LA CLAIRVOYANCE DE BARAILLON

Je ne trouve guère à ce moment que les viriles paroles, trop amères, il est vrai, et désanchantées, d’un Conventionnel obscur, le représentant de la Creuse, Jean-François Baraillon : dans une opinion imprimée du lundi 7 janvier, il annonçait le funeste et prochain élargissement de la guerre :

« La guerre est sans contredit le pire de tous les fléaux ! Quelles en seront les suites ? Les voici : ces champs si fertiles seront bientôt incultes, faute de bras ; la durée de la disette qui nous tourmente, peut-être la famine, se prolongeront à l’infini.

Faut-il vous représenter ensuite l’abolition des sciences et des arts, l’extinction de cette brillante jeunesse qui fait votre espoir, qui doit tirer du néant les générations futures auxquelles vous êtes redevables de tant de succès ?

Faut-il vous faire sentir enfin que la liberté publique risque d’être sacrifiée, qu’il peut même arriver un instant où il n’y aura plus de sûreté pour personne ? Que de reproches ne mériterions-nous pas alors de la part de la postérité, envers laquelle nous avons contracté un si grand engagement.

Ceux qui, pour perdre la République, désirent la voir aux prises avec toute l’Europe, sont certainement à la veille de jouir.

Je sais que nos politiques, à vue myope, se persuadent que les peuples sont surtout pour nous, parce que notre cause, assure-t-on, est la leur. Eh bien ! c’est encore là un rêve, une chimère.

L’amour de la liberté ne fera pas autant de prosélytes qu’on l’imagine. Les idées vraiment philosophiques, dont on l’accompagne, sont trop abstraites, conséquemment à la portée de trop peu de gens.

D’ailleurs, tous n’attachent pas le même sens à ce mot liberté » ; chacun veut en jouir à sa manière ; et tel peuple que, par cela même, nous traiterions de barbare, nous regarderait à son tour comme de vrais sauvages. Peu de gens voudront de la nôtre, je vous l’annonce, la suite vous le prouvera.

« Nous prétendons éclairer les nations, disons-nous ; l’entreprise est belle, mais bien difficile. Les préjugés, hélas ! se répandent comme le torrent et la vérité arrive toujours au pas de la tortue.

Ne calculons donc que sur nos armées et sur nos finances et sachons d’avance que nous rencontrerons les couteaux des Francfurtois et les faux des Niçards des montagnes.

L’on compte sur le peuple anglais ; mais son gouvernement, qui nous exècre, le maîtrise encore. La partie la plus éclairée est, à la vérité, pour nous ; et c’est au plus le cent cinquantième du tout.

Croit-on, de bonne foi, que les prêtres, les nobles qui alimentent nos émigrés, que la multitude, qui a appris à nous détester dès son enfance, soient tout à coup devenus nos amis ? Ce serait un grand prodige.

Nos nombreuses victoires, nos rapides succès nous étourdissent sur l’avenir. Sans prévoir que la fortune est inconstante, que nous pouvons être accablés par le nombre, l’on ne s’en persuade pas moins qu’à notre voix, toutes les nations vont embrasser notre système tyrannicide et changer la forme de leur gouvernement.

Mais que l’on se désabuse : les hommes puissants y ont pourvu. Partout, l’on représente les Français comme des anthropophages qui se dévorent entre eux. Il est si facile d’en imposer aux ignorants et les ignorants composent malheureusement la presque totalité du genre humain. C’est en vain que nous exaltons notre liberté ; les gens de bien des autres Etats l’ont en horreur ; il n’en est pas un seul qui ne préférât le séjour de Constantinople à celui de Paris. Tels sont cependant les effets de quelques erreurs de notre part, et de l’atrocité des méchants.

Pourrions-nous désabuser les hommes trop crédules, leur faire entendre la vérité !

Voulez-vous des preuves de ce que j’avance, en voici : Examinez ce petit nombre de déserteurs prussiens et autrichiens qui vous arrive malgré l’appât, très attrayant sans doute, que vous leur avez offert.

Voyez les habitants de Porrentruy formant un Etat distinct et très circonscrit à côté du vôtre.

Considérez les différents partis qui se manifestent en Belgique, et leur tendance à former une république particulière.

Ecoutez les cris des Brabançons en faveur de leurs nobles et de leurs prêtres.

Entendez enfin la ville de Francfort se pavaner, en face de la Convention, d’être libre et impériale.

Certainement, il n’est pas un seul peuple mécontent de son gouvernement, et ils le sont tous, qui ne voulût être délivré, pas un qui ne désire notre secours, notre appui ; et malgré cela, il ne s’en trouvera guère qui penseront comme nous.

