LA LOI DES PAUVRES

Enfin, la loi des pauvres, la loi du domicile et du certificat avaient pour effet de cantonner la classe ouvrière anglaise, de la sectionner.

La gêne, que les lois des corporations, écrit Adam Smith, apportent à la libre circulation du travail, est, je pense, commune à tous les pays de l’Europe, celle qui résulte des lois sur les pauvres est, autant que je puis le savoir, particulière à l’Angleterre. Elle vient de la difficulté qu’un homme pauvre trouve à obtenir un domicile (settlement), ou même la permission d’exercer son industrie dans une autre paroisse que celle à laquelle il appartient. Les lois des corporations ne gênent que la libre circulation du travail des artisans et ouvriers de manufacture seulement ; la difficulté d’obtenir un domicile gêne jusqu’à la circulation du travail du simple manœuvre... Lors de la destruction des monastères, quand les pauvres furent privés des secours charitables de ces maisons religieuses, après quelques tentatives infructueuses pour leur soulagement, le statut de la quarante-deuxième année d’Élisabeth régla que chaque paroisse serait tenue de pourvoir à la subsistance de ses pauvres, et qu’il y aurait des inspecteurs des pauvres établis annuellement, lesquels, conjointement avec les marguilliers, lèveraient, par une taxe paroissiale, les sommes suffisantes pour cet objet.

Un statut imposa à chaque paroisse l’obligation indispensable de pourvoir à la subsistance de ses pauvres. Ce fut donc une question importante de savoir quels étaient les individus que chaque paroisse devait regarder comme ses pauvres. Après quelques variations, cette question fut enfin décidée dans les treizième et quatorzième années de Charles II, où il fut statué qu’une résidence non contestée et ininterrompue de quarante jours ferait acquérir le domicile dans une paroisse, mais que, pendant ce terme, deux juges de paix pourraient, sur la réclamation du marguillier ou inspecteur des pauvres, renvoyer tout nouvel habitant à la paroisse sur laquelle il était légalement établi en dernier lieu, à moins que cet habitant ne tînt à loyer un bien de 10 livres de revenu annuel, ou bien qu’il ne fournît pour la décharge de la paroisse où il était actuellement résident, une caution fixée par ces juges. »

C’était en réalité immobiliser la main-d’œuvre pauvre, et les précautions furent accumulées pour que les manouvriers ne pussent circuler en fraude et conquérir subrepticement le domicile. Les quarante jours de résidence nécessaires ne commencèrent à courir qu’à partir du jour où connaissance publique avait été donnée à l’église de la déclaration faite par le nouveau venu. A mesure qu’au XVIIIe siècle le système des manufactures se développa, exigeant un plus large déplacement de main-d’œuvre, il devint difficile et presque impossible de maintenir la législation accablante du settlement, du domicile. Et elle fut remplacée par le régime des certificats.

Dans les huitième et neuvième années de Guillaume II, il fut statué que lorsqu’une personne aurait obtenu de la paroisse où elle avait son dernier domicile légal un certificat signé du marguillier et inspecteur des pauvres et approuvé par deux juges de paix, toute autre paroisse serait tenue de la recevoir ; qu’elle ne pourrait être renvoyée sur le simple prétexte qu’elle était dans le cas de devenir à la charge de la paroisse, mais seulement par le fait d’y être actuellement à charge, auquel cas la paroisse qui avait accordé le certificat serait tenue de rembourser tant la subsistance du pauvre que les frais de son renvoi. »

En même temps, l’acquisition du domicile était rendue plus malaisée encore qu’auparavant. Mais les certificats mêmes n’étaient pas facilement délivrés. Chaque paroisse craignait d’être exposée à des frais de secours et de rapatriement au cas où celui qu’elle aurait muni du certificat deviendrait malade. Ainsi la circulation des plus pauvres des manouvriers était extrêmement gênée. Mais il s’en faut que l’ensemble de la classe ouvrière anglaise protestât contre ces entraves. Adam Smith s’étonne de sa patience à les supporter.

« C’est, dit-il, un attentat manifeste contre la justice et la liberté naturelles, que de renvoyer un homme, qui n’est coupable d’aucun délit, de la paroisse où il choisit de demeurer ; cependant le peuple, en Angleterre, qui est si jaloux de sa liberté, mais qui, comme le peuple des autres pays, n’entend jamais bien en quoi elle consiste, est resté, déjà depuis plus d’un siècle, assujetti à cette oppression sans y chercher de remède. Quoique les gens sages se soient aussi quelquefois plaints de la loi du domicile comme d’une calamité publique, néanmoins elle n’a jamais été l’objet d’une réclamation universelle du peuple, comme celle qu’ont occasionnée les warrants généraux (mandats d’arrêt sans désignation individuelle), pratique sans contredit très abusive, mais qui pourtant ne peut donner lieu à une oppression générale ; tandis qu’on peut affirmer qu’il n’existe pas en Angleterre un seul pauvre ouvrier, parvenu à l’âge de quarante ans, qui n’ait eu à éprouver, dans un moment ou dans un autre de sa vie, des effets excessivement durs de cette oppressive et absurde loi du domicile. »

