Le prolétariat anglais n’est pas soulevé non plus par une révolte d’extrême misère. Sans doute il y avait, surtout chez les prolétaires ruraux, d’effroyables souffrances. Mais, dans l’ensemble, les ouvriers anglais avaient bénéficié de l’essor de l’industrie anglaise.
Marx a écrit : « Pendant la période manufacturière proprement dite, le mode de production capitaliste avait assez grandi pour rendre la réglementation légale du salaire aussi impraticable que superflue. »
Et ainsi les lois restrictives du salaire, celles qui lui imposaient un maximum, tombaient peu à peu ou demeuraient inefficaces. Mais ce que Marx, dans le sombre tableau qu’il trace de cette période de l’histoire du prolétariat anglais, n’ajoute pas, c’est que, en fait, la hausse des salaires, au cours du XVIIIe siècle, avait été grande. J’ai déjà cité le texte de Forster constatant que le salaire des ouvriers anglais en 1790 est deux ou trois fois supérieur à celui de l’ouvrier allemand. Mais il suffit d’ouvrir Adam Smith pour y saisir ce progrès des salaires. Adam Smith a une sorte d’ingénuité scientifique : il observe les phénomènes sociaux sans aucun parti pris de classe. Nous avons vu tout à l’heure avec quelle impartialité il notait le dommage causé aux ouvriers par les lois sur les coalitions. Il trouve injuste que les ouvriers ne puissent se coaliser tandis que la coalition des patrons est permanente. Il est si peu enclin à l’optimisme au sujet de la condition des ouvriers, que c’est dans son œuvre que Lassalle a cru trouver la première formule de la loi d’airain. Et Smith note, sans précaution aucune, que c’est par un prélèvement sur le travail qu’est constitué, le profit des capitalistes. Il commence son fameux chapitre : Des salaires du travail par ces mots :
« Ce qui constitue la récompense naturelle ou le salaire du travail, c’est le produit du travail. Dans cet état primitif qui précède l’appropriation des terres et l’accumulation des capitaux, le produit entier du travail appartient à l’ouvrier. Il n’a ni propriétaire ni maître avec qui il doive partager. Si cet état eût continué, le salaire du travail aurait augmenté avec tout cet accroissement de la puissance productive du travail. Toutes les choses seraient devenues par degré de moins en moins chères. Elles auraient été produites par de moindres quantités de travail, et elles auraient été pareillement achetées avec le produit de moindres quantités, puisque, dans cet état de choses, des marchandises produites par des quantités égales de travail se seraient naturellement échangées l’une contre l’autre...
Mais cet état primitif, dans lequel l’ouvrier jouissait de tout le produit de son propre travail, ne put pas durer au delà de l’époque où furent introduites l’appropriation des terres et l’accumulation des capitaux. Il y avait donc longtemps qu’il n’existait plus, quand la puissance productrice du travail parvint à un degré considérable, et il serait sans objet de rechercher plus avant quel eût été l’effet d’un pareil état de choses sur la récompense ou le salaire du travail.
Aussitôt que la terre devient une propriété privée, le propriétaire demande pour sa part presque tout le produit que le travailleur peut y faire croître ou y recueillir. Sa rente est la première déduction que souffre le produit du travail appliqué à la terre.
Il arrive rarement que l’homme qui laboure la terre possède par devers lui de quoi vivre jusqu’à ce qu’il recueille la moisson. En général, sa subsistance lui est avancée sur le capital d’un maître, le fermier qui l’occupe, et qui n’aurait pas d’intérêt à le faire s’il ne devait pas prélever une part sur le produit de son travail. Ce profit forme une seconde déduction sur le produit du travail appliqué à la terre.
Le produit de presque tout autre travail est sujet à la même déduction en faveur du profit. Dans tous les métiers, dans toutes les fabriques, la plupart des ouvriers ont besoin d’un maître qui leur avance la matière du travail ainsi que leurs salaires et leur subsistance, jusqu’à ce que leur ouvrage soit tout à fait fini. Ce maître prend une part du produit de leur travail ou de la valeur que le travail ajoute à la matière à laquelle il est appliqué, et c’est cette part qui constitue son profit. »
De même qu’il ne voile pas l’origine du profit capitaliste, Smith ne voile pas l’antagonisme du capitaliste et du salarié.
