GEORGE FORSTER

Ah ! quel drame poignant de conscience et de pensée que la vie de ce grand et infortuné George Forster ! Depuis qu’avait éclaté la Révolution, son esprit n’était que tourment et conflit. Il avait trente-six ans en 1789 et ses étroites fonctions de bibliothécaire à l’Université de Mayence ne suffisaient point à son activité inquiète et à son esprit vigoureux. Il avait du sang anglo-saxon dans les veines. Il descendait d’une famille écossaise qui s’établit en Allemagne au XVIIe siècle. Et c’est sous la direction d’un capitaine anglais, l’illustre Cook, qu’il fit, de 1772 à 1775, à peine âgé de vingt-deux ou vingt-trois ans, un voyage autour du monde. C’était le second voyage de Cook. Forster en a laissé un récit admirable, d’une netteté d’idées et d’images, d’une force et d’une rapidité vie style que l’Allemagne n’avait pas encore connues. Et déjà son haut esprit se révèle généreux et exact. Il a la passion de la science, l’orgueil de l’esprit humain.

Il recueille, dessine, catalogue animaux et plantes, et quand il rencontre au Cap ou en Océanie d’intrépides botanistes, des disciples du grand Linné qui vont à travers le monde pour saisir et faire entrer dans les classifications du maître toute la diversité presque infinie de la vie végétale, il s’émeut d’un enthousiasme grave et presque religieux ; quoi de plus noble que la pensée conquérante ? Mais partout, en même temps que cette curiosité passionnée du vrai, il a le souci de l’humanité. Il s’afflige et proteste, toutes les fois qu’il constate les mauvais traitements infligés aux esclaves. Au Cap notamment, où la Compagnie hollandaise a réduit en esclavage des centaines de Hottentots, il constate avec douleur en quel mépris des hommes peuvent tenir d’autres hommes. Ces Hollandais, pieux lecteurs et commentateurs de la Bible, et qui croient que sans religion l’homme n’est qu’une brute, laissent systématiquement leurs esclaves en dehors de toute religion et de tout culte. Ce n’est point par tolérance, mais par extrême dédain. Les esclaves ne sont vraiment à leurs yeux que des bêtes.

De ce long voyage, Forster a retenu une grande pitié pour les esclaves, pour les noirs, une grande colère contre les sophismes des esclavagistes. Il a de même, pour les sauvages, pour les populations primitives, une sympathie tendre et douloureuse. Il gémit de tout le mal que leur font les Européens :

« C’est un grand malheur, que toutes nos découvertes aient coûté la vie à tant d’hommes innocents. Mais, si dures que soient ces violences pour les petites populations incultes qui ont été visitées par les Européens, ce n’est qu’un détail auprès du dommage irréparable qui leur a été causé par la ruine de tous leurs principes moraux. Si du moins ce mal avait été quelque peu mêlé de bien, si on leur avait appris des choses vraiment utiles, ou si on avait extirpé parmi eux quelque coutume immorale et funeste, nous pourrions nous consoler à la pensée qu’ils ont regagné d’un côté ce qu’ils perdaient de l’autre.

Mais je crains bien que notre connaissance n’ait fait que du mal aux habitants de la mer du Sud ; et je crois que les populations qui se sont le mieux tirées d’affaire sont celles qui par crainte ou méfiance n’ont pas permis à nos matelots d’entrer en relations avec elle. »

Hélas ! Quelle tristesse que l’expansion des races supérieures et cultivées ait été déshonorée par tant d’inutiles violences et de bassesses ! Mais, si Forster est sévère pour les Européens, il n’a sur les sauvages aucune illusion sentimentale. Il note avec dégoût la crapuleuse et bestiale saleté des habitants de la Nouvelle-Zélande. Dans toutes les îles du Pacifique, les filles trafiquent de leur corps non peint par une sorte d’impudeur naïve et d’innocence première. Elles témoignent au contraire quelque répugnance à se donner. Mais elles ne résistent pas longtemps à la cupidité, au désir d’avoir une étoffe voyante ou quelque objet convoité. Et au besoin le père, qui n’entend pas perdre une belle occasion de profit, oblige à céder celles qui résistent.

« Est-ce nos hommes, qui prétendent appartenir à un peuple civilisé et qui sont cependant à ce point bestiaux, ou est-ce ces barbares qui prostituent si honteusement leurs femmes, qui méritent le plus de dégoût ? C’est une question à laquelle je ne puis répondre. »

Presque partout, les sauvages n’ont qu’une loi : lorsqu’ils se haïssent, poursuivre leurs ennemis jusqu’à l’entière extermination. Et l’instinct du meurtre s’éveille aisément en eux. Près du rivage, en Nouvelle-Zélande, Forster et ses compagnons rencontrent une famille de sauvages, qui paraît avenante et douce. Ils font don au chef d’une hache. Ils supposaient que, vivant seul avec les siens dans une forêt épaisse, il se servirait de sa hache pour abattre des arbres et travailler le bois. A peine l’eut-il en mains qu’il se mit à courir en criant qu’il allait tuer. Il avait sans doute quelque ennemi à l’autre bord de la foret. Non, il ne faut pas s’imaginer, comme Jean-Jacques, que l’innocence et la bonté sont dans l’état de nature. L’humanité est encore atroce et vile, cruelle, lubrique, avide. Mais, du moins, par la pensée, elle commence à pressentir un ordre supérieur, et la science apparaît bien belle, quand elle est brusquement confrontée à cette grossière ignorance primitive qui n’exclut pas les instincts mauvais. Que de noble orgueil et de mélancolie dans ce rapide tableau d’une halle européenne en pleine sauvagerie !

LES TOUPES PRUSSIENNES ET HESSOISES CHASSENT LES FRANÇAIS DE FRANCFORT, LE 2 DÉCEMBRE 1792
(D’après une estampe allemande de la Bibliothèque Nationale)

« Au bord d’un ruisseau bruyant auquel nous avions ménagé une issue commode sur la mer, était l’installation de nos tonneliers qui faisaient ou réparaient toute une série de tonneaux pour emporter de l’eau. Ici fumait une grande chaudière où, avec des plantes indigènes et jusqu’ici inobservées, nous brassions une saine et rafraîchissante boisson pour nos hommes. A côté, ceux-ci faisaient cuire d’excellents poissons pour leur camarades qui réparaient, nettoyaient, calfataient le navire, remettaient les agrès en état. Ainsi des travaux divers animaient la scène, l’emplissaient de bruits variés ! tandis que la montagne voisine retentissait des coups de marteau rythmés des charpentiers. Même les beaux-arts fleurissaient dans la nouvelle colonie. Un débutant (c’est Forster lui-même) dessinait, pour son noviciat, les plantes et les animaux de la forêt que nul encore n’avait visitée ; les romantiques perspectives du pays sauvage étaient fixées aussi par un de nos amis et la nature s’étonnait d’être reproduite dans la richesse de ses couleurs et la délicatesse de ses nuances. Même les sciences les plus hautes avaient honoré de leur présence ces lieux déserts. Au milieu des travaux mécaniques se dressait l’observatoire muni des meilleurs instruments ; et l’astronome, avec un zèle vigilant, suivait la marche des astres ; les merveilles du monde animal dans les forêts et les mers occupaient les sages, curieux de connaître l’univers.

