LES DÉMOCRATES ANGLAIS ET LE SUFFRAGE UNIVERSEL

Ce qui me frappe au contraire, ce qui atteste que l’idée de démocratie suscitée par la Révolution française et mêlée par elle à la vie anglaise ne pouvait plus être retranchée de cette vie, c’est que, même après la première série des mesures violentes de réaction prises par le ministère anglais à la fin de 1792 et au commencement de 1793, même après la déclaration de guerre, la question de la réforme parlementaire et du droit électoral se pose avec une ampleur qu’elle n’avait jamais eue jusque là.

C’est en effet la revendication explicite du suffrage universel qui commence à se produire. Le 21 février, Smith lit une pétition signée de 2.500 habitants de Nottingham où il est dit « qu’avec la Constitution actuelle en ce qui touche la représentation au Parlement, on amuse le pays avec le nom de représentation du peuple, alors que la chose n’est pas ; que le droit d’élection a cessé d’appartenir au peuple, et que par là la confiance du peuple au Parlement est affaiblie, sinon détruite ». La pétition, par suite, prie la Chambre de considérer le mode convenable d’effectuer une réforme dans le Parlement, et elle suggère, comme base d’un plan général de réformes, que le droit électoral soit en proportion du nombre des adultes mâles dans le royaume ».

Fox se déclara tout à fait opposé au fond de la pétition, c’est-à-dire au suffrage universel : « La demande d’admettre tous les adultes au droit de vote me paraît aussi pleinement extravagante qu’à l’honorable gentleman » ; mais il maintint que les pétitionnaires avaient le droit de formuler cette revendication. Pitt la fit écarter, sans débat, comme injurieuse pour la Chambre. 21 voix seulement contre 109 admirent la discussion.

CARTE DES MEMBRES DE LA CONVENTION NATIONALE EN 1793
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)

Le 2 mai 1793, M. Duncombe donne lecture aux Communes, tout en faisant les plus expresses réserves personnelles, d’une pétition d’habitants de Sheffield. Elle émanait de marchands et artisans (tradesmen). « Considérant que la Chambre des Communes n’est pas dans le juste sens des mots que vos pétitionnaires sont obligés d’employer pour des raisons de forme les Communes de la Grande-Bretagne assemblées en Parlement », puisqu’elles ne sont pas librement élues par la majorité du peuple entier (by a majority of the whole people), mais par une très petite portion de ce peuple, et que, à raison de la façon partiale dont ses membres sont envoyés au Parlement et de la longueur de la législature, ils ne sont pas les représentants réels, sincères et indépendants du peuple entier (they are not the real, fair and independent représentatives of the whole people of Great Britain)... Vos pétitionnaires sont amis de la paix, de la liberté et de la justice. Ils sont, en général, des commerçants et des artisans (tradesmen and artificers), qui ne possèdent pas de tenure libre et qui conséquemment n’ont point de suffrage pour le choix des membres du Parlement ; mais, quoiqu’ils ne soient pas des tenanciers libres, ils sont des hommes et ils ne croient pas qu’on a agi correctement avec eux en les excluant du droit des citoyens. Leur enjeu vaut celui des « freeholders » et, qu’il soit petit ou grand, peu importe ; puisqu’ils payent le plein des taxes réclamées d’eux et qu’ils sont des membres paisibles et loyaux de la société, ils ne voient pas de raison pourquoi ils ne seraient point consultés sur les intérêts communs du pays commun. Ils croient que ce sont les hommes qui sont représentés, non la terre d’un tenancier libre ou la maison d’un marchand du bourg.

« Ce n’est pas surtout à cause des lourdes et fâcheuses taxes qui pèsent sur eux que vos pétitionnaires demandent une réforme des abus, qui sont trop notoires pour être niés par les hommes les plus prévenus : c’est au moins autant pour l’emploi qui est fait de cet argent que pour cet argent même. Ils aiment leur pays et ils veulent contribuer d’une partie de leur dernier shilling à le soutenir, s’ils sont assurés que chaque shilling est bien dépensé. Ils demandent donc la correction des abus puisqu’ils sont convaincus que de là dépendent la paix, le bonheur et la prospérité de leur pays. »

Comme pour la pétition de Nottingham, la majorité de la Chambre jugea que celle-ci était « indécente et irrespectueuse » et, malgré les efforts de Fox qui répéta « qu’il n’y avait pas dans le royaume d’ennemi plus constant et plus décidé de la représentation générale et universelle qu’il ne l’était lui-même », mais que le droit de pétition devait s’exercer très largement, la Chambre, par 29 voix contre 108, refusa de discuter la pétition de Sheffield.

Ainsi la démocratie pure, le suffrage universel n’avaient pas un seul défenseur à la Chambre des Communes. Et pourtant l’idée du suffrage universel était beaucoup plus présente, beaucoup plus active qu’avant la Révolution française.

Quand, le 2 mai, après le rejet de la pétition de Sheffield, Grey se leva pour en lire une autre qui, conçue en termes mesurés, s’imposa à la Chambre, c’est en somme sur le suffrage universel que porta le débat. Non que le texte même de la pétition formulât une demande en ce sens. Elle se bornait à protester contre la répartition inégale des sièges entre les diverses corporations et collectivités qui déléguaient au Parlement, contre la trop longue durée des législatures et contre la corruption. Elle laissait la solution indéterminée, et l’on sait que les orateurs libéraux qui soutenaient la pétition étaient hostiles au suffrage universel. Malgré cela, c’est toujours en combattant les principes de la Révolution française, c’est en dénonçant les effets du suffrage universel en France, que Pitt et les orateurs de la majorité ministérielle repoussaient la pétition.

En vain Sheridan, Francis, Fox, Erskine, s’évertuaient-ils à exorciser le fantôme de la Révolution. En vain répétaient-ils :Il ne s’agit pas de la France, mais de l’Angleterre. Il ne s’agit pas du suffrage universel, mais d’une prudente extension du droit de suffrage ». En vain essayaient-ils d’embarrasser Pitt en lui rappelant son projet de réforme parlementaire de 1785. Il répondait : « Un abîmé s’est ouvert, l’abîme de la Révolution, l’abîme de la démocratie, le gouffre sans fond du suffrage universel où toute autorité disparaît ». En sorte que si le suffrage universel fournissait le prétexte souhaité d’écarter même une modeste réforme, il était là comme une obsession. A partir de ce jour il n’est plus une revendication théorique ou une thèse d’école : il est mêlé à la vie politique anglaise et il s’y réalisera progressivement.

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