ADAM SMITH ET LES PHYSIOCRATES

Un homme d’un génie large et clair, Adam Smith, avait, dans son Traité de la richesse des nations publié pour la première fois en 1770 et réimprimé en 1784, tracé à l’Angleterre les voies où elle devait s’engager, ou plutôt il avait compris quelle était la tendance, quel était le sens de l’évolution économique de l’Angleterre et en lui l’Angleterre prenait vraiment conscience de sa destinée.

Pour mesurer toute l’avance économique de l’Angleterre à cette époque, il suffit de comparer à l’œuvre de Smith si large, si saine, si vivante, les œuvres de nos économistes, de nos physiocrates du XVIIIe siècle. Celles-ci ont quelque chose de bizarre, d’étriqué, d’enfantin et de sectaire. On sent que la France n’a pas encore débrouillé son écheveau économique, qu’elle ne sait pas nettement de quel côté orienter son action.

Déjà, sans doute, l’essor de l’industrie française est grand : et j’en ai marqué la croissance. Mais, on dirait qu’au moment même où cet essor va être décisif et où la France va compléter sa puissante vie agricole par une puissante vie industrielle, sa pensée est prise d’hésitation et de trouble. Elle semble se replier un moment vers l’agriculture et la considérer non seulement comme la base, mais comme la forme essentielle et unique de la richesse.

Le système des physiocrates est un mélange déconcertant d’idées progressives et d’idées rétrogrades. Ils sont des hommes de progrès par leur souci d’appliquer à la culture, à la production agricole la puissance du capital et par leur haine des entraves, des barrières intérieures qui arrêtent la circulation des produits du sol. Mais, lorsque par leurs subtilités paradoxales et leurs déductions scolastiques, ils démontrent que l’agriculture seule est productive, qu’elle laisse seule un produit net, lorsqu’ils vont jusqu’à qualifier la classe industrielle de classe stérile, sous prétexte que l’homme ne retrouve dans le produit industriel que la valeur du travail qu’il y a incorporée, ils font œuvre de réaction ; ils risquent d’arrêter l’essor de l’industrie et d’immobiliser la Fiance dans un capitalisme purement agricole. C’est la théorie confuse et trouble d’un peuple qui n’est pas encore sûr de sa voie et qui ne sait guère comment concilier avec sa traditionnelle puissance agricole les forces nouvelles de production et de capitalisme multiforme qu’il sent s’éveiller et grandir en lui.

Au contraire, le large système d’Adam Smith répond à l’assurance d’esprit d’un peuple mur pour la grande industrie et pour la maîtrise commerciale des marchés du monde. Sans doute, il proclame l’importance extrême de l’agriculture et si l’Angleterre a une avance économique marquée, c’est, selon lui, parce qu’elle a traité mieux que toute autre nation la classe des cultivateurs. Mais cette agriculture progressive doit être un soutien et non un obstacle pour l’industrie.

Adam Smith constate que c’est la division croissante du travail qui en accroît presque indéfiniment la productivité. Or, c’est surtout dans l’industrie et dans la grande industrie des grandes villes que cette division du travail s’accentue. C’est dans les campagnes qu’elle est le moins poussée, le même homme y pourvoyant aux besognes les plus diverses.

« Les ouvriers de la campagne sont presque partout dans la nécessité de s’adonner à toutes les différentes branches d’industrie qui ont quelque rapport entre elles par l’emploi des mêmes matériaux. Un charpentier de village confectionne tous les ouvrages en bois et un serrurier tous les ouvrages en fer. » Ainsi, c’est dans l’industrie des villes, c’est dans les grandes agglomérations humaines que la division du travail, condition de tout progrès, est poussée le plus loin.

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