Partout, en un mot, où nous jetions les yeux, on voyait fleurir les arts, et les sciences siégeaient en un pays que jusqu’ici une longue nuit d’ignorance et de barbarie avait couvert ! Cette belle image de l’humanité élevée et de la nature fut de courte durée. Elle disparut comme un météore presque aussi vite qu’elle avait apparu. Nous rapportâmes nos instruments et nos outils dans le vaisseau et nous ne laissâmes d’autre trace de notre séjour qu’une petite éclaircie dans la forêt. A la vérité nous avions semé là quelques-unes des meilleures plantes de jardin d’Europe, mais la végétation spontanée étouffera bientôt toutes les plantes utiles et dans peu d’années le lieu de notre séjour ne sera plus reconnaissable, il sera retourné à l’état originel et chaotique du pays. Ainsi passe la gloire du monde. Mais qu’importent, pour l’avenir destructeur, les moments ou les siècles de culture ? Il efface ceux-ci comme ceux-là. »

Ainsi la forte pensée de Forster, à la fois vaillante et triste, dominait le temps. Il revint en Allemagne sans parti pris théorique, sans esprit de système, plein d’une pitié clairvoyante pour la pauvre humanité surchargée de maux. Il avait lutté et souffert. Dans les longs mois de navigation vers le pôle Sud, il avait connu l’extrémité du péril et de la souffrance, les sinistres tempêtes sous un ciel tout noir, les fureurs d’une mer sombre soulevant des blocs de glace. Il avait connu aussi la douceur toute virgilienne et élyséenne des horizons de Taïti : Devenere locos lœtos. Et après avoir fait le tour du monde, il se dit, en terminant, avec Pétrarque, que le monde était bien petit :

« J’ai vu l’un et l’autre pôle, les étoiles errantes et leur voyage oblique. Et j’ai vu combien notre vision était courte ! »

Oui, mais pour cet esprit ardent, actif et clair, qui venait de mesurer le monde et qui le trouvait étroit, que la médiocrité somnolente de la vie allemande allait paraître opprimante ! Il avait entrevu la grande action, et il était pris maintenant dans une morne immobilité. Professeur à Vilna, à Mayence, il souffrait de sa pauvreté, mais surtout de l’impuissance d’agir. Sa gloire même lui était un fardeau. Les Allemands regardaient curieusement l’homme intrépide qui avait traversé tant d’horizons inconnus. Mais lui se disait tout bas : « Que m’importe cette curiosité enfantine et vaine ? Ils ne sauront pas faire usage de la force qui est en moi. » Il avait épousé la fille du grand savant de Gœttingue, Heyne, le commentateur illustre de Virgile ; et il soutenait sa famille à force de labeur. Il traduisait pour les revues allemandes ou il commentait les œuvres anglaises. Et il souffrait de perdre ainsi à un travail subalterne l’énergie de ses facultés.

L’Angleterre avait une vie politique et industrielle intense, les joies de la liberté et l’orgueil de la richesse. La France avait, au moins en son centre, les joies d’une vie sociale éblouissante où la puissance de la pensée s’animait de la puissance de l’opinion. En Allemagne il y avait en quelques esprits d’élite une admirable vie intellectuelle ; mais c’étaient des flammes sur des sommets ; de grandes ténèbres dormantes couvraient la vallée et, dans le cercle des petites villes s’agitaient des intérêts misérables. Forster avait le respect des hauts penseurs de l’Allemagne. Surtout il avait compris toute la grandeur de Kant, et il en voulait à l’Angleterre de ne pas l’avoir d’emblée admiré, traduit, adopté. Mais il n’était pas fait pour la pure contemplation. Il lui semblait que ces hautes flammes de la pensée auraient dû animer tout le peuple à la liberté, à la grande action politique, et il constatait partout inertie, routine, sotte admiration de l’ignorance servile pour le privilège infatué. En sa vie personnelle, étroite et gênée, retentissaient toutes les misères de la vie allemande. Il n’aimait ni le luxe de délicatesse ni le luxe de vanité. Mais il aurait voulu pouvoir tout à son aise acheter des livres, et s’échapper en un rapide voyage, pour reprendre contact avec le monde. Il s’y décidait parfois, mais en créant à son ménage des mois de gêne et de souci.

Le cœur de sa jeune femme, qui l’admirait cependant, se détourna de lui, de sa tristesse, de son imprévoyance. Et Forster aurait succombé au poids écrasant de la vie s’il n’avait eu dans l’esprit un merveilleux ressort, une force de curiosité et de pensée qui toujours soulevait tous les fardeaux de pauvreté et d’ennui. Il se nourrissait de tout ce que l’esprit humain produit de noble et de fort. Il possédait les littératures anciennes, « cet incomparable trésor d’idées et d’images », et il connaissait presque toutes les langues et toute la littérature de l’Europe. Il suivait avec passion le mouvement de toutes les sciences, de l’orientalisme, qui découvrait Sakountala, à la physique et à la chimie. Mais quoi ! faudra-t-il toujours lire, toujours méditer, toujours porter en soi l’immobile trésor des richesses humaines ? L’heure ne viendra-t-elle point d’appliquer à la réalité, au progrès substantiel de l’humanité toute cette force d’esprit et toutes ces connaissances ?

Les Anglais aussi pensaient, savaient. Ils avaient Newton et ils lisaient Homère. Mais ils combattaient au Parlement, ils gouvernaient des colonies, et chez eux la vie de l’esprit et la vie de l’action se fondaient en une seule flamme. N’est-ce pas d’un beau vers de Virgile que Pitt saluait à la Chambre des Communes la prochaine libération des esclaves noirs ? Quelle fatigue pour l’esprit agissant de Forster d’accumuler en silence des richesses de pensée dont il n’aurait pas l’emploi, des forces stériles et inquiètes !

