TRONCHIN ET L’ANGLETERRE

Mais c’est après le Dix Août, c’est quand la France révolutionnaire en lutte avec le roi de Sardaigne s’apprêta à porter la guerre en Savoie, aux portes mêmes de Genève, que l’inquiétude du parti aristocratique fut extrême, et même quelques démocrates, redoutant une usurpation et un envahissement de la France, commencèrent à s’émouvoir. Quelques-uns des hommes connue du Roveray, qui avaient toujours lutté à Genève pour le peuple et la liberté, se rapprochent des hommes du parti aristocratique pour sauvegarder l’indépendance de Genève et c’est un avertissement à la France d’être très prudente. C’est de l’Angleterre surtout que Genève attend du secours. Mais les ministres anglais hésitaient à se lances dans la tempête. Ils surveillaient les événements et ils ne voulaient pas que des intérêts assez faibles brusquâssent leur décision. Tronchin, qui était allé à Londres en toute hâte solliciter le ministère anglais, écrit le 20 septembre et le 16 octobre :

« Les circonstances sont trop impérieuses pour admettre aucune négligence ; mais mylord Granville est à la campagne. J’ai eu une visite de M. du Roveray en compagnie de M. Reybaz ; ils étaient d’accord que l’on ne pouvait plus renvoyer à demander garnison aux Suisses, parce qu’ils savaient la déclaration de guerre faite au roi de Sardaigne ; mais ils pensaient que si les Français exigent de faire passer de la troupe à la file par notre ville, on ne pouvait pas, en vertu des décrets, le leur refuser... »

Et Tronchin fait allusion en même temps à des menées de trahison dans les départements français voisins de la Suisse.

« Je vous ai dit, Messieurs, de vous ressouvenir des intelligences qu’on peut se former dans le département du Jura ; mais je crois que le moment n’est pas encore venu parce que les personnes que je connais et qui m’ont fait des ouvertures, qui avaient du crédit il y a quelque temps, n’en ont plus depuis que le royaume est assujetti aux factieux. »

Comme la trame de trahison s’étendait loin, que déchira le Dix Août !

« Il s’agissait dans le fond de faire déclarer la Franche-Comté pour se coaliser avec le corps helvétique ; ceci doit rester un secret. J’espère pouvoir faire parler à M. Pitt par M. Thillarson, qui en est avantageusement connu. » (25 septembre 1792, Archives de Genève.)

Mais il ajoutait le 16 octobre, après une entrevue avec lord Granville.

« Je ne puis pas faire sortir le ministre de cette circonspection que le cabinet paraît avoir adoptée depuis longtemps. »

Les ministres anglais hésitaient encore à cette date à entreprendre la lutte contre la France. Le général Montesquiou, en venant de Savoie, entra à Genève. Mais il ne s’y arrêta pas ; il conclut avec la ville un arrangement qui réglait la retraite des troupes françaises et qui limitait le nombre des troupes suisses qui pouvaient tenir garnison dans la ville. Ce fut un des griefs de la Convention contre Montesquiou. Elle lui reprocha d’avoir ménagé l’aristocratie genevoise, d’avoir laissé se constituer aux portes de la France un foyer de résistance et de contre-révolution.

A Genève même, les démocrates hésitaient. Ils auraient voulu que l’action de la France donnât une impulsion décisive à la démocratie. Mais ils redoutaient les suites d’une occupation militaire. Leur rêve était que la paix fût bientôt conclue entre la France et l’Europe et que la France révolutionnaire n’étant plus obligée d’agir par la force des armes, pût agir par la force de l’exemple et de la propagande. Sur la porte d’un club fondé à ce moment, on lit encore l’inscription gravée au couteau et souvent répétée : PAIX. C’était aussi, comme on l’a vu, le mot d’ordre de Forster et des révolutionnaires allemands.

PERFIDIE FRANÇAISE DES ATTACHEMENT DES TROUPES FRANÇAISES A LEUR GÉNÉRAL APRÈS LA DÉFAITE DE TOURNAY
Image contre-révolutionnaire anglaise
(D’après un document du Musée Carnavalet)

CLAVIÈRE

Clavière, lui, l’ancien banquier et révolutionnaire genevois, devenu ministre des Finances de la France révolutionnaire dans le ministère girondin du Dix Août, n’était pas entré du tout dans la politique de ses anciens compagnons de lutte, du Roveray, Dumont. Eux, au risque de sauver l’aristocratie, ils voulaient préserver de toute atteinte l’indépendance de Genève. Clavière, au risque de porter atteinte à l’indépendance de Genève, voulait écraser l’aristocratie. Il avait une âpre haine de proscrit contre les patriciens égoïstes et durs qui l’avaient persécuté et il lui paraissait intolérable que, sous prétexte de défendre Genève, les soldats des aristocratiques cantons de Zurich et de Berne y tinssent garnison.

Les magistrats de Genève avaient envoyé à Paris un délégué, Gasc, qui devait agir sur les membres de l’Assemblée et sur le Comité diplomatique. Il était secrètement assisté dans ses démarches par Dumont et du Roveray. Ils trouvèrent Clavière intraitable. Brissot, qu’ils rencontrèrent chez Clavière, leur parut au contraire accommodant. Quel homme singulier que Brissot ! Il prononce des discours qui allument la guerre, il pousse à l’universelle propagande année, à l’universelle Révolution, puis, dans le détail, il essaie d’atténuer, d’amortir les chocs. Il se mêle de toutes les affaires, et il les gâte toutes par une bonhomie inconsistante et débile.

« Nous trouvâmes Brissot beaucoup plus raisonnable que le premier (Clavière) ; il nous parla de tout cela avec beaucoup de franchise et d’impartialité. Nous recueillîmes de cette seconde-conversation qu’il n’était pas d’avis que la France se mît dans le cas de faire la guerre aux Suisses, qu’on menât durement la République de Genève et qu’on dût employer la force pour faire adopter la démocratie et l’égalité aux nations voisines de la France. »

Ainsi, au moment où la France révolutionnaire entrait en conflit avec l’Europe, la Suisse était, comme l’Allemagne, une force incertaine et mêlée. L’aristocratie y était puissante, attentive et habile, et la démocratie, malgré de vigoureux élans, y était affaiblie par la peur de compromettre l’indépendance nationale.

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