L’AMPLEUR DU MOUVEMENT RÉVOLUTIONNAIRE

Les contemporains étaient très partagés sur la force et l’étendue du mouvement révolutionnaire anglais. Selon les uns, il était restreint et superficiel ; selon les autres, au contraire, il était capable de tout renouveler et de tout emporter. Le délégué suisse dont j’ai parlé, Dehuc, écrit de Londres à ses concitoyens : « Ne croyez point ceux qui vous disent qu’ici une Révolution se prépare. » Mais c’est l’indice que des rumeurs inquiétantes se répandaient en Europe.

Wieland, pour avertir les princes allemands de la nécessité des réformes, note, en janvier 1793, les commotions de la terre anglaise. La chute de Louis XVI est un exemple formidable, et seuls les hommes d’Etat les plus inexpérimentés peuvent se figurer que « cet exemple, couronné d’un tel succès a été donné en vain au monde. Ne voyons-nous pas quelle fermentation des esprits en est résultée précisément chez ces Anglais, qui naguère encore étaient si fiers de leur Constitution et, eu égard à celle des autres pays, avaient le droit de l’être ? Si le bois vert s’allume ainsi, que sera-ce du bois sec ? »

Déjà Thomas Paine, à la fin de son livre sur les Droits de l’Homme, avait annoncé toute une germination d’idées de liberté.

« L’homme, dit-il, qui, à la fin de l’hiver, a cueilli une branche dans la forêt et sur cette branche constate un bourgeon prêt à s’ouvrir, doit bien s’imaginer que sur toutes les branches d’autres bourgeons aussi sont prêts d’éclore. Ainsi les pensées nouvelles qui s’éveillent en l’un de nous sont le signe que des pensées analogues commencent à s’ouvrir en beaucoup d’esprits. »

Mais c’étaient là des conjectures bien incertaines, car la végétation des idées n’obéit pas à des lois de simultanéité, à des crises de saison comme la végétation naturelle, et dans la grande forêt humaine, remuée par les souffles nouveaux, l’éclosion de quelques bourgeons est parfois singulièrement hâtive, et devance de loin le travail des sèves et des esprits. Godwin, dans le chapitre 1er du 4e livre de Enquiry concerning political justice, rédigé de 1791 à 1793, dit ceci :

Rien n’est plus facile, pour un homme d’un tempérament un peu vif, que de s’exagérer à lui-même la force de son parti. Il n’a peut-être de relations qu’avec des hommes qui pensent comme lui, et un tout petit nombre d’individus lui paraît être le monde entier. Demandez à des hommes de tempéraments différents et d’habitudes de vie différentes combien il y a, à cette heure, de républicains en Ecosse et en Angleterre, et vous vous heurterez immédiatement aux réponses les plus contradictoires. »

Combien de républicains ? Il suffisait qu’on pût se poser cette question pour être sûr qu’il y avait dans l’esprit anglais une grande agitation et un grand trouble. Dans les commencements de 1792 se manifestaient partout des forces d’opposition. Les Sociétés politiquespullulèrent dans tout le royaume. Le cordonnier Thomas Hardy, Ecossais de naissance, établi à Londres, fondait, le 25 janvier, la Société des Correspondants de Londres, divisée en sections de quarante-cinq membres, et étendant ses rameaux dans tout le pays. Au dire de Hardy, elle comptait à la fin de l’année vingt mille membres, « nombre qui dépasse de beaucoup le corps entier d’électeurs dont dépend une majorité à la Chambre des Communes ».

Mais, à ces mouvements de réforme s’opposaient des forces de résistance et de conservation formidables. Quelque oligarchique que fût la Chambre des Communes, elle eût cédé, au moins en partie, aux forces de démocratie et de progrès si celles-ci avaient été dominantes.

Or, à mesure que les événements se développent, les hommes libéraux et éloquents, les Fox, les Sheridan, les Grey, qui défendaient au Parlement la Révolution française et le principe d’une sage réforme constitutionnelle, sont de moins en moins écoutés. Leur voix est couverte par des clameurs croissantes, et une grande part de leurs amis fait défection. Eux-mêmes, d’ailleurs, n’osaient pas proposer un régime de démocratie : et il semble qu’ils s’engagent à regret dans la lutte.