« C’est par la convention qui se fait habituellement entre ces deux personnes, dont l’intérêt n’est nullement le même, que se détermine le taux commun des salaires. Les ouvriers désirent gagner le plus possible, les maîtres donner le moins qu’ils peuvent ; les premiers sont disposés à se concerter pour élever les salaires, les seconds pour les abaisser. »
Et dans cette lutte, la permanente et tacite coalition patronale a naturellement l’avantage.
A ces causes sociales de dépression des salaires s’ajoutent des causes économiques. La loi de l’offre et de la demande avilit le prix du travail quand le travail est offert en trop grande abondance et, comme les hauts salaires, en encourageant le mariage et la reproduction de la force de travail, tendent à accroître l’offre du travail, ils tendent par là même à se convertir en moindres salaires. C’est ce que dit Smith dans le passage que Lassalle oppose aux économistes et où il a cru trouver la première affirmation de la loi d’airain.
« Si la demande de travail va continuellement en croissant, la récompense du travail doit nécessairement donner au mariage et à la multiplication des ouvriers un encouragement tel qu’ils soient à même de répondre à cette demande toujours croissante par une population aussi toujours croissante. Supposez dans un temps cette récompense moindre que ce qui est nécessaire pour produire cet effet, le manque de bras la fera bientôt monter, et, si vous la supposez dans un autre temps plus forte qu’il ne faut pour ce même effet, la multiplication excessive d’ouvriers la rabaissera bientôt à ce taux nécessaire. »
Mais, en vérité, Lassalle se contente à très bon compte. Il s’écrie, en citant ce passage, que son adversaire, Wirth, a eu « l’audace inouïe d’en appeler contre lui à Adam Smith ». Mais c’est Wirth qui a raison, et Lassalle, en isolant ces phrases, a complètement dénaturé la pensée d’Adam Smith. Car la loi de la population n’est pas, pour Smith, la seule qui agisse sur les salaires. Oui, dans un pays où l’industrie serait stagnante, où le capital ne s’accroîtrait pas, où la demande des bras resterait la même, cette loi de la population fonctionnerait avec la rigueur d’une loi d’airain.
Si, dans un tel pays, les salaires venaient jamais à monter au delà du taux suffisant pour faire subsister les ouvriers et les mettre en état d’élever leur famille, la concurrence des ouvriers et l’intérêt des maîtres réduiraient bientôt ces salaires aux taux les plus bas que puisse permettre la simple humanité. »
Mais, dans les pays où l’industrie est en croissance, où elle a toujours besoin de plus de main-d’œuvre, les ouvriers peuvent hausser graduellement leurs salaires au-dessus du niveau vital. De plus, il apparaît à ces pays qu’ils ont intérêt pour leur production même, à avoir une classe ouvrière bien nourrie et bien payée, et la force de l’opinion, dans la nation où l’industrie est prospère, s’ajoute à la force d’élan de l’industrie elle-même pour élever la condition des salariés. Or c’est, selon Smith, le cas de l’Angleterre du XVIIIe siècle.
« La demande de ceux qui vivent de salaires augmente nécessairement avec l’accroissement des revenus et des capitaux de chaque pays, et il n’est pas possible qu’elle augmente sans cela. L’accroissement des revenus et des capitaux est l’accroissement de la richesse nationale, donc la demande de ceux qui vivent de salaires augmente naturellement avec l’accroissance de la richesse nationale et il n’est pas possible qu’elle augmente sans cela. Ce n’est pas l’étendue actuelle de la richesse nationale, mais c’est son progrès continuel qui donne lieu à une hausse dans les salaires du travail... Dans la Grande-Bretagne, le salaire du travail semble, dans le temps actuel, être évidemment au-dessus de ce qui est précisément nécessaire pour mettre l’ouvrier en état d’élever une famille...
