On est donc tenté de penser qu’au moment où éclate la Révolution française, et où la classe ouvrière de France commence à jouer un grand rôle politique, les ouvriers anglais vont demander au moins le droit de coalition. Il n’en est rien, ou tout au moins, je ne trouve aucune trace d’une revendication d’ensemble. Chose curieuse ! Même en 1795, même quand le député au Parlement, Withbread, pour remédier à l’extrême détresse des ouvriers anglais, propose de fixer par la loi un minimum de salaire, personne à la Chambre des Communes et dans le pays ne suggère l’idée que c’est en accordant aux ouvriers le droit de se coaliser qu’on relèvera leurs salaires. Aujourd’hui, il nous paraît beaucoup plus hardi de déterminer par la loi un minimum de salaire que de reconnaître aux ouvriers le droit de coalition et de grève.
Le point de vue des esprits les plus libres de l’Angleterre, à la fin du XVIIIe siècle, était tout autre. La loi était déjà intervenue dans la détermination des salaires ; il est vrai que c’était, comme dans le fameux statut d’Élisabeth, pour en fixer le maximum, et la fixation d’un minimum était une vraie révolution sociale, mais il y avait des précédents juridiques. Au contraire, proclamer la liberté de coalition, c’était, dans la pensée des hommes de ce temps, légaliser l’émeute. Fox (voir Hansard, The parliamentary History of England, volume 32) recommande bien l’association pour relever les salaires, mais c’est une association de philanthropes qu’il a en vue, non une association d’ouvriers.
« Si la Chambre, comme il a été proposé, venait à former une association dont tous les membres s’engageraient eux-mêmes à n’user que d’une espèce particulière de pain, pour diminuer les durs effets de la rareté, ne pourrait-elle en même temps former une association en vue d’élever le prix du travail à un taux proportionné au prix des articles de subsistance ? »
Mais quant à laisser aux intéressés eux-mêmes le droit de former cette association, ni Fox ni aucun de ses collègues libéraux n’y songe un instant. Pitt, dans le discours où il combat la motion de Withbread (12 février 1796), ne dit pas un mot non plus des coalitions ouvrières. Il parle des sociétés amicales, friendly societies, qui sont des sociétés de secours mutuels entre ouvriers, et il ne parait pas pressentir que ces sociétés de secours mutuels deviendront le germe d’organisations ouvrières de résistance et de lutte.
« L’encouragement des sociétés amicales, dit-il, contribuera à alléger l’immense charge dont le public est accablé maintenant pour le soutien des pauvres, et l’industrie pourra pourvoir, par ses épargnes, aux temps de détresse. »
Il est bien malaisé de croire que s’il y avait eu à ce moment une revendication générale de la classe ouvrière anglaise au sujet du droit de coalition, Pitt n’y eût fait aucune allusion. Il aurait sans doute exprimé des craintes sur la déviation possible des sociétés ouvrières de secours mutuels.
D’où vient que les ouvriers anglais, dans l’ébranlement donné au monde et aux travailleurs par la Révolution française, n’aient point demandé la reconnaissance légale d’un droit aussi important pour eux ? Ce n’était certes pas indifférence ou dédain ; car il résulte des pages d’Adam Smith, citées tout à l’heure, et de nombreux témoignages recueillis par Sydney et Béatrice Webb dans leur belle histoire du Trade-Unionisme, que, en fait, pendant tout le XVIIIe siècle, les ouvriers recoururent aux coalitions pour défendre ou hausser leurs salaires. Et ils ne se bornaient pas à des ententes momentanées : ils formaient des associations permanentes.
