adhérents par la corruption. Souvenez-vous que ceux-ci enfin ont essayé, le poignard à la main, de déchirer le vêtement de leur mère, de leur patrie, de leur France. C’est là le but et la fin du modérantisme qui toujours, avec des mots endormeurs, une voix douce, un regard angélique, cherche à vous séduire pour vous enlacer et vous étouffer.

Je ne dis pas trop : vous perdrez tout si vous ne prenez pas tout, si vous ne voulez pas de tout votre cœur être pleinement libres. La chose est claire. Qui vous garantira votre fade et médiocre compromis, votre projet modéré et feuillantin, votre prince élu, vos États de créanciers et de nobles, vos deux Chambres, oui, qui vous garantira tout cela ? Ce ne sera pas le cher et saint Empire allemand, qui ne peut même plus se sauver lui-même et qui est à bout. Ce ne sera pas le Reichstag de Ratisbonne, réduit à l’inaction. Ce ne sera pas la Prusse ou l’Autriche qui ne se soucient guère de vous.

Ce ne seraient pas les princes auxquels vous voulez vous confier. Vous auriez là vraiment une belle caution. Ceux qui toujours se servent de l’Empire allemand comme d’un épouvantail ne songent pas qu’ils ont oublié de nous dire comment l’Empire allemand négociera avec nous au sujet de la nouvelle Constitution modérée. Avec lequel de nous entrera-t-il en conversation ? Reconnaîtra-t-il préalablement notre droit de nous donner une Constitution nouvelle ? Nous avons vu le contraire à Liége, et je vais plus loin : je dis que l’Empire allemand ne peut pas, avec ses principes, s’entretenir avec nous sur cet objet ; que la forteresse de la Constitution impériale, incapable de toute amélioration, de tout changement, n’est plus qu’une pauvre chambre de décharge, toute branlante et tarée, où on peut faire un trou rien qu’en la touchant du bout du doigt.

Cette vieille pièce de décharge et de débarras est hantée maintenant par un fantôme décevant, qui se donne pour l’esprit de la liberté allemande ; mais c’est le diable de la servitude féodale, comme on peut le reconnaître aux énormes dossiers qu’il traîne avec lui et au bruit de chaînes qui accompagne chacun de ses pas. Ce spectre horrible qui parle de titres, de féodalité, de parchemins, alors que des gens raisonnables parlent de vérité, de liberté, de nation et de droit humain, ne peut être chassé que si on marche sur lui la dague au poing.

Laissons cette image, voici ce que je dis en paroles précises : La force des armes peut contraindre l’Empire allemand à des concessions ; elle peut l’obliger à reconnaître Mayence comme un État libre, qui a le droit de se constituer lui-même. Mais pendant que la République française est engagée comme en une lutte sanglante avec la Prusse et l’Autriche, croire que Mayence obtiendra par des négociations que l’Empire allemand reconnaisse sa Constitution, c’est une preuve de courte vue politique qui ne peut s’excuser que par l’extrême inexpérience. »

Et, si l’Empire allemand ne peut pas garantir cette Constitution mayençaise, est-il permis d’espérer que la France la garantira ?

« Mais voulez-vous m’expliquer comment la République française s’oubliera elle-même au point de vous garantir à vous et à l’Empire allemand une Constitution qui va juste à contre-sens des principes éternels sur lesquels elle-même repose, la liberté et l’égalité ? Elle a promis son appui à une Constitution libre, mais non pas à l’antique esclavage sous un nom nouveau. N’imaginez pas qu’une nation libre puisse se contredire aussi violemment elle-même et agir aussi follement. Ne vous éblouissez donc pas de vaines espérances. Comprenez bien, vous tous, les habitants de la ville et de la campagne, que le projet captieux et qui paraît innocent vous conduit à votre perte. Si la République française ne s’intéresse pas à vous dans les stipulations de paix, si elle ne vous garantit point une Constitution qui est contraire à ses principes et qu’elle ne peut pas vous garantir, que vous reste-t-il ? qu’à vous remettre aveuglément, en rebelles vaincus et impuissants, aux mains de vos maîtres d’hier. Abandonnes par la France, abandonnés de tous, vous ne pourrez pas faire vos conditions. Vous devrez — ô terrible destin pour qui connaît le despotisme et les aristocrates ! — vous devrez vous rendre à merci. »

C’est un discours d’une admirable force politique, peut-être le seul discours vraiment politique, tout pénétré de réalité et tout frémissant de passion, qui ait été prononcé à cette date en Allemagne. Je devrais en traduire et en citer les larges extraits pour donner la sensation exacte, aiguë des problèmes presque désespérés qui tourmentaient alors la pensée et la conscience de l’Allemagne. Le glaive de la Révolution oblige l’esprit allemand aux décisions rapides. La dialectique de Forster est pressante et ses conclusions sont nettes. Il ne laisse d’autre refuge aux Mayençais et aux pays du Rhin que dans l’union entière avec la France, dans l’acceptation de l’entière démocratie. Mais comment un lourd malaise n’aurait-il pas pesé sur l’Allemagne ? Ah ! certes, c’est avec une force de pensée presque héroïque que Forster tente de dissiper les vieilles défiances, les haines et les préjugés de race. Et rien n’est plus beau que cette partie du discours de Forster où il s’empare, au nom de la liberté, de tous les idiomes, de tous les langages de l’univers et où il ne laisse plus à l’esclave que le cri de la bête.

Mais quoi ! depuis deux générations l’Allemagne rêve de reconstituer son unité politique et nationale par la force de l’unité intellectuelle. La langue allemande, dédaignée encore des puissants, mais enrichie par de grands poètes et de grands écrivains de merveilleuses beautés, lui apparaît comme le vrai trésor national, comme la promesse d’unité et de grandeur. Et voici que la partie la plus progressive, la plus révolutionnaire de l’Allemagne est invitée à se séparer de la patrie allemande, à s’associer à un peuple libre, il est vrai, mais qui parle une autre langue et procède d’une autre tradition. Quel trouble et quel malaise ! Voici encore que jusque dans l’acte constitutif de sa liberté, le peuple des pays rhénans subit la double servitude de la conquête et de la guerre. Qu’est devenue la promesse première faite aux peuples allemands qu’ils choisiront eux-mêmes, en toute souveraineté, la Constitution qui leur conviendra le mieux ? Maintenant il apparaît aux Mayençais qu’ils sont exposés à tous les hasards, à l’abandon de la France et aux représailles furieuses de l’évêque et des nobles, s’ils n’adoptent pas exactement la Constitution française que Custine leur offre à la pointe de son épée. Il y avait une contradiction lamentable à être libéré par le vainqueur et à croire que cette libération pourrait se produire selon un autre mode que celui du vainqueur. Non, non, il y a trop de malaise en cette liberté imposée et façonnée par la conquête, et l’Allemagne ne se sentira libre que le jour où elle se donnera elle-même la liberté.

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