FICHTE ET LE PROLÉTARIAT

De même que la sympathie humaine de Fichte va aux « opprimés », avant-hier esclaves ou serfs, aujourd’hui salariés, sa sympathie dialectique, si je puis dire, va à la force de travail, seule valeur qui puisse grandir indéfiniment dans le conflit des forces sans mettre en péril la personnalité humaine. Et, au fond, il laisse bien entendre qu’il espère le triomphe définitif de la force de travail résorbant peu à peu, par de hauts salaires, toute ou presque toute la substance de la propriété. C’est là pour lui le sens, l’idéale et extrême conclusion de l’avènement d’un nouveau et libre contrat de travail substitué au servage. Comme les robespierristes, mais plus fortement qu’eux, Fichte prévoit que le progrès du travail libre dans les démocraties libres aboutira à une diffusion quasi universelle de la propriété. Et que de rapprochements, dans les pages qui suivent, entre les vues de Fichte et quelques-unes des vues les plus hardies de la Révolution !

« On se plaint dans presque tous les États monarchiques de l’inégale répartition des richesses, des possessions immenses de quelques-uns, en petit nombre, à côté de ces grands troupeaux d’hommes qui n’ont rien, et ce phénomène vous étonne avec les Constitutions d’aujourd’hui, et vous ne pouvez pas trouver la solution de ce difficile problème d’opérer une distribution plus égale des biens sans attaquer le droit de propriété ? Si les signes de la valeur des choses se multiplient, ils se multiplient par la tendance dominante de la plupart des États à s’enrichir au moyen du commerce et des fabriques aux frais de tous les autres États, par le vertigineux trafic de notre temps, qui se précipite vers une catastrophe, et menace d’une ruine complète de leur fabrique tous ceux qui y participent même de loin, par le crédit illimité qui a plus que décuplé la monnaie frappée en Europe. — Si, dis-je, les signes de la valeur des choses se multiplient ainsi d’une façon disproportionnée, ils perdent toujours plus de leur valeur par rapport aux choses mêmes. Le possesseur des produits, le propriétaire foncier, enchérit continuellement les objets dont nous avons besoin, et ses domaines mêmes prennent par cela même une valeur toujours croissante par rapport au pur métal. Mais ses dépenses s’accroissent-elles en proportion ? A coup sûr le marchand, qui lui livre des objets de luxe, soit se garder de tout dommage. Moins habile est l’artisan, qui, lui, fabrique les produits indispensables, et qui est pris entre le propriétaire et le marchand. Mais le pauvre paysan ? Encore aujourd’hui il est une pièce de la propriété foncière, ou bien il fait des corvées gratuitement, ou pour un salaire démesurément réduit. Encore aujourd’hui ses fils et ses filles, comme une valetaille humiliée, servent le seigneur du domaine pour une dérisoire pièce d’argent qui, même il y a des siècles, ne répondait pas à la valeur des services rendus. Il n’a rien et il n’aura jamais rien, que de lamentables moyens d’existence au jour le jour. Si le propriétaire foncier savait limiter son luxe, il serait depuis longtemps, — à moins que le système commercial subisse un changement complet et d’ailleurs inévitable — et, en tout cas, il deviendrait sûrement le possesseur exclusif de toutes les richesses de la nation, et hors de lui aucun homme ne posséderait rien. Voulez-vous empêcher cela ? Alors faites ce que sans cela même vous êtes tenus de faire : rendez absolument libre le commerce du patrimoine naturel de l’homme, de ses forces. Vous verrez bientôt ce remarquable spectacle : le produit de la propriété foncière et de toute propriété en rapport inverse avec la grandeur de ces propriétés ; la terre, sans des lois agraires violentes, qui toujours sont injustes, se divisera en un nombre toujours croissant de mains, et notre problème sera résolu. Que celui qui a des yeux pour voir voie ; je continue mon chemin. »

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