ROBERT BURNS

L’accent de Robert Burns est plus âpre. Il n’était pas, quand éclata la Révolution, un adolescent comme Coleridge, un jeune homme comme Wordsworth. Il avait quarante ans et il avait beaucoup souffert. Fils d’un pauvre fermier écossais, il avait éprouvé l’orgueil et la dureté des nobles et des riches, des grands possédants, et, déjà, avant le mouvement révolutionnaire de la France, il avait écrit des vers de douleur et de révolte.

Son Honneur possède tout dans le pays : ce que les pauvres gens des cottages peuvent se mettre dans le ventre, j’avoue que cela passe ma compréhension... Notre gentry se soucie aussi peu des bêcheurs, terrassiers et autre bétail, ils passent aussi fiers près des pauvres gens que moi auprès d’un blaireau pourri. J’ai vu le jour d’audience de notre maître et j’en ai été attristé ; les pauvres tenanciers maigrement pourvus d’argent, comme ils doivent supporter l’insolence de l’intendant ! Il frappe du pied et menace, maudit et jure qu’ils iront en prison, qu’il saisira leur bien ; tandis qu’ils doivent se tenir debout avec un respect humble, et tout entendre, et craindre et trembler. Je vois bien comment vivent les gens qui ont la richesse, mais sûrement il faut que les pauvres gens soient misérables ! »

Et les aristocrates sont aussi frivoles que leurs intendants sont durs :

« Ah ! gars, tu ne sais rien de tout cela ; le bien de l’Angleterre ! ma foi, j’en doute. Dis plutôt qu’il marche comme le premier ministre le mène ; qu’il dit oui ou non comme on lui commande, paradant aux opéras et aux théâtres, hypothéquant, jouant, mascaradant ; ou peut-être, un jour de caprice, il part pour la Haye ou Calais, pour faire un tour et prendre l’air, apprendre le bon ton et voir le monde. Là, à Vienne ou à Versailles, il délabre la vieille succession de son père... Le bien de l’Angleterre ! Dis sa destruction par la dissipation, la discorde et les factions ! »

Parfois, il raille « une gentry stupide, à la tête de liège, sans grâce, la dévastation et la ruine de la contrée, des hommes faits à trois quarts par leurs tailleurs et leurs barbiers » ; ou encore « le comte féodal, hautain, avec sa chemise à jabot et sa canne brillante, qui ne se croit pas fait d’os vulgaires, mais marche d’un pas seigneurial, tandis qu’on ôte chapeaux et bonnets quand il passe ». Mais ce n’est pas seulement la raillerie, c’est l’invective amère ; c’est un mélange saisissant de mélancolie et de colère, c’est parfois presque une menace :

Pourquoi, s’écrie-t-il au moment d’une élection, pourquoi plierions-nous devant les nobles ? Cela est-il contre la loi ? Car quoi ? un lord peut être un idiot, avec son ruban, sa croix et tout cela. Malgré tout cela, malgré tout cela, à la santé de Héron (de Fox), malgré tout ! Un lord peut être un chenapan avec son ruban, sa croix et tout cela. »

C’est au comte de Breadalbane qu’il adresse un avertissement sanglant :

« Longue vie et santé, mylord, soient vôtres, à l’abri des paysans des Hautes Terres ! Fasse le Seigneur qu’aucun mendiant désespéré, déguenillé, avec un dyrk 2, une claymorc 3 ou un fusil rouillé, ne prive la vieille Ecosse d’une vie qu’elle aime — comme les agneaux aiment le coutelas ! »

Et de quel accent gémit le vieux paysan accablé :

« Le soleil, suspendu au-dessus de ces landes qui s’étendent profondes et larges, où des centaines d’hommes peinent pour soutenir l’orgueil d’un maître hautain, je l’ai vu ce bas soleil d’hiver, deux fois quarante ans, revenir ; et chaque fois m’a donné des preuves que l’homme fut créé pour gémir.

...Vois ce malheureux surmené de labeur, si abject, si bas et vil, qui demande à son frère, fait de terre comme lui, de lui permettre de peiner. Et vois ce ver de terre allier, son compagnon, dédaigner la pauvre prière, insoucieux qu’une femme en pleurs et des enfants sans soutien gémissent.

Si j’ai été marqué comme l’esclave de ce seigneur, marqué par la loi de la nature, pourquoi un souhait d’indépendance fut-il planté dans mon âme ? Sinon, pourquoi suis-je soumis à sa cruauté ou à son dédain ? Ou pourquoi l’homme a-t-il la volonté et le pouvoir de faire gémir son semblable ? »

Mais soudain, ces plaintes individuelles de Burns ou des pauvres paysans d’Ecosse qui l’entourent, voici que la Révolution française les élargit ; c’est la liberté de tous les hommes qu’il veut adoucir. Le fantôme de la liberté vient d’abord, à la clarté de la lune, errer sur les vastes bruyères désolées.

« Du nord froid et bleuâtre ruisselaient des lueurs avec un bruit sifflant, étrange ; à travers le firmament elles jaillissaient et passaient, comme les faveurs de la fortune, perdues aussitôt que gagnées. Par hasard, je tournais insouciamment mes yeux, et, dans un rayon de lune, je tremblai en voyant se lever un spectre austère et puissant, vêtu comme jadis l’étaient les ménestrels. Eussé-je été une statue de pierre, son aspect m’aurait fait frissonner ; et sur son bonnet était gravée clairement la devise sacrée : Liberté !

