ADAM SMITH ET LE RÉGIME CORPORATIF

A plus forte raison dans cette Angleterre capitaliste, où le régime corporatif avait dû se réduire, en fait, et s’assouplir pour se prêter à la croissance d’industries nouvelles et variées il ne constituait plus une entrave capable d’irriter les intérêts. Il apparaissait au contraire à beaucoup comme un frein utile qui empêchait l’universelle concurrence capitaliste de s’enfiévrer, de s’emporter à de funestes excès. Il suffit de lire avec soin le chapitre des Salaires et des Profits, où Adam Smith combat le régime corporatif, pour se rendre compte de toutes les restrictions que ce régime avait déjà subies, des issues toujours plus larges qui s’ouvraient à l’esprit d’entreprise et à l’audace individuelle.

« Le privilège exclusif d’un corps de métier restreint nécessairement la concurrence, dans la ville où il est établi, à ceux auxquels il est libre d’exercer ce métier. Ordinairement, la condition requise pour obtenir cette liberté est d’avoir fait son apprentissage sous un maître ayant qualité pour cela. Les statuts de la corporation règlent quelquefois le nombre d’apprentis, qu’il est permis à un maître d’avoir, et presque toujours le nombre d’années que doit durer l’apprentissage. Le but de ces règlements est de restreindre la concurrence à un nombre d’individus beaucoup moindre que celui qui, sans cela, embrasserait cette profession. La limitation du nombre des apprentis restreint directement la concurrence, la longue durée de l’apprentissage la restreint d’une manière indirecte, en augmentant les frais de l’éducation industrielle.

A Sheffield, un statut de la corporation interdit tout maître coutelier d’avoir plus d’un apprenti à la fois. A Norwich et à Norfolk, aucun maître tisserand ne peut avoir plus de deux apprentis, sous peine d’une amende de 5 livres par mois envers le roi. Dans aucun endroit de l’Angleterre ou des colonies anglaises, un maître chapelier ne peut avoir plus de deux apprentis, sous peine de 5 livres d’amende par mois, applicables moitié au roi, moitié au dénonciateur. Quoique ces deux derniers règlements aient été confirmés par une loi du royaume, ils n’ont pas moins été dictés par ce même esprit de corporation qui a imagine le statut de Sheffield. A peine les fabricants d’étoffes de soie à Londres ont-ils été une année érigés en corporation, qu’ils ont porté un statut qui défendait à tout maître d’avoir plus de deux apprentis à la fois : il a fallu un acte exprès du Parlement pour casser ce statut. »

Toutes ces dispositions limitant le nombre des apprentis et fixant un minimum d’apprentissage apparaissent à Smith comme une violation du droit.

« La plus sacrée et la plus inviolable de toutes les propriétés est celle de son propre travail, parce qu’elle est la forme originaire de toutes les autres propriétés. (On reconnaît là le préambule du fameux édit de Turgot, qui essaya d’appliquer en France les théories de Smith.) Le patrimoine du pauvre est dans sa force et dans l’adresse de ses mains ; et, l’empêcher d’employer cette force et cette adresse de la manière qu’il juge la plus convenable, tant qu’il ne porte de dommage à personne, est une violation manifeste de cette propriété légitime. C’est une usurpation criante sur la liberté légitime, tant de l’ouvrier que de ceux qui seraient disposés à lui donner du travail ; c’est empêcher tout à la fois l’un de travailler à ce qu’il juge à propos, l’autre d’employer qui bon lui semble. »

Mais, en fait, pour les industries où la limitation du nombre des apprentis aurait eu des inconvénients trop graves, le Parlement cassait les statuts restrictifs des corporations. Il ne les tolérait sans doute que dans les industries qui semblaient avoir atteint un certain équilibre. Et les corporations elles-mêmes, au témoignage de Smith, ne le limitaient que quelquefois. Il était impossible en effet, que pour empêcher la concurrence future d’apprentis qui deviendraient « ouvriers » et s’établiraient à leur compte, les corporations arrêtassent elles-mêmes le recrutement de la main-d’œuvre dans les industries en voie de croissance. Elles se seraient ainsi retranché à elles-mêmes une grande part d’activité et de bénéfices. Ainsi la limitation du nombre des apprentis, contrariée souvent par l’intérêt direct des corporations elles-mêmes ou empêchée par un acte du Parlement, ne fonctionnait guère qu’à titre exceptionnel, là où la production semblait avoir atteint un niveau assez constant.