FOX

Il est visible que Fox ne recherchait pas le débat, ou, du moins, qu’il ne voulait pas le pousser à fond. Il admirait la Révolution française. Il célébrait, à la Chambre des Communes même, l’héroïsme des combattants du 14 juillet. Il allait jusqu’à dire dans la séance du 15 avril 1791 :

J’estime que le nouveau gouvernement de France est bon parce qu’il tend à rendre heureux ceux qui y sont soumis... Je sais que le changement de système qui s’est produit dans ce pays a provoqué les opinions les plus diverses : mais, pour moi, je tiens à dire que j’admire la nouvelle Constitution de France, considérée en son ensemble, comme le plus prodigieux et le plus glorieux édifice de liberté qui ait été élevé sur le fondement de l’intégrité humaine en aucun temps et en aucun pays (As the most stupendous and glorious edifice of liberty, which had been erected on the foundation of human integrity in any time or country). »

C’était un magnifique témoignage, mais ce n’était, en quelque sorte, qu’un incident de parole. Fox se gardait bien de faire application à l’Angleterre des principes de la Révolution française. Même dans la première discussion sur le bill de Québec, dans la séance du 6 avril 1791, il ne fit qu’une très légère allusion à la France. Et pourtant, le Canada ayant été possession française, il eût été assez naturel, quand on discutait sur la nouvelle Constitution canadienne, de parler de la nouvelle Constitution française. Fox se borna à dire qu’il était singulier de créer des ordres nobiliaires au Canada au moment où la noblesse était abolie en France ; et, au demeurant, c’est surtout aux républiques américaines qu’il emprunta la plupart de ses exemples et de ses arguments.

Que voulait-il donc ? Evidemment il n’avait pas renoncé encore, en 1791, à l’espoir de rentrer au ministère : il ne voulait ni offenser le roi, ni effrayer en Angleterre les amis de la Constitution en proposant comme règle la politique française. Il espérait seulement que l’exemple de la France agirait d’une façon en quelque sorte insensible sur les esprits, et que les éléments populaires de la Constitution anglaise seraient peu à peu renforcés sans crise et presque sans combat. Mais Burke devinait cette tactique de pénétration et d’enveloppement : et c’est elle qu’il redoutait le plus. Il se hâta d’amener au Parlement même un éclat.

Au risque de se brouiller mortellement avec Fox, son disciple et son ami, il voulut l’acculer, l’obliger ou à désavouer la Révolution française ou à se compromettre avec elle. Fox, averti de ce dessein, alla trouver Burke le matin du 21 avril et lui dit :

« Je sais que Pitt a tenté de me desservir auprès du roi en me présentant comme un républicain. Prenez garde ! Vous allez faire le jeu de Pitt en jetant dans le Parlement la question de la Révolution française. »

Mais Burke avait pris son parti d’une rupture et, dans la séance du 6 mai, sans y être provoqué par aucune parole, il attaqua à fond la Révolution française. Fox répondit avec fermeté que la discussion de Burke était hors de propos et qu’il ne se prêterait pas à ce jeu : mais que, si Burke voulait instituer sur la Révolution française un débat précis, il serait aisé de démontrer qu’on pouvait admirer la Révolution sans être tenté de l’imiter.

« Que ceux qui disent qu’on désire imiter ce que l’on admire montrent d’abord que les circonstances sont les mêmes dans les deux pays. Il incombe à mon honorable ami de montrer que notre pays est dans la situation précise de la France au temps de la Révolution française, avant d’avoir le droit d’user de cet argument. Quand il aura fait cela, je suis prêt à dire que la Révolution française doit être l’objet d’imitation pour notre pays... Si le Comité décide que mon honorable ami peut poursuivre sa discussion sur la Révolution, je quitterai la Chambre et si quelque ami veut bien m’envoyer un mot quand le bill de Québec reviendra en discussion, je rentrerai pour le discuter... Et, quand le moment convenable pour un débat de cette sorte sera venu, si faibles que soient mes moyens, comparés à ceux de mon honorable ami, je maintiendrai, contre la force supérieure de son éloquence, que les Droits de l’Homme, que mon honorable ami a ridiculisés, comme n’étant que la chimère d’un visionnaire, sont, en fait, la base et le fondement de toute Constitution rationnelle et même de la Constitution anglaise elle-même, comme le prouve le livre des statuts. »

Ainsi, Fox était comme partagé entre l’instinct de prudence, qui lui conseillait d’éviter ce débat terrible et l’entraînement généreux de sa pensée. Il avait blessé cruellement Burke en disant « qu’il avait été averti, par les plus hautes et les plus respectables autorités, que discuter à la hâte et sans information, de graves événements ne faisait honneur ni à la plume qui écrivait, ni à la langue qui parlait ».