Quand éclata la Révolution française, il y eut en lui un grand trouble. Il pressentit un de ces vastes ébranlements qui mettent en jeu toutes les énergies obscures et souffrantes. Et malgré sa réserve, malgré l’indifférence qu’il affectait parfois au dehors et les conseils de sagesse qu’il se donnait tout bas à lui-même, sa sympathie secrète alla d’emblée au mouvement révolutionnaire qui affirmait la liberté et qui déchaînait des forces d’action jusque-là liées. Ce n’est pas qu’il se livre d’abord tout entier et sans réserve. Il y avait quelque méfiance des événements et des hommes en cette nature tourmentée et refoulée. Et puis, en observateur exact et méthodique, il attendait, pour juger, le développement des phénomènes. Visiblement, il se contraint dans la partie première de la Révolution et il surveille son instinct qui se déclare pour elle.

Il commence par s’étonner qu’un aussi grand drame ne suscite que des acteurs aussi médiocres. Il répète le mot banal propagé alors par la contre-Révolution sur Catilina-Mirabeau. Il dit que ce n’est pas le génie ou la sagesse des hommes qui a assuré les premiers succès de la Révolution, qu’elle a été servie par l’imbécillité des deux ordres privilégiés, par la loi d’airain de la destinée qui condamne un régime corrompu et défaillant. Mais déjà, par une sorte de ruse inconsciente, ce qu’il retire de grandeur aux hommes, il le donne aux événements ; ce qu’il prend aux révolutionnaires, il le donne à la Révolution. Pourtant, comment s’engager à fond ? Ce serait se découvrir tout seul et se perdre.

Il a bien compris, d’une vue pénétrante et nette, que l’Allemagne ne suivra pas. Il constate, il répète, comme pour se rappeler lui-même à la prudence, qu’elle n’est pas prête pour une Révolution analogue à celle de la France. Même dans ces régions du Rhin, sur lesquelles le souffle de la France passait ardent encore, il n’y a que des pensées mesquines et des mouvements ineptes. A Mayence, c’est la grande querelle des ouvriers de métier et des étudiants qui, un soir, dans une auberge, avaient enlevé des filles réservées aux artisans. L’électeur de Mayence, les prêtres, qui gouvernaient avec lui, laissaient se produire ces désordres misérables, pour épuiser en de viles agitations toute l’ardeur combative du peuple mayençais et aussi pour avoir un prétexte commode à répression vigoureuse et à avertissements sanglants.

Que faire contre cette connivence de la sottise populaire et de la rouerie sacerdotale ? Attendre, se ménager, ne pas livrer sa vie et celle des siens au hasard des flots sombres et lourds. Pourtant, il commence à tâter un peu l’opinion de son entourage et il laisse échapper en quelques paroles brèves des pensées hardies, où perce sa connaissance des grands intérêts européens.

« Que vous semble, écrit-il à Heinse, le 30 juillet 1789, de la Révolution française ? Que l’Angleterre la laisse tranquillement se produire, c’est beaucoup de loyauté ou bien peu de politique. La République de vingt-quatre millions d’hommes donnera bien plus à faire à l’Angleterre que le despote avec un pareil nombre de sujets. Mais il est beau de voir ce que la philosophie a mûri dans les têtes et ce qu’elle a réalisé dans l’État sans qu’il y ait un exemple qu’un changement aussi complet ait coûté aussi peu de sang et de ruines. Ainsi c’est bien là la voie la plus sûre : instruire les hommes sur leur véritable intérêt et sur leurs droits ; tout le reste vient ensuite comme de lui-même. »

Que les amis et la famille de Forster se rassurent donc. Ses pensées les plus hardies ne vont pas pour l’Allemagne au delà d’une œuvre lente et prudente d’éducation. Le 28 août, il semble trouver téméraires et excessives les premières démarches de la Révolution.

« La Révolution française est commencée, mais non finie. Pourvu qu’on n’aille pas trop vite ! Il est bien certain que la suppression complète de la noblesse devait causer un grand trouble, plus d’un noble n’ayant absolument d’autres revenus que ceux qui proviennent des droits seigneuriaux. Mais il est impossible d’espérer la perfection ; c’est bien assez si quelque chose de bon en son genre et de grand se produit enfin. »

Quelle sympathie discrète encore et mesurée ! Et où saisirions-nous mieux les hésitations, les lenteurs de la conscience allemande qu’en ce vif esprit qui en est tout appesanti ? Mais les thèses de réaction et de compression qui commencent à se multiplier en Allemagne, par un instinct obscur de défense contre la contagion révolutionnaire, indignent Forster.

« J’ai vu avec douleur, écrit-il le 7 septembre, que Meyners, dans le compte rendu d’un voyage de Ludwig à Surinam, loue l’auteur, plus qu’il ne le blâme, d’approuver le commerce des esclaves. Ce misérable n’a pas honte de dire que la Bible prescrit le commerce des esclaves et il ajoute :Un homme peut être le frère d’un autre homme en Christ et être corporellement son esclave. » Et ce sont des distinctions, c’est cette casuistique de prêtre que Meyners laisse passer. La Gazette de Gœttingue est le véhicule qui répand dans le public l’approbation de ces principes monstrueux. Il y a longtemps que je n’ai été aussi indigné. »

Allons ! l’impatience de la bataille le gagne. Il sent qu’il ne sera pas le maître de ses colères, et c’est pour respirer à l’aise et dissimuler son inquiétude d’esprit, autant que pour assister de plus près à l’éruption du volcan, qu’il s’échappe vers la Belgique, l’Angleterre, la France. Il veut voix, interroger le grandiose phénomène qui commence à émouvoir l’Europe. Et ce qu’il aime tout de suite, ce qu’il salue dans la Révolution, c’est l’expansion des forces.
Cet homme se mourait d’étouffement et de resserrement. Ah ! que les cercles innombrables et étroits où un despotisme mesquin tient captive la force de production comme la force de pensée éclatent enfin ! Que toutes les poitrines se dilatent et que toutes les facultés donnent leur mesure !

