ADAM SMITH ET LES ASSOCIATIONS PROFESSIONNELLES

Adam Smith souffre impatiemment ce qui reste du régime corporatif. Il n’ose pas pourtant invoquer la loi pour le briser, car il sait combien il est malais) parfois de distinguer l’organisation corporative des libres groupements, et Smith ne va pas, comme fera bientôt la Constituante avec la loi Chapelier, jusqu’à interdire même les associations qui ont pour objet immédiat la mutualité. Il déplore qu’elles tournent vite en corporations, mais il n’ose les dissoudre par la force légale.

« Il est rare que des gens du même métier se trouvent, réunis, fût ce pour quelques parties de plaisir ou pour se distraire, sans que la conversation finisse par quelque conspiration contre le public, ou par quelque machination pour faire hausser les pris. Il est impossible, à la vérité, d’empêcher ces réunions par une loi qui puisse s’exécuter, ou qui soit compatible avec la liberté et la justice ; mais si la loi ne peut pas empêcher les gens du même métier de s’assembler quelquefois, au moins ne devrait-elle rien faire pour faciliter ces assemblées, et bien moins encore pour les rendre nécessaires.

ASSASSINAT DE BASSEVILLE A ROME
(D’après une estampe du Musée Carnavalet)

Un règlement qui oblige tous les gens du même métier dans une ville à faire inscrire dans un registre public leurs noms et leurs demeures, facilite ces assemblées, il établit une liaison entre des individus qui, autrement, ne se seraient peut-être jamais connus, et il donne à chaque homme du métier une indication pour trouver toutes les autres personnes de sa profession.

Un règlement qui autorise les gens du même métier à se taxer entre eux pour pourvoir au soulagement de leurs pauvres, de leurs malades, de leurs veuves et orphelins, en leur donnant alors des intérêts communs à régir, rend ces assemblées nécessaires.

Une corporation rend non seulement les assemblées nécessaires, mais elle fait encore que la totalité des membres se trouve liée par la loi de la majorité. Dans un métier libre, on ne peut former de ligue qui ait son effet, que par le consentement unanime de chacun des individus de ce métier, et encore cette ligue ne peut-elle durer qu’autant que chaque individu continue à être du même avis. Mais la majorité d’un corps de métier peut établir ce statut, avec des dispositions pénales, qui limitent la concurrence d’une manière plus efficace et plus durable que ne pourrait faire aucune ligue volontaire quelconque. »

L’individualisme économique d’Adam Smith est, comme on voit, à peu près aussi marqué que le sera celui des révolutionnaires de France. Il est presque tenté d’interdire même les réunions de charité mutuelle parce qu’elles peuvent devenir le germe de la vie corporative. Par là il va jusqu’au seuil de ce qui sera la loi Chapelier. Et cela confirme ce que nous avons dit de celle-ci. Sans doute elle répond, pour une part, à un calcul de classe. Ce sont des assemblées d’ouvriers, se coalisant pour élever leur salaire, que la Constituante a voulu proscrire. Mais elle n’a pas cru faire essentiellement œuvre de classe. Elle a cru qu’elle appliquait des principes incontestés.

La méfiance d’Adam Smith à l’égard des corporations et de toutes les assemblées qui y peuvent conduire n’a aucun caractère bourgeois. Car ce n’est pas à des réunions de salariés, interdites d’ailleurs par des statuts terribles, c’est à des réunions de maîtres, d’artisans indépendants et de marchands que pense ici Adam Smith. Mais, s’il déteste le régime corporatif, il sait qu’il est en voie de décomposition, et d’ailleurs dans la mesure où il subsiste encore, il répond, sinon aux intérêts, du moins aux préjugés et aux habitudes d’un grand nombre d’hommes de métiers. Ainsi, de même que rien, dans l’état social anglais, n’obligeait les paysans, presque entièrement libérés du régime féodal, à un acte de Révolution, rien, dans le régime économique et industriel, n’obligeait la bourgeoisie à l’action révolutionnaire.

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