En Angleterre, l’agriculture, les manufactures et le commerce ont commencé à faire des progrès beaucoup plus tôt qu’en Écosse. La demande de travail, et par conséquent son prix, ont dû nécessairement augmenter avec ces progrès.
Ils se sont aussi considérablement élevés depuis ce temps. »
Et ce n’est pas seulement le taux nominal des salaires qui s’est accru ; c’est le bien-être réel des ouvriers. « La récompense réelle du travail, la quantité réelle des choses propres aux besoins et commodités de la vie qu’il peut procurer à l’ouvrier, a augmenté, dans le cours de ce siècle, dans une proportion bien plus forte encore que son prix en argent. Non seulement le grain a un peu baissé de prix, mais encore beaucoup d’autres denrées qui fournissent au pauvre, économe et laborieux, des aliments sains et agréables, sont descendues à un prix infiniment plus bas...
Les manufactures de toiles et de draps communs se sont perfectionnées au point de fournir aux ouvriers des habillements meilleurs et à moindre prix, et de plus une quantité d’ustensiles de ménage agréables et commodes.... Les plaintes que nous entendons chaque jour sur les progrès du luxe qui gagne les ouvriers les plus pauvres, lesquels ne se contentent plus aujourd’hui de la nourriture, des vêtements et du logement qui leur suffisaient dans l’ancien temps, ces plaintes nous prouvent que ce n’est pas seulement le prix pécuniaire du travail, mais que c’est aussi sa récompense réelle qui a augmenté. »
Notez qu’Adam Smith ne plaide pas. Il ne soutient aucune thèse, puisque ce développement de prospérité générale a eu lieu sous un régime de réglementation et de monopole qu’il condamne. Il ne force pas les couleurs, car il met le lecteur en garde contre les exagérations optimistes. « Depuis ce temps, le revenu pécuniaire et la dépense de ces familles (ouvrières) ont considérablement augmenté dans la plus grande partie du royaume, dans quelques endroits plus, dans d’autres moins, mais presque nulle part autant qu’on l’a avancé dernièrement au public, dans certaines évaluations exagérées de l’état actuel des salaires. » Ainsi les affirmations d’Adam Smith sont solides et de bonne foi.
CORRESPONDANCE ROYALE TROUVÉE DANS L’ARMOIRE DE FER AU CHATEAU TUILERIES
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)
J’observe que, dans le débat sur le minimum de salaires institué en 1705 et 1796, à un moment où la guerre, le déficit des récoltes avaient causé une grande détresse dans une partie du peuple anglais, c’est seulement les travailleurs de l’agriculture que Withbread songe à protéger. (Withbread’s Bill to regulate the wages of labourers in Husbandry : Bill de Withbread pour régler les salaires des travailleurs agricoles). Je sais bien que Withbread semble parler un moment d’une diminution générale des salaires depuis un siècle. « S’il était, dit-il, nécessaire de se référer à une autorité, je citerais les écrits du docteur Price, où il montre que, dans le cours de deux siècles, le prix du travail n’a pas grandi plus de trois ou quatre fois, tandis que le prix des subsistances a crû dans la proportion de six ou sept, et celui des vêtements pas moins de quatorze ou quinze dans la même période ». Mais d’abord les affirmations du docteur Price, un vigoureux esprit gâté par l’esprit de système, sont souvent tendancieuses et paradoxales. Je ne m’arrête point à la réfutation qu’en a faite Pitt. L’autorité du docteur Price, dit-il le 12 février 1796, a été invoquée pour montrer le grand accroissement de prix de quelques articles de subsistances, comparé au faible accroissement des salaires du travail. Mais les statistiques du docteur Price sont erronées, car il compare les gains des travailleurs dans la période qu’il prend pour terme de comparaison avec le prix des provisions et les gains des travailleurs d’aujourd’hui avec le prix qu’ont aujourd’hui les mêmes articles, sans prendre garde au changement des circonstances et à la différence des provisions. Le blé, qui était alors à peu près la même subsistance des travailleurs, est maintenant remplacé par des produits à meilleur marché et il n’est pas juste de conclure que les salaires de travail sont loin de faire équilibre aux prix des subsistances, parce qu’ils ne peuvent plus se procurer la même quantité d’un article dont les travailleurs n’ont plus le même besoin. »