Quoi ! Burke ne connaissait donc pas l’histoire vraie de la Révolution française ! et c’était un ami qui l’offensait aussi gravement ! Soit que son esprit se fût aigri, soit qu’il cherchât prétexte à enfoncer de plus en plus le Parlement dans cette querelle, Burke se répandit de nouveau en invectives amères contre la France. Et se tournant vers Fox, il lui cria :Fuyez, fuyez la Constitution française... — Est-ce donc une rupture d’amitié ? demanda Fox à demi-voix. — Oui, c’est une rupture d’amitié. »

Minute tragique, car ce déchirement du parti whig va laisser sans contre-poids les passions conservatrices de l’Angleterre. Les destinées de l’Europe se jouaient peut-être en ce moment. Qui sait si un parti whig, uni et fort, n’aurait pas réussi à modèrer les mouvements de l’opinion anglaise et amené à mettre en garde la France révolutionnaire contre les imprudences de parole qui compromirent la cause de la paix ? Fox se leva, ému jusqu’aux larmes par cette brusque rupture d’une amitié déjà ancienne.

« Il y a eu entre nous, dit-il, bien des divergences d’opinions, qui ne nous ont point brouillés : mon honorable ami dira pourquoi nous ne pouvons, sans rupture d’amitié, différer sur la Révolution française comme sur d’autres sujets. »

C’est, qu’en vérité, il ne s’agissait point là d’un dissentiment secondaire ; c’était un abîme qui s’ouvrait.

« Je ne puis croire que la conduite de mon honorable ami procède du désir de m’offenser. Mais elle produit le même effet. Car mes contradicteurs affectent de considérer comme des principes républicains les principes que j’ai essayé d’introduire dans la nouvelle Constitution du Canada et ils en sont bien loin ; et, en discutant, à propos de ce bill, sur la Révolution, mon honorable ami a donné quelque crédit et quelque poids à ces accusations de mes contradicteurs. J’éprouve quelque déplaisir et une naturelle répugnance à être catéchisé sur mes principes politiques. C’est la première fois que j’entends dire à un philosophe que, pour rendre justice à l’excellence de la Constitution anglaise, il faut ne jamais parler d’elle sans outrager toute autre Constitution au monde. Pour ma part, j’ai toujours pensé que la Constitution anglaise était imparfaite et défectueuse en théorie, mais qu’en pratique elle était excellemment adaptée à notre pays. Je l’ai dit bien des fois publiquement : mais, parce que j’admire la Constitution anglaise, dois-je conclure qu’il n’y a aucune part de la Constitution des autres pays qui soit digne d’estime, ou que la Constitution anglaise n’est pas toujours susceptible de perfectionnement ? Je ne consentirai jamais à outrager toute autre Constitution, ni à exalter la nôtre de façon aussi extravagante que l’honorable gentleman semble penser qu’elle le mérite. Pour prouver qu’elle n’est pas parfaite, il suffit de rappeler les deux réformes proposées en ces dernières années : la réforme relative à la représentation au Parlement, soutenue par le chancelier de l’Echiquier (Pitt), en 1783, et la réforme de la liste civile soutenue par mon honorable ami...

Je rappelle à mon honorable ami, si enthousiaste de notre Constitution, qu’en 1783, quand le discours de la Couronne s’affligea que les colonies anglaises, séparées de la métropole, fussent privées des bienfaits de la monarchie, il ridiculisa ce discours et il le compara au propos d’un homme qui, sortant d’un salon et ouvrant la porte, dirait :A mon départ, laissez-moi vous recommander une monarchie ». Les Français ont fondé leur nouveau gouvernement sur le meilleur des principes de gouvernement, sur le bonheur du peuple. Les Français sont une grande Nation : qui ne se réjouirait qu’ils aient secoué la tyrannie du plus terrible despotisme et qu’ils soient devenus libres ? Sûrement, nous ne devons pas désirer que la liberté soit accaparée par nous. »

Pitt assistait, impassible, à la lutte des deux hommes. La décomposition commençante du parti whig lui livrait l’avenir. La voie moyenne où s’engageait Fox était impossible à tenir. Les démocrates ardents ne voulaient pas se borner à admirer la Révolution : ils voulaient l’imiter tout de suite, non pas sans doute brutalement, mais hardiment : ils voulaient appliquer à l’Angleterre le principe de la souveraineté nationale et de la démocratie et, contre leurs prétentions, contre le livre audacieux de Paine où elles étaient formulées, toutes les puissances conservatrices de l’Angleterre se soulevaient. La politique intermédiaire de Fox eût été peut-être praticable si la Constitution de 1791 avait duré, si la Révolution française était entrée dans une période d’équilibre légal et de développement paisible.