« Partout et toujours, écrit-il d’Aix-la-Chapelle dès les premiers jours de son voyage, le développement économique a été inséparable de la liberté civile et a duré autant qu’elle. En Portugal, l’activité économique ne pouvait être qu’un phénomène accessoire de l’esprit de conquête et elle devait, étant contrainte et artificielle, disparaître bientôt dans les ténèbres du despotisme catholique et de la discorde politique. Dans l’oligarchie allemande, elle a lutté merveilleusement contre les obstacles terribles du barbare système féodal et elle se heurte seulement à la multiplicité de frontières et d’États que nous a léguée le moyen âge et qui grève toute opération marchande. Malgré la déplorable disposition géographique, il y a un fait qui témoigne de l’influence de la liberté sur le commerce de notre patrie : c’est la prospérité de Hambourg et de Francfort et la chute de Nuremberg, d’Aix-la-Chapelle et de Cologne. »

Est-ce que la bourgeoisie allemande ne le comprendra pas ? Est-ce qu’elle ne fera pas alliance avec les penseurs courageux pour briser toutes ces entraves et pour imposer au monde, qui adore encore sottement l’oisiveté titrée et le despotisme stérilisant, le respect de la bourgeoisie productive ? Les manouvriers aussi trouveraient leur compte à cette activité nouvelle. On dirait que Forster s’essaie, sous l’apparence scientifique et calme de déclarations d’ordre économique, à rédiger le manifeste révolutionnaire de l’Allemagne du travail contre l’Allemagne des princes et des prêtres.

« De ce point de vue, le grand marchand, dont les spéculations embrassent toute la sphère terrestre et relient les continents, n’est pas seulement, dans son activité d’esprit et dans son influence sur la marche générale de l’humanité, un des plus heureux parmi les hommes ; mais il est aussi, par la masse des expériences pratiques que chaque échange accroît en lui, par l’ordre et la généralité des concepts que l’on peut raisonnablement supposer en un esprit qui domine un si vaste champ de la réalité, un des plus éclairés. Bien mieux que beaucoup d’autres il atteint ce qui est la fin la plus haute de notre nature : agir, penser et, par de clairs concepts, concentrer en soi le monde objectif. Il est digne d’envie, le sort d’un homme qui, par son esprit d’entreprise, ouvre à des milliers d’autres hommes la source du bien-être et du bonheur domestique, d’autant plus digne d’envie qu’il leur procure ce bienfait sans diminution aucune de leur liberté et qu’il est le ressort invisible d’actions que chacun attribue à son propre vouloir. L’État est heureux lorsqu’il compte en soi des citoyens de cette sorte, dont les grandes entreprises non seulement peuvent se concilier avec la plus haute éducation des forces morales des citoyens plus humbles, mais encore acquièrent par celle-ci plus de stabilité. Là où l’extrême pauvreté accable le manouvrier, là où avec tout l’effort dont il est capable, il ne peut jamais arriver à la satisfaction des besoins de la vie les plus impérieux, là où l’ignorance est son lot au milieu d’un pays où la science éclaire les hautes classes de son plus clair rayon ; là aussi ce manouvrier ne peut réaliser en soi la plus haute destination de l’homme, étant réduit à n’être lui-même qu’un outil qui façonne les moyens d’échange entre les nations. Il en est tout autrement là où l’habileté et l’activité, sûres de leur salaire, procurent à celui qui en est doué un certain degré de bien-être, qui lui rend possible d’obtenir au moins des connaissances théoriques au moyen d’une instruction convenable et d’une bonne éducation. Combien petit et misérable apparaît le despote qui tremble devant les lumières de ses sujets, quand on le compare à l’homme privé, au fabricant d’un État libre, qui fonde son propre bien-être sur le bien-être de ses concitoyens et sur leur instruction plus parfaite ! »

Quelle intéressante déduction ! C’est comme la glorification kantienne de l’industrie. Kant proclame que le devoir suprême de l’homme envers l’homme, c’est de le traiter comme une fin, non comme un moyen. Et la dignité de l’individu humain, c’est de s’apparaître à lui-même comme une fin, comme un but. L’homme ne doit pas être l’outil d’un autre homme. Même quand il collabore avec un autre homme, même quand il travaille sous sa discipline, il faut qu’il ne soit pas un instrument. Il doit, même dans ce travail subordonné, rester sa fin à lui-même, accomplir et perfectionner sa propre nature, réaliser sa destinée la plus haute. Or, l’industrie, la grande et libre industrie, qu’aucun privilège corporatif ne resserre, qu’aucune exploitation féodale ou princière n’épuise et ne ravale, est, dans l’ordre pratique, « le règne des fins », le triomphe de toutes les libertés. Le chef d’industrie déploie une puissance de pensée et d’initiative incomparable. Et d’autre part, les ouvriers appelés au travail, non par la contrainte, mais par l’attrait d’un suffisant salaire, restent en tout sens des hommes libres. C’est leur volonté qui adopte et accepte le travail ; le salaire assez élevé qu’ils perçoivent leur donne des intérêts substantiels à administrer et, en même temps, ils peuvent consacrer à s’instruire, à instruire leurs enfants, à créer et en eux-mêmes et dans leur famille l’activité autonome de l’esprit, une part de leurs ressources. Encore une fois, c’est la philosophie de Kant traduite en concepts économiques.

Je ne puis m’empêcher, en lisant et commentant cette curieuse page, de songer au chapitre où Barnave donne l’interprétation industrielle de tout le mouvement politique moderne et de la Révolution. Pour Barnave comme pour Forster, l’industrie est la réalisation de la liberté. Mais comme la pensée de Forster est plus profonde et plus généreuse ! Barnave ne songe qu’à la glorieuse et brillante victoire de la bourgeoisie. C’est à toute l’humanité que pense Forster, sous l’inspiration de Kant. C’est en tout homme, et dans le plus humble manouvrier comme dans le chef d’entreprise le plus puissant, que doit être réalisée la pleine dignité humaine.

Aucune parcelle de la race humaine ne peut être convertie en outil. Comme il serait aisé au socialisme de se saisir de cette forte pensée et de démontrer que seul il lui donne vie ! Mais, c’est de l’épanouissement de l’activité bourgeoise, c’est du libre jeu de la démocratie industrielle que Forster attendait l’avènement de tous les hommes au « règne des fins », au règne de l’humanité.

VUE DE LA VILLE ET DE LA FORTERESSE DE KÖNIGSTEIN DANS LAQUELLE, AU MOIS DE NOVEMBRE 1792, 400 FRANÇAIS ENVIRON ONT ÉTÉ BLOQUÉ PAR LE GÉNÉRAL PRUSSIEN VON PEAU
(D’après une estampe allemande de la Bibliothèque Nationale)

Je reconnais en cette page de Forster la triple influence de l’Allemagne, de l’Angleterre et de la France. De l’Allemagne, Forster a reçu la haute inspiration et les admirables formules de Kant, qui depuis dix ans a révolutionné tout le système de la pensée alle mande. L’Angleterre lui a suggéré le type de la grande activité industrielle et l’idée d’une classe ouvrière active et aisée. Forster lui-même note ailleurs que les ouvriers anglais gagnent deux on trois fois plus qu’en Allemagne. Et c’est la commotion française qui a donné à Forster cette passion de mouvement universel et d’universelle rénovation. C’est l’exemple de la France, réalisant soudain l’idée, qui donne à toutes les idées un cœfficient de réalité inattendu.

