Mais ce n’est pas seulement tous les métiers créés après le statut d’Élisabeth, ou les grandes industries en croissance, comme celle des mines, qui échappaient aux prises du régime corporatif. C’étaient aussi toutes les entreprises pat actions, et elles se multipliaient. Il semble même à Adam Smith que le développement des sociétés ou compagnies par actions était parfois excessif et s’appliquait à des objets qui relevaient plutôt de l’industrie personnelle. Il caractérise la société par actions avec une grande netteté. Le capitalisme anglais est doté dès lors d’un de ses organes essentiels.
« Les Compagnies par actions, établies ou par charte royale ou par acte du Parlement, diffèrent, à beaucoup d’égards, non seulement des compagnies privilégiées, mais même des sociétés particulières de commerce.
Premièrement, dans une société particulière, aucun associé ne peut, sans le consentement de la société, transporter sa part d’associé à une autre personne, ou introduire un nouveau membre dans la société. Cependant chaque membre peut, après un avertissement convenable, se retirer de l’association et demander le paiement de sa portion dans les fonds communs de la société. Dans une société par actions, au contraire, aucun membre ne peut demander à la compagnie le paiement de sa part, mais chaque membre peut, sans le consentement de la compagnie, céder sa part d’associé à une autre personne et par là introduire dans la compagnie un nouveau membre. La valeur d’une part ou action dans une société de ce genre est toujours le prix qu’on en trouve sur la place, et ce prix peut être, sans nulle proportion, au-dessus ou au-dessous de la somme pour laquelle le propriétaire est crédité dans les fonds de la compagnie.
Secondement, dans une société particulière de commerce, chaque associé est obligé aux dettes de la société pour toute l’étendue de sa fortune. Dans une compagnie par actions, au contraire, chaque associé n’est obligé que jusqu’à concurrence de sa part d’associé.
Le commerce d’une compagnie par actions est toujours conduit par un corps de directeurs, et, à la vérité, ce corps est souvent sujet, sous beaucoup de rapports, au contrôle de l’assemblée générale des propriétaires (des actionnaires). Mais la majeure parité, de ces propriétaires ont rarement la prétention de rien entendre aux affaires de la compagnie, mais bien plutôt, quand l’esprit de faction ne vient pas à régner entre eux, tout ce qu’ils veulent, c’est de ne se donner aucun souci là-dessus, et de toucher seulement l’année ou les six mois de dividende, tels que la direction juge à propos de les leur donner, et dont ils se tiennent toujours contents. L’avantage de se trouver absolument délivré de tout embarras et de tout risque au delà d’une somme limitée, encourage beaucoup de gens (qui, sous aucun rapport, ne voudraient hasarder leur fortune dans une société particulière), à prendre part au jeu des compagnies par actions. Aussi ces sortes de compagnies attirent à elles des fonds beaucoup plus considérables que le commerce ne peut se flatter d’en réunir. Le capital de la Compagnie de la mer du Sud se trouva monter une fois à plus de 83 millions 800 mille livres sterling (plus de 700 millions le francs). Le capital, portant dividende, de la Banque d’Angleterre, monte actuellement à 10 millions 780 mille livres (environ 250 millions de francs). »
A dire vrai, c’est surtout aux entreprises de commerce étranger que s’appliquait le régime des compagnies par actions (Compagnie royale d’Afrique, Compagnie de la haie d’Hudson, Compagnie de la mer du Sud, Compagnie des Indes orientales).
Un auteur français, très distingué par ses connaissances en économie politique, l’abbé Morellet, donne la liste de cinquante-cinq compagnies par actions qui se sont établies en divers endroits de l’Europe depuis 1600, et qui, selon lui, ont toutes failli par les vices de leur administration, quoiqu’elles eussent des privilèges exclusifs. »
Adam Smith s’efforce de limiter très étroitement l’emploi des sociétés par actions. Mais il est visible qu’elles dépassaient ces limites et qu’elles commençaient à s’appliquer aux affaires proprement industrielles, même à celles qui offraient de grands aléas.
« Les seuls genres d’affaires qu’il parait possible, pour une compagnie par actions, de suivre avec succès, sans privilège exclusif, ce sont celles dont toutes les opérations peuvent être réduites à ce qu’on appelle une routine, ou à une telle uniformité de méthode qu’elles n’admettent que peu ou point de variation. De ce genre sont : 1° le commerce de la banque ; 2° celui des assurances contre l’incendie et contre les risques de mer et de capture en temps de guerre ; 3° l’entreprise de la construction et de l’entretien d’un canal navigable ; et 4° une entreprise qui est du même genre, celle d’amener de l’eau pour la provision d’une grande ville. Quoique les principes du commerce de banque puissent paraître tant soit peu abstraits et compliqués, cependant la pratique est susceptible d’en être réduite à des pratiques constantes. Se départir une seule fois le ces règles, en conséquence de quelque spéculation séduisante qui offre l’appât d’un gain extraordinaire, est une chose presque toujours extrêmement dangereuse, et très souvent funeste à la compagnie de banque qui s’y expose. Mais la constitution d’une compagnie par actions rend, en général, ces compagnies plus fortement attachées aux règles qu’elles se sont faites, mieux qu’aucune société particulière. Aussi les principales compagnies de banque de l’Europe sont-elles des compagnies d’actionnaires, dont plusieurs conduisent très heureusement leurs affaires sans aucun privilège exclusif. Le seul dont jouisse la Banque d’Angleterre consiste à ce qu’aucune autre compagnie de banque en ce royaume ne peut être composée de plus de six personnes. Les deux banques d’Edimbourg sont des compagnies par actions, sans aucun privilège exclusif.