Nous n’avons pas réussi à découvrir dans les innombrables brochures et placards ouvriers du temps, ni dans les procès-verbaux de la Chambre des Communes, quelque trace de l’existence avant 1700 d’associations permanentes de salariés pour défendre et améliorer les conditions de leur contrat... Dans les premières années du XVIIIe siècle, nous trouvons des plaintes isolées sur les associations « récemment formées » par des ouvriers qualifiés de certains métiers. A mesure que le siècle avance, nous remarquons la multiplication graduelle de ces plaintes, auxquelles correspondent des contre-accusations présentées par des corps d’ouvriers organisés. A partir du milieu du siècle, les procès-verbaux de la Chambre des Communes sont remplis de pétitions et de contre-pétitions qui révèlent l’existence d’associations de journaliers dans la plupart des professions qualifiées. Finalement, nous pouvons conjecturer la large extension du mouvement, d’après la multiplication croissante des lois contre les associations dans les industries particulières... »
Ce qu’il y a de curieux, c’est que toute cette agitation et organisation ouvrière précède même la période des manufactures. Le système manufacturier ne prit un grand essor que vers le milieu du XVIIIe siècle et déjà, depuis cinquante ans, les ouvriers attachés au service de la petite industrie artisane se groupaient, s’organisaient. Si donc on ne saisit pas, de 1789 à 1793, une grande revendication générale des prolétaires, une grande action de classe en faveur du droit de coalition, ce n’est pas que les ouvriers anglais en aient méconnu l’importance. Mais c’est d’abord que la structure de l’industrie anglaise était encore trop compliquée, trop sectionnée, pour qu’une action et une revendication générales des prolétaires fussent possibles. Quelques progrès qu’eût réalisés déjà le système manufacturier, il n’avait pas encore prévalu dans un très grand nombre de branches de la production ; c’est ainsi, pour emprunter un exemple à Sidney Webb, que les négociants en drap du Yorkshire, ne commencèrent à établir des manufactures sur une grande échelle qu’en 1794. Beaucoup de travailleurs industriels étaient encore engagés à demi dans la vie agricole. Il existait encore, surtout en Écosse et dans les régions pauvres, des cottagers qui ne possédaient qu’un tout petit domaine insuffisant à les faire vivre et qui demandaient le surplus des ressources nécessaires à un travail industriel.
« Le produit d’un travail fait de cette manière se présente souvent sur le marché à meilleur compte que la nature de ce travail ne le permettrait sans cette circonstance. Dans plusieurs endroits de l’Écosse, on a des bas tricotés à l’aiguille à beaucoup meilleur marché qu’on ne pourrait les établir au métier partout ailleurs ; c’est l’ouvrage de domestiques et d’ouvrières qui trouvent dans une autre occupation la principale partie de leur subsistance. La filature de toile se fait en Écosse de la même manière à peu près que les bas à l’aiguille, c’est-à-dire par des femmes qui sont louées principalement pour d’autres services. Celles qui essayent de vivre uniquement de l’un ou de l’autre de ces métiers, gagnent à peine de quoi ne pas mourir de faim. Dans la plus grande partie de l’Écosse, il faut être une bonne fileuse pour gagner 20 deniers par semaine » (Adam Smith).
On comprend aisément que ces ouvriers et ouvrières dispersés, et encore enfoncés plus qu’à moitié dans la vie rurale, ne pouvaient se prêter à un vaste et énergique mouvement de classe.
Mais surtout un grand nombre de salariés étaient encore engagés dans les liens du système corporatif et de l’artisan crie. Quand les grandes manufactures se créaient, elles ne se heurtaient pas seulement à la résistance des artisans, des petits producteurs : elles se heurtaient aussi à celle de leurs ouvriers, de leurs compagnons qui étaient troublés dans leurs habitudes, menacés même dans leur existence, et, en tout cas, obligés souvent de s’expatrier. Quand le système des manufactures s’appliqua dans le Yorkshire, en 1794, à la fabrication des draps, « journaliers et petits maîtres luttèrent unanimement d’abord pour résister à la nouvelle forme d’industrie capitaliste, qui commençait à leur enlever le contrôle du produit de leur travail ».
Mais comment les ouvriers, les salariés auraient-ils pu revendiquer énergiquement contre leurs maîtres le droit de coalition, comment auraient-ils pu engager contre eux une vigoureuse action de classe au moment où ils liaient partie avec eux pour la défense commune d’une forme d’industrie menacée par le capitalisme ? Aussi bien, en chaque industrie, les ouvriers, façonnés par le système du moyen âge, et pénétrés autant que les maîtres de l’esprit de restriction, de corporation, de privilège et de monopole, faisaient cause commune avec ces maîtres toutes les fois qu’ils croyaient un de ces monopoles menacés. C’est ainsi, comme l’a observé Adam Smith, que très souvent les maîtres provoquaient un soulèvement de leurs ouvriers pour empêcher toute mesure qui aurait restreint leur privilège, en permettant, par exemple, la concurrence des produits étrangers.