Est-ce aux pommes de terre que Pitt fait allusion quand il parle des « substituts à meilleur marché, cheaper substitutions », qui dans la consommation du peuple remplacent en partie le pain ? Ce serait sous couleur d’apologie un terrible aveu de misère. Mais, encore une fois, je ne veux pas entrer dans ces calculs où la dispute est infinie. Il y a une contradiction entre les paroles de Pitt, reconnaissant que le blé a renchéri, et celles de Smith écrivant vingt ans plus tôt qu’il est meilleur marché au XVIIIe siècle qu’au siècle précédent. Sans doute Pitt n’était attentif qu’à la hausse immédiate. Mais ce qui à mes yeux domine tout et confirme les indications générales d’Adam Smith, c’est que Withbread et ses amis parlent exclusivement des salariés agricoles. Là, la misère était grande. La politique d’envahissement terrien de l’aristocratie se poursuivait implacablement. Les domaines communaux étaient enclos et accaparés par les grands propriétaires. Le nombre des cottages, des petites maisons paysannes indépendantes diminuait de moitié, comme Price l’établit dans son livre sur la Population en Angleterre. Et tous ces paysans, tombés au rang de prolétaires, immobilisés par la loi du certificat, touchaient à l’extrême détresse. Je veux, s’écriait Withbread, délivrer les pauvres travailleurs d’un état de dépendance servile ; je veux rendre l’agriculteur, qui emploie ses jours à un travail incessant, capable de nourrir, de vêtir et de loger sa famille avec quelque degré de confort ; je veux exempter la jeunesse de ce pays de la nécessité d’entrer dans l’armée et la marine ou d’aller en bandes dans les grandes villes pour y trouver leur subsistance (from flecking to great towns for subsistence) ; je veux mettre celui qui laboure, sème et bat le blé en état de goûter aux fruits de son industrie, en lui donnant droit à une part du produit de son travail. » Il n’y a pas de contradiction, entre ces paroles de Withbread et celles de Burdon disant le même jour à la Chambre des Communes : « Par les prix moyens du travailpendant quelques années, la Chambre doit voir que les salaires des travailleurs ont considérablement augmenté ; » car c’est seulement aux salaires agricoles que s’applique la démonstration de Withbread. C’est ce que précise encore un autre partisan du bill, Leclemere : « Il n’y a pas de travailleur agricole qui puisse en ce moment s’entretenir confortablement, lui et sa famille (No agricul-turallabourer could at present support himself and his family with confort), car un pain d’orge est à l’énorme prix de douze deniers, tandis que tout le salaire d’un jour de travail ne s’élève pas à plus d’un shilling... Je conclus que le minimum du travail agricole doit être fixé. »
Visiblement, c’est là l’effet extrême de la grande transformation économique qui achevait la ruine de la petite propriété paysanne au profit des grandes fermes à pâturages et qui dépeuplait les campagnes au profit de l’industrie manufacturière grandissante. Withbread le note expressément lorsqu’il se propose d’arrêter l’émigration par bandes des travailleurs agricoles vers les grandes villes ; et Price se trompait à coup sûr lorsqu’il soutenait que la crise agraire avait pour effet de diminuer la population totale, celle des villes et de Londres même, comme celle des campagnes. Il y avait essor de la population industrielle et de l’industrie et, dans cette croissance des forces productives, croissance générale des salaires industriels.
Donc, en 1789, pas plus que le prolétariat anglais n’avait un assez haut degré de conscience de classe et d’unité pour formuler dès revendications économiques d’ensemble, il n’était tombé à un si profond degré de misère et de souffrance qu’il ne lui restât d’autre ressource que la révolte immédiate. Au contraire, il sentait son intérêt lié à l’industrie anglaise et il verra avec ombrage tout ce qui pourrait menacer la suprématie industrielle et marchande de l’Angleterre.