Tous aimeraient à profiter de nos travaux, de notre or, de notre sang, aucun ne voudrait partager nos dépenses, nos périls. Les Belges eux-mêmes, les Brabançons, je le prédis, nous embarrasseront, nous nuiront même par la suite beaucoup plus qu’ils ne nous serviront.

Nous faisons donc, j’ai le courage de le dire lorsque tout le monde approuve ou se tait, une guerre de dupes. Nous nous affichons, en pure perle, les Don Quichotte du genre humain et, loin d’obtenir de la reconnaissance, nous ne multiplierons que les mécontents, les ingrats et nos ennemis.

Convenons, malgré notre « pouvoir révolutionnaire », NOTRE FORFANTERIE GIGANTESQUE, qu’il est tel despote dont nous aurions cependant besoin. Combien Sélim III, par exemple, ne nous servirait-ilpas, s’il lui plaisait de faire l’utile diversion qu’il peut opérer ! Il tiendrait à la fois les deux cours impériales en échec...

Pour la réussite de notre système, il faudrait que la presque totalité des humains ne se trouvât pas sous la férule des prêtres et des nobles, qu’elle entendît notre idiome, que les gouvernements ne corrompissent point les sources de l’instruction... etc., etc. »

Oui, paroles amères et désenchantées, paroles excessives aussi et injustes. Car, à la fanfaronnade et à la forfanterie, il se mêlait certainement une large part de générosité ; car ce n’est pas en vain que la Révolution a passionné dans le monde les plus hauts esprits et remué çà et là des portions dormantes des multitudes humaines. Ce prodigieux ébranlement, s’il n’a point réalisé partout la démocratie, lui a ouvert partout et préparé les voies de l’avenir. D’ailleurs, c’est pour ajourner indéfiniment le jugement du roi que Baraillon s’efforçait de faire peur à la Convention, et cet ajournement, qui n’eût pas mis un terme aux luttes fratricides des factions, aurait été une cause nouvelle de faiblesse. Mais quel malheur que les chefs de parti Brissot, Robespierre, Danton, n’aient pu s’accorder pour mesurer les périls effroyables au devant desquels allait la Révolution !

Oui, il est vrai que la propagande universelle pour la liberté était parfois le déguisement de l’instinct criminel de domination. Oui, il est vrai que l’orgueil de Louis XIV était passé dans les veines du peuple souverain qui devait le transmettre à Napoléon. Oui, il est vrai que cet orgueil colossal suscitait des illusions colossales, et que la France révolutionnaire s’était promis des peuples un trop facile enthousiasme et un trop sympathique accueil. Oui, il est vrai qu’un gigantesque héroïsme était gâté par une « forfanterie gigantesque » et que la liberté était perdue si la France ne resserrait pas ses efforts, ne tendait point vers la paix. Mais les partis qui s’insultaient et se dévoraient avaient vraiment d’autres soucis.

Ainsi, c’est à une Angleterre hostile, comme à une Allemagne hostile, comme à une Suisse hostile que la Révolution va se heurter. Ce n’est point à dire que l’action de la Révolution sur l’Angleterre ait été vaine. Elle y souleva un moment de si hautes vagues que tous les pouvoirs établis prirent peur.

Le socialiste anglais Hyndman croit qu’il y eut là une crise décisive. Il croit que l’effort de réaction et de compression auquel Pitt se livra, dès la fin de 1792, et jusqu’à sa mort, a écrasé pour une longue suite de générations les germes les plus vigoureux de démocratie. Il croit que cette défaite de la Révolution continue à peser sur toute l’histoire anglaise, que si la démocratie n’y a pas abouti à des formes logiques, si le prolétariat n’a pas su s’y constituer un pouvoir politique distinct, c’est parce que les énergies admirables qui s’éveillèrent à la fin du XVIIIe siècle sous l’exemple de la Révolution française furent anéanties. Il me semble que Hyndman exagère les effets de cette crise. La démocratie ne fut pas éliminée d’Angleterre ; mais elle comprit qu’elle ne s’y introduirait et ne s’y acclimaterait qu’en ménageant les habitudes du génie anglais, ses méthodes d’évolution et d’adaptation. Le magnifique mouvement chartiste prouve que les énergies de démocratie ne furent pas refoulées pour longtemps par Pitt et ses collaborateurs. Et l’extension lente, mais pour ainsi dire continue, du droit de suffrage a assuré, par des moyens conformes à la Constitution anglaise, la victoire des démocrates de 1792 et de 1793.

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