Forster se dit : Qui sait ? Et il ne parle plus tout à fait en simple théoricien, en observateur impassible de phénomènes sociaux. Malgré lui, il se représente la nation allemande secouant la torpeur et les vieilles oppressions. Ce qu’il écrit là, c’est ce qu’il dirait à la tribune d’une grande assemblée allemande si l’Allemagne, concentrant ses forces dispersées et brisant la multiplicité de ses groupes, se donnait, dans l’ordre économique comme dans l’ordre politique, une Constitution nouvelle, unitaire et libre.

C’est la Révolution française qui ouvre ainsi aux esprits des possibilités imprévues. C’est elle qui est la sublime tentatrice. Forster, au plus profond de sa pensée et dans la partie réservée de sa conscience, se surprend sans doute à rédiger comme un fragment anticipé du manifeste économique et politique de la Révolution allemande.

Et partout, la pensée qui le domine, qui l’obsède presque, c’est qu’il faut délivrer d’innombrables énergies captives. Le lourd régime présent lui paraît mauvais, beaucoup moins parce qu’il répartit d’une façon arbitraire et inique les joies de la vie, que parce qu’il opprime et étouffe par milliers, par millions, des germes de pensée et d’action, des forces. C’est comme une croûte pesante et dure qui empêche les semences de lever. Que la charrue fouille et que la herse brise, non afin de niveler, mais afin de libérer.

C’est dans une lettre datée de Liège que Forster trace, en termes admirables, son programme de démocratie individualiste et active. Veut-on réaliser l’entière unité humaine ? C’est en un sens un noble idéal : une seule âme dans toute la race humaine, une seule pulsation. Oui, mais cette unité suppose la monarchie universelle réglant et accordant tous les ressorts. Que devient ce rêve le jour où les hommes cessent de croire à l’infaillibilité de la monarchie unique qui s’offre à eux ? Il ne reste plus qu’à chercher l’unité dans le jeu puissant et dans le vivant équilibre de toutes les libertés. Funeste serait cet équilibre s’il devait tourner en immobilité, si une morale monotone, une philosophie routinière et un pauvre idéal de la vie réduisaient à une simplicité misérable et abstraite la richesse des esprits et des volontés. Ce serait comme, un mécanisme universel s’exprimant par des individus innombrables ; ce serait à nouveau la servitude des hommes qui se seraient liés par un accord trop étroit et qui, en faisant la chaîne, se seraient enchaînés.

Mais ce péril n’est pas à craindre. Non, non, il n’est pas possible que les forces de vie, une fois libérées, arrivent à se neutraliser les unes les autres. Et Forster, dans sa complaisance pour l’universelle et incessante expansion de toutes les énergies, va jusqu’à reconnaître la légitimité de l’arbitraire momentané de la force. Elle stimulera, elle réveillera, elle obligera toutes les énergies qu’elle menace à une vigueur nouvelle. Que cette force seulement ne soit pas figée et perpétuée en constitution oppressive, en dogmes stupéfiants ; quelle soit le vif et rapide éclair de la liberté humaine.

« Une constitution de toute l’humanité qui nous délivrerait du joug des passions, et par là de l’arbitraire du plus fort, et imposerait à tous comme règle suprême la même loi de raison, manquerait probablement le but de l’universelle perfection autant que la monarchie universelle. Que nous servirait-il que nous ayons la liberté de développer nos facultés intellectuelles si soudain le désir de les développer nous faisait défaut ?

Mais il n’est pas à craindre que cet instinct nous soit jamais arraché, au moins dans le seul monde que nous puissions concevoir, tant que la race humaine se rajeunira et passera des formes de la vie purement végétative à la vie animale pour s’élever de là à une vie mêlée d’impulsion physique et de sentiments moraux. La lettre, les formules, les conclusions toutes faites ne pourront jamais vaincre dans la jeune génération l’instinct puissant et obscur de chercher par sa propre action la propriété des choses et d’arriver par l’expérience directe à la sagesse de la vie. Dans ses veines coulera, à son insu même, le torrent de feu de la puissance et du désir. »

Ainsi qu’on ne craigne pas de voir se reformer, pour ainsi dire, à la surface des sociétés humaines la couche de glace brisée une première fois. La force des courants chauds de la passion maintiendra l’éternelle fluidité de la vie.

Et quel plaidoyer dissimulé, mais profond, pour la Révolution française ! Ce qu’on lui oppose le plus dès les premiers mois, ce sont ses violences, ses excès. Mais qui ne voit que ces abus de la force sont la rançon même de tout grand mouvement ? Voudrait-on que déjà, par une sagesse trop aisément réglée et un peu débile, le monde nouveau fît pressentir une maturité monotone et une rapide sénilité ?

« Beau est le spectacle des forces qui luttent, beau et sublime même en leur action destructrice. Dans l’éruption du Vésuve, dans la tempête nous admirons l’indépendance divine de la nature. Nous ne pouvons empêcher que les matériaux de tempête s’accumulent dans l’atmosphère, jusqu’à ce que les replis des nuées, saturés de foudre, menacent la terre de destruction. Nous ne pouvons empêcher que les flammes de la montagne développent leurs vapeurs électriques, qui ouvrent un chemin à la lave en fusion. Et il en est ainsi des tempêtes du monde moral, avec cette seule différence que la raison et la passion sont des forces plus élastiques encore que la foudre et l’électricité. »

Ce Vésuve, Forster ne dit pas où il est. Cette tempête grandissante, il ne dit pas où elle gronde. Mais la bouche du cratère est à Paris ; c’est de la France sur le monde que souffle le vent d’orage.

Et à quoi sert alors de se demander si les peuples ont le droit pour eux, ou si ce sont les rois ? Question indéfiniment controversable. Les sujets pourront toujours abuser du droit élémentaire de résistance à l’oppression pour se révolter sans raison décisive. Les rois pourront toujours abuser de leur droit traditionnel pour réprimer, sous le nom d’émeutes, les plus justes et les plus nécessaires soulèvements. La limite théorique du droit des peuples et du droit des rois ne sera fixée pour personne, ni pour la foule ignorante des manouvriers, des ouvriers de la mine, ni pour la foule au moins aussi ignorante des privilégiés, princes, nobles et prêtres.

