FICHTE ET SAINT-JUST

Il m’est impossible, en transcrivant ces paroles de Fichte, de ne pas me rappeler les discours prononcés à la tribune de la Convention sur la crise des prix et particulièrement le grand discours de Saint-Just sur la situation économique. Fichte qui était passionné pour la Révolution, suivait à coup sûr de très près les débats de nos Assemblées. Comme Kant qui allait, sur la route de Kœnigsberg, à la rencontre du courrier de France, Fichte lisait sans aucun doute les journaux où étaient résumées les harangues et opinions des grands révolutionnaires. Et il me semble que la force contenue et hautaine des premiers discours de Saint-Just devait réjouir le vigoureux esprit, l’âme intrépide et fière de Fichte.

L’analogie des idées est saisissante. Comme Saint-Just, c’est à la surabondance du signe monétaire, réel ou fictif, que Fichte attribue la crise générale, la hausse des denrées, la souffrance aiguë du peuple. Ce n’est pas seulement en France, et sous l’action immédiate des assignats, que se produisait le phénomène. La crise des prix semble s’être communiquée à toute l’Europe. D’abord, les appels de blé faits par la France en 1789 et 1790 sur tous les marchés européens avaient haussé le prix du pain. De plus, il y avait dans toute l’Europe comme une contagion de fièvre, une tension inaccoutumée de tous les ressorts.

Dans toute la région rhénane, l’affluence soudaine des émigrés avait renchéri la vie. A mainte reprise, Forster constate dans sa correspondance que les denrées sont hors de prix. Les préparatifs de guerre et la guerre même, pendant toute l’année 1792, aggravaient partout la hausse, et la spéculation européenne sur les assignats français y aidait aussi. Or, tandis qu’en France les ouvriers et les paysans, émancipés par la Révolution des liens de servitude féodale ou corporative, avaient pu agir pour obtenir une élévation correspondante des salaires, en Allemagne, les ouvriers, encore serfs des corporations, les paysans, engagés dans le vieux système féodal, pâtissaient de la hausse des denrées et n’y pouvaient proportionner le prix du travail. Et, lorsque Fichte insiste pour l’émancipation du travail, il se propose un double objet : d’abord rétablir l’équilibre immédiat entre le prix des denrées et le prix du travail, ensuite préparer, par la hausse indéfinie du prix du travail, la résorption des grandes propriétés. Il est donc en plein dans le courant de pensée des révolutionnaires français qui, à ce moment même, en 1793, se préoccupaient d’ajuster le prix du travail au prix de la vie et d’aider à la diffusion de la propriété.

Mais il me semble qu’à certains égards l’analyse économique de Fichte est plus profonde. Les révolutionnaires invoquaient contre le système féodal le droit naturel de l’homme à la liberté, et Fichte l’invoque aussi. Ils affirmaient, pour limiter la spéculation capitaliste et justifier la réglementation du commerce des grains ou même la taxation générale des denrées, que la première propriété, la plus essentielle, est la propriété de la vie, et pour Fichte aussi, le droit à la vie est fondamental et inaliénable. Mais, en outre, Fichte dégage plus nettement que ne le font les révolutionnaires français, l’idée que toutes les institutions économiques et sociales sont, au fond, « un contrat de travail », implicite ou explicite, dans lequel « la force » de travail de l’homme est engagée. Et c’est cette force de travail qui lui apparaît à travers la diversité des systèmes sociaux et dans leurs métamorphoses comme l’élément permanent et décisif, créateur de toute valeur.

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