Quoique la valeur des risques, soit du feu, soit des pertes par mer ou par capture ne puisse guère se calculer peut-être bien exactement, néanmoins elle est susceptible d’une évaluation en gros qui fait qu’on peut, à un certain point, l’assujettir à une méthode et à des règles précises. Par conséquent, le commerce d’assurance peut être fait avec succès par une compagnie par actions, sans aucun privilège exclusif. La compagnie d’assurance de la ville de Londres et celles du change royal n’ont aucun privilège de ce genre.
Quand un canal navigable est une fois achevé, la direction de l’affaire devient tout à fait simple et facile et elle peut se réduire à une méthode et à des règles constantes. On y peut encore réduire la confection d’une de ces sortes d’ouvrages, puisqu’on peut contracter avec les entrepreneurs à tant par toise, à tant par écluse. On en peut dire autant d’un canal, d’un aqueduc ou d’un grand conduit destiné à amener l’eau pour la provision d’une grande ville. De telles entreprises peuvent donc être régies, et elles le sont aussi très souvent, par des compagnies d’actionnaires, sans aucun privilège exclusif.
Cependant, il ne serait pas raisonnable d’aller ériger pour une entreprise quelconque, une compagnie par actions, uniquement parce que cette compagnie serait capable de conduire l’entreprise avec succès, c’est-à-dire d’aller exempter un certain nombre de particuliers de quelques-unes des lois générales auxquelles tous leurs citoyens sont assujettis, uniquement parce que ces particuliers, à l’aide de cette exemption, seraient en état de faire bien leurs affaires. Pour qu’un pareil établissement soit parfaitement raisonnable, outre la condition expliquée ci-dessus, c’est-à-dire la possibilité de réduire l’entreprise à une méthode et à des règles constantes, il faut encore le concours de deux autres circonstances. La première, c’est qu’il soit évidemment démontré que l’entreprise est d’une utilité plus grande et plus générale que la plupart des entreprises particulières de commerce ; et la seconde, c’est qu’elle soit de nature à exiger un capital trop considérable pour être fourni par une société particulière. Si un capital modéré suffisait pour l’entreprise, sa grande utilité seule ne serait pas une raison pour qu’on dût ériger une compagnie par actions, parce que, dans ce cas, il se présenterait bientôt des spéculateurs particuliers qui rempliraient aisément la demande à laquelle cette entreprise aurait pour effet de répondre. Ces deux circonstances concourent dans les quatre genres de commerce dont il est question plus haut...
Excepté les quatre genres de commerce dont j’ai fait mention, je n’ai pu parvenir à m’en rappeler aucun autre dans lequel se trouvent concourir toutes les circonstances requises pour justifier l’établissement d’une compagnie par actions. La compagnie de Londres pour le cuivre anglais, la compagnie pour la fonte du plomb, la compagnie pour le poli des glaces, n’ont pas même le prétexte d’aucune utilité générale, ou seulement particulière dans les objets dont elles s’occupent, et ces objets ne paraissent pas exiger des dépenses qui excèdent les facultés d’une réunion de plusieurs fortunes privées. Quant à la question de savoir si le genre de commerce que font ces compagnies est de nature à pouvoir se réduire à une méthode et à des règles assez précises pour qu’il soit susceptible du régime d’une compagnie par actions, ou si ces compagnies ont sujet de se vanter de profits extraordinaires, c’est ce dont je ne prétends pas être instruit. Il y a longtemps que la compagnie pour l’exploitation des mines est en banqueroute. Un intérêt dans les fonds de la compagnie des toiles d’Edimbourg se vend à présent fort au-dessous du pair, quoique moins au-dessous qu’il n’était il y a quelques années. Les compagnies par actions qui se sont établies dans la vue d’être utiles à l’État en encourageant quelques manufactures particulières, outre le dommage qu’elles causent en faisant mal leurs propres affaires et en diminuant par là la masse des capitaux de la société, ne peuvent guère manquer encore, sous d’autres rapports, de faire plus de mal que de bien. Malgré les intentions les plus droites, la partialité inévitable de leur directeur pour quelques branches particulières de manufactures, dont les entrepreneurs viennent à bout de le séduire et de le dominer, jette véritablement sur le reste un véritable découragement. »
Évidemment, l’instrument capitaliste des sociétés par actions n’a pas encore la souplesse et la puissance qu’il aura plus tard, mais le cercle étroit de la vie corporative est brisé. Et la grande bourgeoisie anglaise n’a nullement besoin d’un effort révolutionnaire pour en sortir. La société par actions apparaît bien encore, même aux libres et audacieux esprits, comme une exception, comme une dérogation aux règles communes qui imposent à tout citoyen, à raison de ses obligations, une responsabilité entière portant sur toute sa fortune. Mais c’est le mouvement naturel du capitalisme qui étendra le champ des sociétés par actions.