Mais le 20 juin et le 10 août éclataient comme des coups de fondre. La Révolution semblait avoir je ne sais quelle impatience électrique. Elle attirait et elle défiait le monde : Avec moi ou contre moi ! Ainsi, le moindre souffle de réforme qui passait sur l’Angleterre y portait les étincelles de l’incendie voisin. Fox s’épuisait en vain, dans la lutte la plus généreuse et la plus noble, à maintenir la liberté traditionnelle de l’Angleterre, à protéger Paine, dont il désavouait d’ailleurs les doctrines, contre la violence et l’arbitraire des juges, à protester contre le langage provocateur des Sociétés contre-révolutionnaires anglaises. Il était comme submergé par une vague croissante de réaction.

« Voici maintenant, s’écriait-il le 13 décembre 1792, la crise que je crois vraiment redoutable. Nous sommes venus à un moment où la question se pose, si nous allons donner au Roi, c’est-à-dire au pouvoir exécutif, tout pouvoir sur nos pensées ; si nous allons résigner l’exercice de nos facultés naturelles aux ministres de de l’heure présente, ou si nous maintiendrons qu’en Angleterre aucun homme n’est criminel que s’il commet des actes défendus par la loi. Voilà ce que j’appelle une crise plus dangereuse, plus redoutable, qu’aucune de celles que nous offre l’histoire de ce pays. Je n’ignore pas assez l’état présent des esprits et les ferments artificieusement créés pour ne pas savoir que je soutiens ici une opinion bien près d’être impopulaire. Ce n’est pas la première fois que j’ai encouru le même hasard. Mais je veux résister au courant de l’opinion populaire. Je veux agir contre le cri du moment, dans la confiance que le bon sens et la réflexion du peuple sauront me soutenir.

Je sais bien qu’il y a des Sociétés qui ont publié des opinions et mis en circulation des pamphlets contenant des doctrines qui tendent, si vous le voulez, à renverser nos institutions. Je dis qu’elles n’ont rien fait d’illégal en cela ; car ces pamphlets n’ont pas été supprimés par la loi. Montrez-moi la loi qui ordonne que ces livrés seront brûlés et je reconnaîtrai l’illégalité de leur procédé. Mais s’il n’y a pas de telle loi, vous violez la loi en agissant sans autorité légale. Vous prenez sur vous de faire ce que vous n’avez point qualité de faire et vous avez couvert cela de vos votes. Quelle est la marche prescrite par la loi ? Si des doctrines sont publiées qui tendent à renverser la Constitution dans l’Eglise et dans l’Etat, vous devez informer sur ce fait dans une cour de justice. Qu’avez-vous fait ? Vous prenez sur vous, par votre seule autorité, de supprimer ces livres, d’ériger tout homme, non seulement en inquisiteur, mais en juge, en espion, en policier — d’animer le père contre le fils, le frère contre le frère, le voisin contre le voisin, et c’est par de tels moyens que vous croyez maintenir la paix et la tranquillité du pays ?

Vous vous êtes appuyés, dans tous vos actes, sur les principes de l’esclavage. Vous négligez, dans votre conduite, le fondement de tout gouvernement légitime, les droits du peuple : et, en exhibant cet épouvantail, vous semez la panique pour sanctifier votre violation des lois, et cette violation des lois engendre les maux que vous redoutez. Un extrême conduit naturellement à l’autre. Ceux qui craignent le républicanisme se réfugient à l’abri de la couronne. Ceux qui désirent une réforme et qui sont calomniés sont jetés de désespoir dans le républicanisme. Et c’est là le mal que vous craignez.

C’est aux extrêmes que le peuple est précipité par les agitations ; et il y a une diminution graduelle de ce parti moyen (gradual decrease of that middle order of men) qui redoute autant le républicanisme que le despotisme. Ce parti moyen, qui avait conservé à ce pays tout ce qu’il y a de précieux dans la vie, tous les jours, je suis désolé de le dire, il décroît ; mais, permettez-moi d’ajouter que tant que ma faible voix pourra se faire entendre, ce parti ne sera pas complètement éteint ; il restera toujours un homme qui, entre les extrêmes, maintiendra le point central. Je suis outragé d’un côté : je puis être attaqué de l’autre ; je puis être flétri à la fois et comme un boute-feu et comme un tiède politicien ; mais, quoique j’aime la popularité et quoique rien ne me soit aussi précieux, hors de ma propre conscience, que la bonne opinion et la confiance de mes concitoyens, aucune tentation ne m’amènera à me joindre à l’association (contre-révolutionnaire) qui a pour objet un changement dans la base même de notre Constitution. »

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