Ce n’est pas l’éternelle controverse juridique et théorique qui résoudra le problème ; c’est la poussée profonde des forces contraires. Regardez donc les foyers qui se développent et qui s’allument. Peut-être est-ce un orage et vous ne l’arrêterez point ; peut-être n’est-ce qu’un jeu de l’horizon, l’éblouissant caprice des nuits d’été. Regardez, attendez : et Forster, interrogeant en effet l’horizon de l’Europe, voit sur Paris et sur la France de vastes et ardentes lueurs de liberté, à l’horizon de l’Allemagne de pâles et fuyantes clartés. Est-ce une lueur jaillissante de la conscience allemande ? Est-ce seulement le reflet de l’orage lointain de France ? Forster réserve sa pensée et continue son chemin. Il visite l’Angleterre et il s’étonne de n’y avoir pas trouvé une confiance amie et une grande ouverture de cœur. Qui sait si, à ce moment, (1790), l’Angleterre même ne commençait pas à s’interroger ? Ce que Forster a pris pour de la contrainte ou pour l’habituelle et déconcertante réserve du caractère anglais n’était peut-être, chez beaucoup de ses interlocuteurs, qu’un commencement de doute et d’embarras.

En traversant rapidement la France, Forster constate la puissance du mouvement révolutionnaire. C’est dans le mois de juillet 1790, dans le mois de la grande Fédération, qu’il a vu le pays presque tout entier, vibrant et confiant, de Boulogne-sur-Mer à la frontière allemande. Décidément ce n’est pas un feu d’artifice ; c’est une large lumière qui emplit l’horizon. A peine rentré à Mayence, le 13 juillet 1790, Forster écrit à Heinse :

« Mon rapide passage à travers la France a du moins suffi à me persuader qu’il n’est plus possible à penser à une contre-Révolution. Tout est calme, tout promet aux nouvelles institutions les suites meilleures. La vue de l’enthousiasme à Paris et surtout au Champ-de-Mars, où l’on faisait les préparatifs pour la grande fête nationale, élève le cœur, parce qu’il est commun à toutes les classes du peuple, parce qu’il est tout entier dirigé vers le bien commun sans souci de l’intérêt particulier.

Nous avons à souffrir de bien des choses, m’ont dit beaucoup de citoyens, et nous sommes en ce moment même aux prises avec beaucoup de difficultés. Même notre fortune subit de sérieuses diminutions ; mais nous savons que nos enfants nous remercieront, car tout cela tournera à leur bien. » Et avec cette faculté d’illusion qui n’exclut pas une haute jouissance morale, ils concluent à un meilleur avenir. »

Avec Jean de Millier, Forster se livre davantage. Il lui écrit le 12 juillet (en français) : ... « Témoin du redoublement d’enthousiasme dans cette nation intéressante, qui est aujourd’hui animée d’un feu, d’un zèle, d’un rayon de lumière enfin, qui ne paraît pas d’abord résulter de ses propres forces mais qui semble au contraire un de ces grands coups du sort inscrutable qui régit l’univers... »

Et, le 18, dans une nouvelle lettre à Jean de Müller, c’est le même acte de foi, tranquille maintenant et profond, en la Révolution :

« Il m’a fait un plaisir infini de vous voir d’accord avec moi sur la solidité de la Révolution en France. Oui, monsieur, cela durera ! D’après tout ce que j’ai vu, j’en suis persuadé comme de mon existence. Il n’est pas possible que jamais il se fasse une contre-Révolution ; car, effectivement, non seulement la nation est d’accord, mais elle est parfaitement éclairée et instruite sur ses intérêts. Les aristocrates attendent l’Assemblée nationale au moment où elle déterminera les impôts.

— Le paysan, disent-ils, s’attend à un entier affranchissement ; lorsqu’il s’agira de payer comme auparavant, il deviendra furieux ; c’est alors que nous aurons beau jeu. »

« Je n’en crois rien ; le paysan a été suffisamment préparé dans toutes les contrées de la France à l’imposition d’une redevance égale et modérée ; la ridicule idée d’un État subsistant sans une contribution mutuelle n’est point entrée dans son esprit ; j’en suis sûr, d’après ce que j’ai entendu dire à ceux qui avaient eu affaire aux gens du plat pays. »

Mais l’esprit si actif et si clair de Forster ne pouvait s’arrêter là. Puisque la victoire de la Révolution en France semblait assurée sans retour possible, quel en serait l’effet sur l’Allemagne ? Et la réponse qu’il fait à la question est très nette. D’une part, l’Allemagne n’est pas prête pour un mouvement comme celui de la France. Mais d’autre part, ce n’est pas impunément que les princes et privilégiés allemands prolongeraient et aggraveraient le régime d’arbitraire. Ils ne pourront pas longtemps résister à une immense force profonde qui ressemble, par sa spontanéité vaste en ses irrésistibles progrès, à un phénomène divin.

« Je veux bien croire aussi, continue Forster, que cela se propagera ; mais, en Allemagne, nous ne sommes guère encore préparés ; notre petit peuple gémit encore dans les fers de l’ignorance plus durs et plus avilissants que ceux du despotisme ; il y a peu de districts de l’Allemagne où le peuple soit assez éclairé pour qu’il puisse faire un bon usage de la liberté. Il importe d’autant plus aux princes de ne pas l’irriter, car il ne se comporterait sûrement pas avec cette modération divine qu’on ne saurait trop admirer dans les Français de nos jours. C’est pour cette raison sans doute que tous les efforts de la hiérarchie pour conserver son ancien empire me paraissent si imprudents dans ce moment. C’est comme si les ecclésiastiques étaient frappés d’aveuglement. Ne voient-ils donc pas que la voie de raccommodement est la seule qui leur reste ? Veulent-ils donc accélérer à toute force la catastrophe ? Aiment-ils mieux tout perdre à la fois, que de céder pour le moment à la lumière qui jaillit autour d’eux et qui éclaire leur sanctuaire ténébreux ? Quos Deus vult perdere prius dementat. (Dieu aveugle d’abord ceux qu’il veut perdre). Il y a certainement de la Providence, de la Destinée, du Dieu, dans tout cela ; et cette grande volonté si infiniment indépendante de tous les efforts humains s’accomplira en dépit d’eux. Nous le verrons encore de nos propres yeux, et ce n’est pas là le spectacle le moins intéressant auquel nous soyons appelés. En général il vaudra la peine de vivre dans ce moment, pour être témoin d’un développement inattendu, singulier et consolant des forces que la nature a concentrées dans l’âme de l’homme. »

