FICHTE ET LE SERVAGE

Mais si la propriété individuelle fondée par le travail et mesurée par lui est juste et nécessaire, tous les contrats par lesquels des hommes ont aliéné au profit d’autres hommes une partie d’eux-mêmes sont précaires et révocables. Les hommes ont été contraints d’aliéner soit une partie de leur droit sur eux-mêmes, soit une partie de leur droit sur les choses. Quand l’homme s’engage à donner à un autre homme ou tout son travail, ou une partie de son travail, il aliène la propriété de sa force de travail, la propriété de lui-même. Quand il s’engage à remettre à un autre homme une partie des fruits nés sur son propre fonds, il aliène, au moins partiellement, son droit de propriété sur les choses. Fichte reproduit ainsi, comme on voit, la distinction, si souvent invoquée dans la France révolutionnaire, de la servitude personnelle et de la servitude réelle. Et, adoptant la solution de la Constituante, il veut libérer les hommes de toute servitude personnelle, sans indemnité, et de toute servitude réelle, avec indemnité.

En vain les privilégiés allègueront-ils que c’est par contrat que d’autres hommes leur ont assuré l’emploi exclusif de leur force de travail. Le contrat de travail (Arbeitsvertrag) ne peut pas être un contrat de servitude ; et l’homme qui a aliéné à jamais l’emploi de sa force de travail est un esclave.

En fait, même dans l’esclavage, cette aliénation n’est pas absolue, car le maître est obligé de nourrir l’esclave. Le droit à la vie est le plus indéniable des droits et l’esclave lui-même n’a pu y renoncer. Ainsi, jusque dans l’esclavage, le droit humain n’a pas subi une interruption complète, une prescription mortelle, et l’homme peut toujours se revendiquer lui-même, toujours reprendre le libre usage de sa force de travail. Toute la question est de savoir si l’esclave qui s’affranchit, le serf qui se libère doivent au maître une indemnité. Non, répond Fichte ; pour l’abolition de la servitude personnelle, esclavage ou servage, aucune indemnité n’est due. « Car le bénéficiaire ne peut se plaindre que d’une chose : c’est que, ayant espéré la continuation du contrat, il a négligé d’en conclure d’autres qui lui auraient été avantageux. Mais la réponse est bien simple ; nous aussi, de notre côté, liés par notre contrat envers lui, nous avons négligé des contrats qui nous eussent été profitables ; et, en fait, nous n’en avons conclu aucun. Maintenant, nous le prévenons. Il pourra disposer de son temps à sa volonté ; nous disposerons de même du nôtre ; nous ne l’avons pas surpris ; nous sommes sur le même pied que lui. Mais ses plaintes se précisent. En ce qui touche les contrats de travail exclusifs, et le droit total ou partiel que nous lui avions reconnu sur nos propres forces, il se plaint qu’il ne recevra plus son travail tout fait, dès que le contrat aura été résilié par nous. Dès lors, il est obligé de faire plus de travail que n’en peut faire un seul homme, ou qu’en tout cas il n’en peut et n’en veut faire lui-même.

Mais traduisons exactement ce grief ; il revient à ceci. C’est qu’il a trop de besoins pour qu’ils puissent être satisfaits par le travail d’un seul homme ; et il demande à employer pour leur satisfaction la force d’autres hommes, qui devront retrancher de leurs propres besoins tout ce qu’ils dépensent de force à contenter les siens. Qu’une pareille plainte puisse et doive être écartée, il n’y a même pas là sujet à discussion. Mais il introduit une raison plus solide pour justifier la grosse masse de ses besoins. S’il n’a pas immédiatement plus de forces qu’un autre homme, il possède le produit de plusieurs forces qui lui a peut-être été transmis comme un patrimoine par une longue suite d’aïeux ; il a plus de propriété et, pour l’utilisation de cette propriété, il a besoin de la force de plusieurs hommes. Cette propriété est à lui et doit rester à lui ; il a besoin, pour la mettre en valeur, de plusieurs forces étrangères ; c’est à lui de voir à quelles conditions il pourra disposer de ces forces. Il se produit un libre débat d’échange qui porte sur certaines parties de sa propriété et sur les forces de ceux qui sont nécessaires à la mise en œuvre de cette propriété ; et, dans ce débat, chacun cherche à gagner le plus qu’il peut. Il se servira de celui qui lui fait les conditions les plus douces. S’il abuse de la supériorité qu’il a sur l’opprimé dans les jours de misère, il est exposé aussi à l’inconvénient de voir celui-ci rompre le marché aussitôt que la misère la plus pressante est passée. S’il lui fait des conditions équitables et favorables, il aura cet avantage que les contrats dureront. Mais alors, si chacun évalue son travail au plus haut prix, le propriétaire, loueur d’ouvrages, ne peut plus utiliser sa propriété aussi bien qu’auparavant et la propriété diminuera considérablement. — Cela peut bien arriver ; mais qu’est-ce que cela nous fait ? De ses domaines qui s’étalent au soleil nous ne lui avons pas pris l’épaisseur d’un cheveu ; nous n’avons pas pris un denier de son pur argent. Nous ne le pouvions pas. Mais nous pouvions rompre un contrat avec lui, qui nous paraissait désavantageux et cela nous l’avons fait. Si son bien patrimonial est diminué par là, c’est donc qu’auparavant il a été accru par l’application de nos forces et nos forces ne sont pas son patrimoine. Et pourquoi est-il nécessaire qu’à celui qui a cent charrues de terre, chacune de ces charrues rapporte autant que son unique charrue à celui qui n’en a qu’une ? »

