LE CLUB DE MAYENCE

Forster pourtant ne désespérait pas d’animer le peuple de Mayence et du pays rhénan à la liberté. Une « société d’amis du peuple » se forma sur le modèle des Jacobins, et, avec l’assentiment de Custine, s’installa dans la splendide salle de concert du palais épiscopal.

« Aucun symbole n’aurait pu être mieux calculé que celui-là pour agir rapidement et follement sur le peuple, pour flatter son amour-propre et pour changer en mépris sa vénération ancienne pour les idoles d’hier. »

Du haut de cette « tribune de sans-culottes », les révolutionnaires mayençais instruisirent tous les jours le procès de l’Électeur et de l’ancien régime. Les griefs ne manquaient pas : quels étourdis et quels lâches que les hommes qui avaient ainsi provoqué la France, qui avaient appelé sur Mayence l’invasion et qui, à l’approche de l’étranger, sans même essayer un geste de défense, avaient fui ignominieusement ! Avec quelle verve Forster les montre entassant dans les coffres tous leurs objets précieux, leurs bijoux, leur or, leurs étoles splendides, tout leur luxe laïque et sacerdotal ! L’Electeur avait fui dans un carrosse, dont il avait d’abord effacé les armoiries, et il se cachait maintenant on ne sait en quel coin obscur de l’Allemagne ! Pour emporter tous ces trésors, toute une flottille avait été mobilisée sur le Rhin. Ah ! quelle activité maintenant, quel mouvement sur ce grand fleuve dont le gouvernement des prêtres avait fait une voie déserte et inutile qu’aucun commerce n’animait ! C’est la lâcheté des puissants, c’est leur fuite éperdue qui seule, ô ironie ! donnait quelque animation au fleuve jusque-là nonchalant ! Et quelle ignorance, quelle frivolité chez tous ces hommes !

Quand les Français s’étaient approchés de la ville, le gouverneur militaire avait cru que c’était une armée amie, l’armée de Condé. Pourquoi ? Parce que les Français s’avançaient avec une tranquillité et une assurance telles que jamais on eût pu supposer qu’ils allaient à un assaut. O comique méprise de la peur, qui n’a même plus la force de comprendre le courage et de le supposer en autrui ! Ainsi, tous les jours, Forster et ses amis, flétrissant le gouvernement tombé, essayaient de susciter dans l’âme du peuple l’amour des libertés nouvelles par le mépris des servitudes anciennes.

« C’était comme le jugement des morts pratiqué par la vieille Egypte. »

Devant le peuple de Mayence, la tyrannie morte comparaissait. Un moment, les révolutionnaires mayençais purent croire qu’ils avaient animé et passionné le peuple. Quand sur une grande place de Mayence ils plantèrent l’arbre de la liberté, orné de rubans tricolores et couronné du bonnet rouge, une foule immense les acclama. Pourtant Forster n’est pas sans inquiétude. Il ne voit pas autour de lui des forces d’organisation : quelques professeurs, quelques médecins, quelques juristes, un très petit nombre de bourgeois.

« L’instrument, dont le destin se sert pour l’accomplissement de ses décrets, n’est bien souvent en effet qu’un instrument sans valeur propre. Si on ôte aux Jacobins de Mayence la splendeur dont les enveloppe la salle de réunion, magnifiquement éclairée, et les mérites solides de quelques hommes instruits et droits, qui forment le noyau de la société, il reste une foule très hétérogène, qui à tous les défauts de ces sortes de formations hâtives et qui ne satisfait en aucune manière un goût un peu délicat. Beaucoup de juristes instruits, dont le régent avait récompensé l’impartialité par la persécution et la disgrâce, plusieurs marchands importants et d’honorables citoyens d’une probité universellement connue, quelques professeurs de l’Université dotée, mais souvent malmenée par l’Electeur, et enfin quelques prêtres vertueux et à l’esprit clair, sont la force de la Société des Amis du peuple, et ils honoreraient toute société. Mais un essaim d’étudiants bruyants et grossiers, d’autres jeunes gens imberbes et quelques hommes d’une moralité suspecte avaient été admis, soit pour grossir le nombre des adhérents, soit pour respecter le principe de l’égalité. »

Des maladresses étaient commises. Le professeur Bœhmer eut l’idée singulière de proposer une sorte de référendum sur deux registres. L’un rouge et à tranche tricolore devait recevoir la signature des amis de la liberté. L’autre, tout noir et garni de chaînes, devait recevoir celle des ennemis de la Révolution. C’était faire grossièrement violence à la liberté même que l’on prétendait honorer. Pourtant, malgré l’opposition de Forster, ce despotique enfantillage fut adopté par la Société. Et telle était la couardise des anciens dirigeants, qu’il ne se trouva pas un seul des anciens privilégiés et de leurs amis qui osât protester sur le registre noir. Mais surtout, quelle politique allait proposer aux citoyens de Mayence la Société des Amis du peuple ? Quelle solution ? La grande politique, à la fois nationale et révolutionnaire, eût consisté à dire à Custine : « Nous sommes des républicains comme vous. Nous allons créer la République des pays du Rhin et nous allons joindre nos armes aux vôtres pour révolutionner toute l’Allemagne. Quand nous y aurons réussi, nous nous incorporerons à la République allemande comme nous étions incorporés à l’Empire allemand. Et la nouvelle République allemande sera l’alliée, la sœur cadette de la République française. »

Oui, mais cette grande politique était doublement impossible. D’abord l’esprit des Mayençais eux-mêmes ne s’y prêtait guère. Ils subissaient en vérité les événements plus qu’ils n’y participaient et il aurait fallu au contraire, pour qu’ils prissent l’initiative d’une sorte de croisade révolutionnaire en Allemagne, qu’il y eût une grande force d’enthousiasme. De leur passivité résignée, complaisante ou défiante, on ne pouvait attendre aucun élan. Et d’autre part, il n’était guère permis d’espérer que l’Allemagne se prêtât à un mouvement révolutionnaire. Ah ! que Forster dut souffrir d’être obligé de se l’avouer de nouveau à cette heure décisive ! Il écrit à propos des manifestations révolutionnaires de Mayence :

« La situation de l’Allemagne, le caractère de ses habitants, le degré et la particularité de sa culture, le mélange des constitutions et des législations, en un mot sa situation physique, morale et politique lui ont imposé un développement lent et graduel, une lente maturation. Elle doit devenir sage par les fautes et les souffrances de ses voisins, et peut-être recevoir de haut une liberté que d’autres conquièrent d’en bas par la force et d’un coup. »

Ainsi Forster n’a pas foi dans l’Allemagne et il est si convaincu de l’impossibilité, de la folie de tout mouvement révolutionnaire d’ensemble que même le zèle de quelques Mayençais l’inquiète, parce qu’il semble déborder sur l’Allemagne. Ce n’est que dans les pays du Rhin, et sous l’influence immédiate de la France voisine, que la liberté peut être établie tout de suite et le gouvernement populaire organisé. Qu’est-ce à dire ? C’est qu’il ne faut pas lier le sort des pays du Rhin à la destinée de l’Allemagne. On ne pourra violenter l’Allemagne que pour lui faire accepter d’emblée les principes aux quels se rallient les pays du Rhin dans la servitude ou dans une demi-liberté, en attendant que toute l’Allemagne ait accompli sa lente évolution.

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