Il est visible que, dès ce moment, Forster s’attend à des événements décisifs en Allemagne même et que, presque sans se l’avouer à lui-même, il s’y prépare. C’est sans doute aussi dès lors qu’il commence à s’ouvrir plus librement avec les professeurs, les médecins qui comme lui aiment la Révolution et la France, avec Hoffmann, Dorsch, Wedekind. Il a beau se surveiller. Il a beau écrire à Heyne, inquiet de ses tendances, qu’il ne peut souhaiter de plus grand bonheur que le travail régulier et paisible dans le cercle de la vie de famille. Il se défend mal du vertige de la grande action ; et le gouffre l’attire. Voici d’ailleurs qu’à Mayence l’esprit de contre-Révolution se développe. Voici que les prêtres qui gouvernent l’électorat, s’effraient de la liberté d’esprit de l’Université, et, renonçant au système de tolérance qu’ils avaient pratique par mode et par dédain, persécutent le professeur Dorsch, coupable d’avoir enseigné la philosophie de Kant. Voici que l’Allemagne s’emplit d’une rumeur d’intrigue et qu’à la Cour de Prusse, un parti remuant pousse à la guerre, à n’importe quelle guerre, à Liège, en France, pour arracher le roi au gouvernement de ses maîtresses. Voici que l’Électeur de Mayence, changeant de passion avec l’âge, ne demande plus aux vers voluptueux de l’Ardighello, de Heinse, de ranimer un peu sa force lassée et, passant de la galanterie à la politique, cherche à être le chef et l’inspirateur de la contre-Révolution allemande. Les émigrés arrivent, bavards, voraces, insolents, se jetant sur les vivres et le champagne, cajolant l’évêque et l’appelant « papa ». Le prix des vivres haussait sous cette fringale de gentilshommes affamés et Forster était soulevé de dégoût et de colère. Et ce sont ces hommes qui prétendaient faire en Allemagne la loi et l’opinion ! Ce sont eux qui prétendaient dicter aux esprits libres ce qu’il fallait penser de la Révolution et de ses chefs ! Et le pamphlet déclamatoire de l’Anglais Burke contre la Révolution, reproduit, commenté, par toute la domesticité de plume des Cours allemandes, donnait aux calomnies plates et à la sottise des émigrés je ne sais quel air d’éloquence et de profondeur !

Forster n’y tenait plus et dans les comptes rendus qu’il publiait de la littérature anglaise, il luttait contre Burke, il en dénonçait les sophismes au grand émoi de Heyne qui le voyait se risquer de plus en plus. N’importe ! que les destinées s’accomplissent !

Les nobles d’Allemagne se laissent griser, ou effrayer par les paroles des nobles émigrés de France : « Et vous aussi, vous devrez fuir, et vous aussi vous serez dépouillés, volés, brutalisés, si vous n’écrasez le nid de vipères jacobines qui vont partout en Europe se glisser au cœur des peuples et l’empoisonner. »

Guerre donc ! Et que la Révolution périsse ! Ah ! les insensés !

« Ils auraient pu, dit Forster, à force de prudence et de concessions, ajourner la Révolution de cent ans encore ; ils vont maintenant, par leurs provocations, l’avancer d’un demi-siècle. »

Et quelle fatuité ! Ils s’imaginent que la Révolution ne saura pas se défendre ! Non ; elle n’a pas d’armée régulière. Mais elle est forte de la confiance du peuple qui se lèvera tout entier pour la défendre. On affecte de regarder la Révolution comme un spectacle, comme une suite de manifestations théâtrales destinées à éblouir la Nation. Mais la comédie est assez bien jouée puisque les paysans sont débarrassés dès maintenant de la moitié des charges qu’ils portaient. La Révolution a montré sa force, lorsqu’à la fuite du roi l’Assemblée a pris si tranquillement le pouvoir. Trop débonnaire Assemblée ! Elle a eu tort de laisser la royauté debout. C’est cette faiblesse qui accule maintenant le monde à la guerre. Cette guerre, la France saura la soutenir. Elle a l’enthousiasme, la force immense d’un peuple ardent et uni, la force de la richesse. On peut lui prendre ses colonies, Saint-Domingue et le reste :

« L’industrie française trouvera toujours son marché, même si la France n’a aucune possession extérieure. Le manufacturier français est plus économe et plus laborieux, tout au moins aussi laborieux que l’Anglais ; il peut donc livrer des marchandises à meilleur marché. »

Ainsi, Forster entre de plus en plus dans les intérêts de la France et jusque dans le calcul de ses forces. Il admire le discours de Brissot contre la Maison d’Autriche. Il le trouve substantiel et décisif. Il est gagné, lui aussi, par l’énervement belliqueux de la Gironde. Il accuse, il dénonce les prêtres, les princes, les nobles d’Allemagne qui rendent la guerre inévitable. Mais, au fond, il est si exaspéré par la nuée bourdonnante des émigrés, par les vantardises et les fanfaronnades de tout le monde dirigeant d’Allemagne, il a aussi une telle impatience d’échapper à la lourde incertitude de l’heure présente qu’il souhaite que la foudre éclate, écrasant les vaniteux, nettoyant l’espace. Et il est de cœur avec les révolutionnaires français qui ont de la vigueur et de l’audace. C’est contre les Jacobins que déclament les rois, les ministres, les privilégiés, les journalistes et libellistes de Cour. C’est pour les Jacobins que Forster prend parti...

« ...J’avoue volontiers, écrit-il le 5 juin 1792 à Heyne dont il cesse de ménager les inquiétudes, que je suis plutôt pour les Jacobins que contre eux. Sans eux, la contre-Révolution aurait éclaté dans Paris et l’ancien régime aurait été entièrement rétabli. Ce ne sont pas eux, c’est la reine qui met tout le jeu aux mains de la Prusse et de l’Autriche. Si l’on ne veut pas perdre tout ce qui a été conquis, il faut que les Jacobins agissent comme ils font. La collusion entre le cabinet secret (des Tuileries), les émigrés et les Cours étrangères ne peut être frappée d’impuissance que par des moyens audacieux et qui couvrent à tous combien est intolérable et faussé l’état présent des choses de France. Tous les liens sont dissous et doivent l’être, si on ne veut pas porter de nouveau les vieilles chaînes. La Cour ne songe qu’à sa splendeur et à son despotisme d’autrefois. Tout peut crouler pourvu qu’elle se dresse sur les ruines. Les puissances étrangères peuvent à leur gré dépecer la France, pourvu que le morceau réservé à la Cour soit décidément sous le Joug. Mais ce plan même reste en suspens. Les émigrés le savent bien et n’ont point d’embarras à dire qu’ils sont trompés par la Prusse et l’Autriche. Entre les trois grandes puissances toutes les conventions sont remaniées. L’impératrice (de Russie) partage la Pologne, au lieu d’envoyer ses troupes en France ; la Prusse aura sûrement sa part. L’Autriche et la Prusse cherchent à prendre la Flandre française, l’Alsace et la Lorraine. Elles n’iront pas dans leur marche beaucoup plus loin. Que l’on pousse devant soi les républicains comme un troupeau de moutons ; il faudra bien cependant qu’ils se ramassent quelque part et qu’ils livrent le combat du désespoir, dont on laissera sans doute porter surtout le poids aux émigrés. Ceux-ci ne seront admis à agir que lorsque les puissances seront en possession des provinces françaises convoitées.