Il était beaucoup plus ordinaire aux corporations de déterminer la durée de l’apprentissage, et Smith nous dit qu’elle paraît avoir été fixée anciennement, dans toute l’Europe, au terme de sept ans. Mais, ce n’était là, comme le reconnaît Smith lui-même, qu’une restriction indirecte de la liberté d’industrie. Sans doute, cette longueur de l’apprentissage semble excessive : et elle rendait l’accès de l’industrie plus malaise. Mais d’abord, rien ne démontre qu’il n’y ait pas eu là une sorte de préjugé public, indépendant des calculs égoïstes des corporations. Il se peut très bien qu’à défaut des statuts, l’opinion et l’usage eussent imposé aux futurs « ouvriers », à ceux qui avaient l’ambition de devenir des maîtres », un apprentissage assez long. C’était une garantie qu’à tort ou à raison le public leur eût demandée et qu’ils se seraient crus tenus à lui offrir. Dans tous les pays industriels l’habitude des longs apprentissages a survécu longtemps aux règlements corporatifs et il ne serait pas surprenant qu’elle prévalut de nouveau.

En tout cas, si ce terme de sept ans était excessif, il n’ajoutait pas beaucoup à la durée qui aurait été fixée à ce moment en beaucoup d’industries par la seule force de la coutume. Et ceux qui s’engageaient, pour arriver à la maîtrise, dans ce long défilé de l’apprentissage savaient que la dépense de temps faite d’abord par eux n’était qu’une avance, qui leur était ensuite remboursée en quelque façon par les garanties qu’ils trouvaient à leur tour dans ce régime.

Enfin, la jurisprudence avait singulièrement restreint le champ d’application des règlements sur l’apprentissage.

Le statut de la cinquième année d’Élisabeth, appelé communément le statut des apprentis, décida que nul ne pourrait à l’avenir exercer aucun métier, profession, ou art pratiqué alors en Angleterre, à moins d’y avoir fait préalablement un apprentissage de sept années au moins ; et, ce qui n’avait été jusque là que le statut de quelques corporations particulières devint la loi générale et publique de l’Angleterre, pour tous les métiers établis dans les villes de marché ; car, quoique les termes de la loi soient très généraux et semblent renfermer sans distinction la totalité du royaume, cependant en l’interprétant, on a limité son effet aux villes de marché seulement, et on a tenu que dans les villages une même personne pouvait exercer plusieurs métiers différents, sans avoir fait un apprentissage de sept ans pour chacun. »

Cette rigueur de l’apprentissage suppose, en effet, la spécification exacte des métiers et une division du travail assez poussée. Là où, comme dans le village ou bien les industries rudimentaires, un même ouvrier doit faire des besognes très diverses, il est impossible d’exiger l’apprentissage spécial de chacune d’elles. En revanche, si l’apprentissage spécial suppose la division du travail, on peut se demander aussi s’il ne la favorise pas et ne la consolide pas. Deux branches de la production qui se sont séparées par le progrès de l’industrie ne peuvent plus se rejoindre et se confondre quand à chacune d’elle correspond un long apprentissage spécialisé. C’est comme un cran de sûreté qui empêche le retour d’une industrie différenciée vers la confusion primitive.

