PAYSANS ANGLAIS ET PAYSANS FRANÇAIS

Ainsi donc, encore une fois (et tous ces passages d’Adam Smith le démontrent surabondamment), les cultivateurs anglais, qui ne payaient plus ou presque plus de redevances féodales ; qui étaient affranchis de la plupart des corvées pesant sur le paysan de France ; qui ne payaient plus ni la taille, ni la dîme, ni le quinzième, ni en général aucun impôt auquel toutes les classes de la Nation ne fussent également soumises, et qui étaient protégés par le système des très longs baux contre l’arbitraire du propriétaire, ne pouvaient opposer à l’ordre social de leur temps et de leur pays aucun des griefs qu’élevaient si violemment les paysans de France.

Les cahiers signés dans la plupart des paroisses rurales par les paysans français n’auraient presque pas eu de sens pour les paysans anglais. Et, pour marquer d’un dernier trait la différence, on se rappelle qu’en France, dans les cahiers, les plaintes des paysans étaient dirigées aussi bien contre les gros fermiers, accusés d’accaparer la terre, que contre le noble. Ce sont là des griefs propres à ces pays de petite culture, où les modestes exploitants abondent et où ils voient avec colère les tentatives d’un petit nombre de grands entrepreneurs de culture pour absorber plusieurs petites exploitation. En Angleterre, au contraire, toute l’agriculture reposait sur le système des grandes fermes, des grandes exploitations à allure capitaliste, et les rares petits tenanciers, groupés autour des grands fermiers, n’avaient pas même la pensée de protester contre ce système qui était devenu la forme dominante et presque exclusive de la production agricole.

Ce n’est pas, certes, que les fermiers n’eussent bien des griefs contre les grands propriétaires nobles. D’abord, malgré la longue durée des baux, les seigneurs trouvaient bien le moyen d’élever le fermage. Et ils procédaient parfois, à l’expiration du bail, à un relèvement d’autant plus sensible que le fermage était resté immuable pendant de longues années. De là de fréquents conflits, et, de la part de beaucoup de fermiers, de vives plaintes. De plus, l’optimiste peinture faite par Adam Smith du progrès politique et social de la classe des fermiers laisse dans l’ombre bien des souffrances et des misères. Ce n’est qu’au prix de longues luttes, ce n’est qu’après avoir subi bien des vexations que les fermiers obtenaient, par exemple (et ils ne l’obtenaient pas tous), que les services accessoires et d’ordre féodal, dont le bail était grevé obscurément, fussent éliminés.

C’est d’un accent douloureux et profond que le grand poète écossais Burns chante les douleurs des fermiers et des paysans d’Écosse, leur dure vie de labeur et de sujétion. Souvent encore, malgré l’évolution générale de l’Angleterre du féodalisme au capitalisme, la puissance féodale et la puissance capitaliste se doublaient l’une l’autre pour accabler le pauvre paysan. Il était tenu aux redevances élevées, croissantes, que suppose le régime du fermage, et il subissait en même temps les innombrables servitudes de détail dont se composait jadis la vassalité. Mais, malgré tout, il était impossible de dresser un cahier général de ces doléances. Les restes de féodalité ne subsistaient plus que comme des usages décroissants et que l’évolution économique elle-même réduisait chaque jour. Si donc les fermiers anglais ou écossais avaient eu à formuler des revendications sociales, ce n’est plus contre les rapports de vassal à suzerain qu’ils auraient pu s’élever : c’est contre les rapports de fermier à propriétaire. Il ne restait donc à poser aux cultivateurs anglais, quand éclatait la Révolution française, que la question même de la propriété de la terre.

Mais, demander ou la suppression des fermages, ou même leur réduction notable par l’intervention de l’État, c’était ou abolir la propriété individuelle du sol ou en préparer l’abolition. Or, à ce communisme agraire, les fermiers anglais n’étaient aucunement préparés. Ni ils n’avaient assez d’audace d’esprit pour nier le droit même de propriété, ni leur intérêt ne les y disposait. S’ils n’étaient pas les propriétaires de la terre, ils étaient les propriétaires de l’important capital appliqué à la terre, et le communisme du sol aurait aussi bien résorbé la puissance capitaliste du fermier que le droit du propriétaire terrier. Si la propriété de la terre avait été enlevée aux propriétaires d’alors, comment les fermiers auraient-ils pu exclure du droit nouveau de la propriété commune leurs salariés, les ouvriers de ferme ?

Les fermiers ne pouvaient songer à se substituer purement et simplement à leur propriétaire, au grand seigneur foncier. Ils pouvaient donc seulement continuer la lutte commencée depuis des siècles, obtenir des baux plus longs, résister le plus possible aux augmentations de fermage ; mais cet effort, qui avait déjà donné des résultats heureux, ne ressemblait en rien à ces vastes revendications qui, comme celles des paysans révolutionnaires de France, portaient sur tout un régime. A ébranler le droit de propriété, qui n’était plus recouvert comme en France de toute la végétation féodale, qui était comme à découvert, ils risquaient d’exciter les convoitises des prolétaires ruraux, de tous les ouvriers des fermes dont, dès les premiers jours de la Révolution française, ils épient avec inquiétude, connue nous le verrons, les dispositions d’esprit. D’ailleurs, la grande aristocratie foncière apparaissait souvent aux fermiers comme leur alliée et leur sauvegarde. C’est par elle, c’est par l’influence politique décisive encore qu’elle avait au Parlement, que les fermiers étaient assurés de voir leur blé, leur bétail protégés contre les importations étrangères. Et ils se seraient crus perdus sans ces lois protectionnistes. Ainsi il était impossible de déterminer dans les campagnes d’Angleterre un mouvement de revendication et de révolution.

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