LA FORCE ANGLAISE

L’Angleterre était bien loin d’avoir en 1789 la population et la force économique qu’elle a aujourd’hui. Elle était beaucoup moins peuplée que la France et elle n’avait guère (en comptant l’Ecosse) que onze millions d’habitants à opposer aux vingt-cinq millions de notre pays. Sa marine, aujourd’hui si formidable, n’était pas beaucoup, supérieure alors à la marine française. Elle venait de perdre ses colonies d’Amérique et son prestige semblait atteint. Mais ce n’était là qu’une blessure superficielle et elle se réparait avec une force vitale admirable ; elle se redressait avec un merveilleux ressort de volonté. Elle avait sur les autres peuples une avance industrielle marquée, servie par une puissante flotte marchande. Elle gardait et elle affermissait sa conquête des Indes, étendant toujours davantage la protection de l’État sur les compagnies capitalistes hardies qui s’annexaient de larges territoires et s’ouvraient des débouchés. Ses colonies des Antilles restaient florissantes et elle constatait avec une joyeuse surprise que, même, après la guerre de l’Indépendance, les Etats-Unis continuaient à commercer avec elle. Bien mieux, ses échanges avec ces colonies à peine émancipées allaient se développant ; elle profitait ainsi de l’élan d’activité que la liberté, la victoire et la paix donnaient aux Etats-Unis, triomphant jusque dans son apparente défaite par la force d’expansion de son industrie.

Qu’on lise les savoureux récits de voyage de Mackenzie, et on verra que c’est précisément après la guerre, que le commerce anglais pousse le plus audacieusement au nord de l’Amérique, jusque dans les régions polaires. Par une curieuse coïncidence, c’est précisément en 1789, au moment où éclatent en France les événements qui vont révolutionner le monde et absorber bientôt les énergies françaises, que Mackenzie organise définitivement ces puissantes Compagnies qui vont acheter les pelleteries des Esquimaux avec des produits anglais et qui relient Londres et le pôle par des opérations commerciales hardies dont la double chaîne se meut dans un cycle de deux années. Admirable confiance et admirable intrépidité.

Même avec la France, dont l’intervention victorieuse en faveur de l’Amérique soulevée avait profondément blessé l’Angleterre, le commerce anglais prenait une revanche. Le traité de 1785 avait ouvert le marché français aux produits anglais et la France étonnée, la Normandie surtout, inquiète pour ses draps, se demandaient s’il serait possible de soutenir la concurrence de l’industrie anglaise plus puissamment outillée. L’Angleterre prenait ainsi de plus en plus conscience que sa force était dans l’expansion de son industrie et que cette expansion pouvait être irrésistible. Ainsi l’amertume même d’une défaite récente s’atténuait. Ou du, moins le fier ressentiment qu’elle en avait gardé n’était point ce dépit mesquin et aigre qui fait commettre aux peuples comme aux individus les pires fautes.

PITT
( D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)

Share on Twitter Share on Facebook