Oui, mais Adam Smith n’indique pas quels étaient les avantages qui, aux yeux d’une grande partie de la classe ouvrière anglaise, compensaient ces inconvénients. D’abord les paroisses n’étaient pas exposées à un soudain afflux de misère, et surtout la difficulté qu’éprouvait la main-d’œuvre la plus pauvre à se déplacer protégeait les industries en croissance contre l’offre déprimante des bras au rabais. Je ne serais pas étonné que la loi du domicile et du certificat ait aidé les ouvriers qualifiés d’un assez grand nombre d’industries à maintenir ou à élever les salaires.

Plus tard, en 1796, quand Pitt, en fidèle disciple d’Adam Smith, suggère à la Chambre l’idée d’abolir ou de remanier radicalement les lois du domicile et du certificat, il est visible qu’il ne cède pas à une pression de l’opinion ; c’est au contraire contre les préjugés persistants de l’opinion qu’il veut assurer la libre circulation du travail. Et il songe au moins autant à l’intérêt des capitalistes, qui ont besoin d’une main-d’œuvre abondante et flottante, qu’aux intérêts de l’ouvrier. C’est à une intensification du capitalisme, avec toutes ses chances bonnes et mauvaises, qu’il veut aboutir.

« Le mal, dans mon opinion, est causé dans une large mesure par les abus qui se sont glissés dans la loi des pauvres de ce pays et par le mode compliqué d’exécution de cette loi. La loi des pauvres de ce pays, quoique sage dans son institution originelle, a contribué à entraver la circulation du travail et à substituer un système d’abus aux maux que, dans une pensée d’humanité, on avait voulu corriger. Des remèdes défectueux n’ont produit que confusion et désordre. Les lois du domicile (laws of settlements) ont empêché l’ouvrier d’aller sur le marché, où il pouvait disposer de son industrie à son plus grand avantage, et le capitaliste d’employer la personne qui était qualifiée pour lui procurer la meilleure rémunération de ses avances... »

Il est vrai que cette loi a reçu des atténuations.

« Maintenant les officiers de paroisse ne peuvent pas éloigner l’ouvrier uniquement parce qu’ils craignent qu’il devienne une charge. Mais, sous la pression d’une détresse temporaire, l’ouvrier industriel (the industrious mechanic) peut être transporté de l’endroit où son activité serait utile à lui et à sa famille dans un endroit où il peut être un fardeau et n’avoir aucun moyen de se soutenir lui-même. Pour remédier à un inconvénient aussi grave, il faut que les lois du domicile soient radicalement amendées. Je crois qu’en assurant la libre circulation du travail, en écartant les obstacles qui empêchent l’industrie d’utiliser elle-même ses ressources, on irait loin dans la guérison des maux, et on diminuerait la nécessité d’aggraver la taxe des pauvres. Dans le cours de peu d’années, cette libre circulation du travail délié des entraves imposées par les lois réaliserait l’objet même de ces lois. Les bénéfices de cette liberté se répandraient largement, la richesse de la Nation s’accroîtrait et les pauvres auraient non seulement plus de bien-être, mais plus de vertu : la charge des taxes des pauvres, qui pèsent si lourdement sur les campagnes, serait grandement diminuée. »

Visiblement, Pitt essaie de faire pénétrer dans les esprits une théorie neuve et très contestée encore plutôt qu’il ne cède à un mouvement d’opinion. Contre les périls qu’une trop brusque croissance du capitalisme pouvait déchaîner, les ouvriers anglais étaient en défiance et il y avait en eux un esprit de protectionnisme corporatif et local qui amortissait et ralentissait les grands mouvements redoutables. Peu à peu cet esprit cédera à l’irrésistible poussée capitaliste : les petits abris locaux, où des fractions de la classe ouvrière étaient comme réfugiées, seront renversés et emportés par un vent violent et, sur le terrain nivelé et découvert, la multitude prolétarienne pourra se livrer à de grands mouvements de classe. Mais, en attendant, elle était divisée et fragmentée et au moment où se développait la Révolution française, une action d’ensemble du prolétariat anglais n’était pas possible. Il était encore séparé et immobilisé en trop de compartiments pour qu’une revendication générale pût se produire même sur un objet qui, comme le droit de coalition, intéressait à un si haut degré tous les prolétaires.

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