Et de sa harpe coulaient des chants qui auraient réveillé les morts endormis : eh ! eh ! c’était une histoire de détresse comme jamais une oreille anglaise n’en connut de plus grande. Il chantait avec joie ses jours d’autrefois ; avec des pleurs, il gémissait sur les temps présents, mais ce qu’il disait, ce n’était pas un jeu, je ne le risquerai pas dans mes rimes. »

Burns se risque pourtant, et ce n’est plus sous la mystérieuse clarté de la lune, c’est en plein soleil qu’il dresse « l’arbre de la liberté ! »

« Avez-vous entendu parler de l’arbre de France ? Je ne sais pas quel en est le nom ; autour de lui, tous les patriotes dansent, l’Europe reconnaît sa renommée, il se dresse où jadis se dressait la Bastille, une prison bâtie pour les rois, homme, quand la lignée infernale de la superstition tenait la France en lisière, homme !

Sur cet arbre pousse un tel fruit que chacun peut en dire les vertus, homme ; il élève l’homme au-dessus de la brute. Il fait qu’il se connaît lui-même, homme. Si jamais le paysan en goûte une bouchée, il devient plus grand qu’un lord, homme ; et avec le mendiant il partage un morceau de tout ce qu’il possède, homme !

Ce fruit vaut toute la richesse d’Afrique, il fut envoyé pour nous consoler, homme, pour donner la douce rougeur de la santé, et nous rendre tous heureux, homme. Il éclaire le regard, il égaie le cœur, il rend les grands et les pauvres bons amis, homme, et celui qui joue le rôle de traître, il l’envoie à la perdition, homme !

Ma bénédiction suit toujours le gars qui eut pitié des esclaves de la Gaule, homme, et, en dépit du diable, rapporta un rameau d’au delà des vagues de l’Ouest, homme (c’est de La Fayette que parle Burns). La noble vertu l’arrosa avec soin, et maintenant elle voit avec orgueil, homme, combien il bourgeonne et fleurit ; ses branches s’étendent au loin, homme ! »

Cet arbre de la liberté, cet arbre au fruit savoureux et souverain, il faut le défendre contre la coalition des rois ; que la tête de Louis XVI tombe puisqu’il a voulu attenter à l’arbre sacré ! Mais les gens vicieux haïssent de voir les ouvrages de la vertu prospérer, homme ; la vermine de la Cour maudit l’arbre et pleura de le voir fleurir, homme. Le roi Louis pensa le couper, quand il était comme un arbuste, homme ; pour cela le guetteur lui fracassa sa couronne, lui coupa la tête et tout, homme !

Puis, un jour, une bande mauvaise fit un serment solennel, homme, qu’il ne grandirait pas, qu’il ne fleurirait pas, et ils y engagèrent leur foi, homme ! Les voilà partis avec une parade dérisoire, comme des chiens chassant le gibier, homme. Mais ils en eurent bientôt assez du métier et ne demandèrent qu’à être chez eux, homme !

Car la Liberté, debout près de l’arbre, appela ses fils à haute voix, homme ; elle chanta un chant d’indépendance qui les enchanta tous, homme ! Par elle inspirée, la race nouvellement née tira bientôt l’acier vengeur, homme ! Les mercenaires s’enfuirent, elle chassa ses ennemis et rossa bientôt les despotes, homme !

Que l’Angleterre se vante de son chêne robuste, de son peuplier, de son sapin, homme ! La vieille Angleterre jadis pouvait rire, et briller plus que ses voisins, homme. Mais cherchez et cherchez dans la forêt, et vous conviendrez bientôt, homme, qu’un pareil arbre ne se trouve pas entre Londres et la Tweed, homme ! »

Et Burns termine par des paroles âpres, mais tempérées d’une belle espérance.

« Sans cet arbre, hélas ! cette vie n’est qu’une vallée de chagrin, homme, une scène de douleur mêlée de labeur ; les vraies joies nous sont inconnues, homme, et tout le bonheur que nous aurons jamais est celui au delà de la tombe, homme !

Avec beaucoup de ces arbres, je crois, le monde vivrait en paix, homme, l’épée servirait à faire une charrue, le bruit de la guerre cesserait, homme ; comme des frères en une cause commune, nous serions souriants l’un pour l’autre, homme, et des droits égaux et des lois égales réjouiraient toutes les îles, homme !

Malheur au vaurien qui ne voudrait pas manger cette nourriture délicate et saine, homme ! Je donnerais mes souliers de mes pieds pour goûter ce fruit, je le jure, homme. Prions donc que la vieille Angleterre puisse planter ferme cet arbre, homme, et joyeusement nous chanterons et saluerons le jour qui nous donne la liberté, homme ! »

Ainsi, par Wordsworth, par Coleridge, par Burns, nous voyons qu’en bien des âmes nobles la Révolution faisait une impression profonde. Ce n’était pas seulement l’esprit des hauts juristes comme Mackintosh qui était ému par la logique de l’idée de démocratie. C’étaient les cœurs de poètes qui s’animaient pour la liberté, pour l’humanité pour l’universelle paix. N’y avait-il là que la sublime émotion de quelques intelligences d’élite ? ou bien traduisaient-elles un mouvement plus vaste ? Etait-ce le jaillissement de sources solitaires ou bien ces vives eaux révélaient-elles une grande nappe profonde de Révolution ?

ROBERT BURNS

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