L’ANNÉE 1792
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)

Le pire de tout cela, c’est le mépris affiché pour tout ce qui ressemble à de la probité et à des principes. L’impératrice est autocrate en Suède, démocrate en Pologne, monarchiste en France. Quelle contradiction ou plutôt quelle impudeur publique ! La Prusse a fait dire aux cercles rhénans qu’elle paierait les dépenses de ses troupes avec des bons, avec des bordereaux qu’elle mit déjà en circulation lors de la guerre de Sept ans et qui furent si mal remboursés. Les cercles sont impuissants et il faut qu’ils sup portent tout ce qui plaît aux forts ; et ils sont liés par la protection insensée qu’ils ont accordée aux émigrés français, sans lesquels la Prusse et l’Autriche n’auraient jamais trouvé un prétexte pour attaquer la France.

C’est bientôt dit que les Jacobins vont trop loin, mais qui peut nier que si, un seul moment, ils quittent la partie, la contre-Révolution est faite ? Celle-ci est souhaitée par tous ceux qui parlent contre les Jacobins. En un moment où un poids aussi lourd est jeté dans la balance, ils ont besoin de la tenir de toutes leurs forces pour la faire pencher vers eux. Et c’est de cet état violent à quiconque n’est pas ami ou ennemi, qu’on attend de froides et calmes décisions de raison ! Quelle étourderie, alors qu’il n’y a plus que l’action qui compte, alors que depuis quatre ans c’est en vain qu’a été invoquée la puissance de la raison et que contre la Révolution les armes les plus déloyales ont été employées ! Non, c’est demander plus que de la résignation chrétienne, plus que la deuxième joue après le premier soufflet. Qui donc songe à nier, qui donc ne déplore pas les maux qui naissent de la guerre civile ? Qui conteste qu’il y a des milliers d’hommes toujours prêts, sous prétexte de liberté, à commettre des horreurs ? Mais enfin, la guerre civile est là, et cette guerre, la Cour, la noblesse, les prêtres et les Cours étrangères l’ont toute sur la conscience. »

Voilà l’esprit de Forster engagé à fond. Quel regard pénétrant et dur ! Quel discernement des mobiles égoïstes ! Quel mépris pour la politique de proie de cette Europe qui ne songe même pas à sauvegarder l’ordre social qu’elle prétend défendre et qui n’a d’autre souci que de se partager la dépouille de la France ! L’homme qui parle ainsi et qui ne craint pas sous les déclamations hypocrites contre les Jacobins de dénoncer la haine de la Révolution, cet homme ne se donnera pas à demi quand viendra l’heure décisive. Ah ! quel grand homme d’État, réfléchi, véhément, résolu et clair, eût été Forster pour l’Allemagne révolutionnaire ! Mais celle-ci se déroba et le sol manqua sous les pieds du grand homme qui osait trop tôt.

Voici donc la crise de la guerre. Mayence reçoit la visite du jeune Empereur François-Joseph récemment couronné à Francfort ; les rues de la ville fourmillent de soldats, de prêtres, de gentilshommes éclatants, d’émigrés hâbleurs. Une flottille toute pavoisée mire dans le grand fleuve ses pavillons multicolores. L’évêque est rayonnant ; le ciel est splendide. Les émigrés mangent et boivent. Le soir, les maisons s’illuminent et les clochers réfléchissent leur clarté de fête aux eaux profondes du Rhin. O sérénité de la nuit ! O tendresse des étoiles pâlies par l’ardent reflet de la cité ! O douceur de vivre et d’oublier ! Les hommes, avant d’entrer dans le péril et le hasard, s’éblouissent eux-mêmes. Et le pauvre penseur mêlé à la foule se laisse aller un moment, lui aussi, à cette sorte de joie instinctive. C’est l’enchantement de l’heure qui passe, une arche fragile de clarté sur un abîme obscur. Pitié pour les hommes éblouis qui descendent à l’abîme !

Mais, maintenant des semaines sont passées, pleines d’attente, d’angoisse, de hâbleries, de mensonges. Et trois mois après la fête splendide de Mayence, les soldats de Custine, les soldats de la Révolution y entrent en vainqueurs. Oh ! de quel regard Forster scrutait la foule des Mayençais rangés au passage des soldats de la liberté ! Comme il aurait voulu surprendre, en ce peuple si amorti depuis des siècles et si somnolent, un tressaillement de joie, une espérance, la vive révélation d’une Allemagne nouvelle ! Les amis de la liberté, tous ceux qui, dans la salle de lecture, s’étaient animés aux paroles plus ardentes ou plus amères de Forster, de Hoffmann et de Wedekind, avaient arboré la cocarde tricolore. Mais le peuple, dans l’ensemble, restait morne ou tout au moins réservé. Était-il déconcerté par l’imprévu des événements ? Gardait-il au fond du cœur quelque haine et quelque méfiance pour ces Français qu’on lui avait dit pillards et cruels ?

Était-il troublé par le vertige de lâcheté et de fuite qui, à l’approche de l’ennemi, avait emporté l’Électeur, les nobles, les émigrés aux dents longues, tous ceux qui étaient les chefs désignés de la ville et qui l’avaient compromise et désertée ? Ou encore était-il surpris de la tenue plus que simple, délabrée et pauvre, des soldats de la France ? Ils étaient en haillons et souvent les pieds nus ; et ils portaient leur viande et leur pain embrochés à leur baïonnette. A un peuple d’antichambre et de cathédrale, habitué à des dorures d’église et de domesticité, cela paraissait étrange. Et il ne savait traduire que par le silence la confusion extrême de ses impressions. O généreux penseurs d’Allemagne, fervents disciples de Kant qui vous hâtez vers la liberté, quel terrible fardeau de servitude somnolente et défiante vous aurez à soulever !

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