Mais surtout, ce qui montre bien que l’Angleterre avait su échapper aux prises étroites du régime corporatif, c’est que, par une interprétation d’une littéralité bien habile, la jurisprudence n’appliqua le statut d’Élisabeth sur les sept années d’apprentissage, qu’aux industries existant au moment même du statut. Or, depuis le XVIe siècle, d’innombrables industries nouvelles avaient surgi :

De plus, par une interprétation rigoureuse des termes du statut, on en a limité l’effet aux métiers seulement qui étaient établis en Angleterre avant la cinquième année d’Élisabeth ; et on ne l’a jamais étendu à ceux qui y ont été introduits depuis cette époque. Cette limitation a donné lieu à plusieurs distinctions qui, considérées comme règlement de police, sont bien ce qu’on peut imaginer de plus absurde. Par exemple, on a décidé qu’un carrossier ne pouvait faire, ni par lui-même, ni par des ouvriers employés par lui à la journée, les roues de ses carrosses, mais qu’il était tenu de les acheter d’un maître ouvrier en roues, ce dernier métier étant pratiqué en Angleterre antérieurement à la cinquième année d’Élisabeth. Mais l’ouvrier en roues, sans avoir jamais fait d’apprentissage chez un ouvrier en carrosses, peut très bien faire des carrosses, soit par lui-même, soit par des ouvriers à la journée, le métier d’ouvrier en carrosses n’étant pas compris dans le statut, parce qu’à cette époque il n’était pas pratiqué en Angleterre. Il y a, pour la même raison, un grand nombre de métiers dans les industries de Manchester, Birmingham et Wolverhampion qui, n’ayant pas été exercés en Angleterre antérieurement à la cinquième année d’Élisabeth, ne sont pas compris dans le statut. »

Adam Smith aurait pu citer, sans doute, beaucoup d’autres règlements « absurdes », comme celui des ouvriers en carrosses et des ouvriers en roues. Mais, c’est au prix de ces absurdités de détail que l’histoire évolue. L’Angleterre avait maintenu pour ses anciennes et traditionnelles industries, pour celles qui ne s’étaient pas renouvelées entièrement, la protection du régime corporatif. Mais elle en avait, affranchi les industries nouvelles, les métiers qui avaient surgi précisément depuis qu’elle était entrée dans la période industrielle et capitaliste. Il était inévitable qu’aux points de rencontre et de contact des deux régimes, il y eût des combinaisons étranges et des anomalies. Mais qu’étaient ces bizarreries à côté de la force que donnait à l’industrie anglaise ce double caractère de tradition et d’adaptation, cette souplesse à permettre les audaces nouvelles, sans briser d’emblée la solidité des cadres anciens ?

UNE MONARCHIE LIMITÉE OU LE POUVOIR NÉGATIF EN FRANCE ENTOURÉ PAR LES PEUPLES PATRIOTIQUES DU 20 ÉCOULÉ
UNE DÉMOCRATIE ILLIMITÉE OU LE POUVOIR EXÉCUTIF DE LA FRANCE RÉCONCILIANT LES PARTIS ENNEMIS DANS UN EMBRASSEMENT GÉNÉRAL LE 7 COURANT.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)

Mais, en limitant l’application du système corporatif aux métiers antérieurs à la cinquième année d’Élisabeth et à la période de grande productivité, l’Angleterre n’affranchissait pas seulement de toute entrave les métiers nouveaux. Elle proclamait encore la déchéance morale et sociale du régime corporatif, qui ne s’appliquait plus qu’aux forces du passé et ne pénétrait pas dans la sphère toujours accrue du capitalisme moderne. Et, c’est chose remarquable que les cités qui seront au XIXe siècle le foyer de l’industrie anglaise la plus progressive et la plus hardie, Manchester, Birmingham, fussent déjà, pour la plus grande part des métiers qui croissaient dans leur sein, affranchies de l’étroite tutelle corporative. C’est le premier et déjà vigoureux essor du capitalisme illimité.

Share on Twitter Share on Facebook