UN SOUVENIR DE VENEDEY

Mais, même dans les pays du Rhin, à quelles difficultés il se heurtait ! Sans doute un souffle de liberté semblait se lever sur ces régions. Il se faisait comme une fusion de l’âme allemande et de l’âme française. Au début de son livre, d’ailleurs si lourdement chauvin, sur les Républicains allemands sous la République française, le fils de l’un d’eux, Venedey, écrit ceci :

Enlacez-vous, millions d’hommes,
C’est le baiser universel.
Par delà les célestes dômes
Bat sans doute un cœur paternel.

« Ces vers de Schiller sont là noble bouture qui s’est greffée en mon âme, dans la vie naissante de ma pensée.

Aux souvenirs les plus lointains de mon enfance appartient un voyage, où je me trouvai à côté de mon père du matin au soir dans une voiture attelée d’un seul cheval ; elle était protégée par un capotage et des rideaux de cuir contre la pluie qui tombait parfois à torrents et, bien avant la nuit, elle nous porta à travers la campagne sombre jusqu’à notre métairie de Beckerade.

Tout le temps que mon père n’avait pas à répondre aux questions d’un curieux enfant de cinq ans, il lisait dans un livre, l’Esprit des lois de Montesquieu, et quand il fermait parfois le livre, il fredonnait et chantait à côté de moi son chant préféré, dont les deux premiers vers :

Enlacez-vous, millions d’hommes,
C’est le baiser universel,

me sont restés dans la mémoire. Deux fois mon père chanta sur le même air des paroles françaises que je ne comprenais pas ; j’appris seulement plus tard que c’était la Marseillaise. La chanson de Schiller et celle de Rouget de Lisle étaient en ce temps chantées sur le même mode, et on disait aussi que Schiller avait transformé en Marseillaise son chant magnifique. L’Hymne à la joie était devenu un hymne à la liberté : liberté, belle étincelle divine ! A la maison aussi, aux heures solennelles, mon père chantait son chant. Le soir du nouvel an, le jour anniversaire du père et de la mère, quelques amis et cousins et aussi l’instituteur Heuter, dans l’école duquel j’apprenais l’A B C, étaient priés à dîner. Là-haut, dans la « salle », dont on ne se servait que dans les occasions solennelles, le repas s’écoulait joyeux et cordial. La mère était fière de l’excellence du dîner, les plus splendides rôtis, les plus magnifiques gâteaux, les fruits les plus délicats étaient servis.

Mais lorsqu’une bolée de vin de choix ou, en hiver, de vin chaud, déliait les langues, mon père se levait de table, marchait de long en large dans la chambre, tandis que par couplets alternés on chantait avec enthousiasme la Marseillaise et l’Hymne à la joie. »

L’Esprit des lois, la Marseillaise, l’Hymne à la joie, Montesquieu, Schiller, Rouget de Lisle : ainsi les rayons de la pensée française et de la pensée allemande se fondaient. Ainsi le large et doux appel de Schiller à toutes les joies de l’univers s’aiguisait en Marseillaise, en paroles de combat contre les tyrans destructeurs de joie.

Enlacez-vous, millions d’hommes,
C’est le baiser universel.
Par delà les célestes dômes
Bat sans doute un cœur paternel.

Que veut cette horde d’esclaves,
De traîtres, de rois conjurés ?
Pour qui ces ignobles entraves,
Ces fers dès longtemps préparés ?

Soudain la douce voie lactée, toute fourmillante d’étoiles, devenait pour le regard ardent comme un chemin de combat, une glorieuse montée vers les hauteurs libres, soudain le grand cœur paternel qui battait dans le haut mystère du monde avait des palpitations de colère contre les oppresseurs qui troublaient l’ordre heureux des êtres, et rompaient l’universel enlacement. Quel temps que celui qui berçait ainsi les jeunes âmes au rythme ample de la pensée allemande, au rythme fort de la pensée française, et qui harmonisait enfin, dans un même mode musical, toutes les puissances de la pensée, de l’action et du rêve !

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