FICHTE
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)

C’est d’une dialectique pressante et hardie. Toute l’argumentation de Fichte peut se résumer ainsi : Si l’esclavage et le servage sont un abandon complet et inconditionnel de l’homme à un autre homme, s’ils n’impliquent à aucun degré des engagements réciproques et un contrat, ils sont un acte de la force pure, ils sont en dehors même de la sphère du droit et ils sont essentiellement nuls, car l’homme n’a pas le droit de se supprimer lui-même en se donnant absolument et à jamais. Si au contraire ils sont, en leur essence, des contrats, ils peuvent, comme tout contrat portant sur la force de travail de l’homme, prendre fin par la volonté de l’une des parties. Et, en soi, la résiliation de ce contrat, laissant un libre jeu ultérieur à toutes les volontés en présence, n’entraîne aucune indemnité. Profonde et audacieuse application de la théorie du contrat implicite aux relations économiques et sociales des hommes, aux rapports de propriété. Par la vertu d’un contrat latent, il n’y a pas prescription contre la liberté et la dignité de l’homme. L’esclave et le serf, en reprenant leur liberté, ne rentrent pas violemment dans un droit abandonné par eux ; ils exercent, sous une forme mieux appropriée à la dignité et à l’action de la personne humaine, le droit que sous les formes accablantes de l’esclavage et du servage ils n’avaient pas, malgré tout, cessé de maintenir.

Ah ! qu’on ne s’étonne point, qu’on ne se scandalise point des efforts qu’est obligée de faire la pensée humaine à la fin du XVIIIe siècle, pour justifier l’abolition de l’esclavage et du servage ! La veille encore, Justus Mœser en affirmait la légitimité ; et la Révolution française faisait scandale en bien des esprits allemands précisément parce qu’elle avait rompu les chaînes de la servitude personnelle et réelle. Cela était dénoncé comme une atteinte à la propriété, et Fichte s’ingénie à démontrer qu’il n’y avait pas là une révolution, mais une forme nouvelle de l’éternel contrat du travail qui toujours en son fonds avait impliqué le droit de la personne humaine à disposer de soi.

Mais si les maîtres et possédants d’aujourd’hui ne peuvent pas se plaindre de l’exercice de ce droit, ils se plaignent du moins des conséquences de l’exercice du droit. Ils se déclarent doublement lésés dans leurs jouissances et dans leur propriété. Mais tant pis pour eux vraiment s’ils sont atteints dans leurs jouissances ! Dire qu’ils ne peuvent satisfaire leurs besoins que par le concours de la force de travail de plusieurs hommes, c’est dire que ces hommes sont simplement destinés à servir d’instrument au possédant, au bénéficiaire. Or, il n’y a pas de contrat qui puisse reposer valablement sur cette clause. Lorsque donc des hommes se libèrent des liens de l’esclavage ou du servage comme d’un contrat de travail trop onéreux pour eux, aucune indemnité ne peut être réclamée d’eux sous prétexte qu’ils attentent aux jouissances du maître, car les jouissances d’un homme n’ont aucun droit sur les forces de travail des autres hommes.

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