GODWIN

Mais, ce n’est pas seulement dans l’ampleur nouvelle donnée à la question du droit de suffrage, ce n’est pas seulement dans la direction nouvelle donnée à la législation des salaires que se marque l’action politique et sociale de la Révolution française sur l’esprit anglais. Elle éclate dans une œuvre admirable et hardie où l’extrême démocratie politique aboutit au socialisme communiste le plus original et le plus audacieux. C’est de l’œuvre de Godwin que je veux parler : Enquiry concerning Political Justice. Elle est si vaste, elle se rattache par tant de liens à toute la tradition de la pensée anglaise et de la pensée française, elle annonce et prépare par tant de germes tout le mouvement ultérieur de l’esprit anglais, notamment toute la pensée de Robert Owen, qu’il faudrait une longue étude pour en bien formuler le sens et en bien mesurer la valeur. Je ne puis noter que les points de contact les plus vifs de la pensée de Godwin et du mouvement révolutionnaire.

Que l’influence de la Révolution française sur son esprit et sur sa doctrine ait été grande, cela est hors de doute. Comment la Révolution n’aurait-elle pas retenti dans une œuvre écrite en 1792 et publiée à Londres le 7 janvier 1793, c’est-à-dire à un moment où toute l’Angleterre était comme frémissante des passions diverses ou contraires soulevées par la Révolution ? Quand Godwin adressait à la Convention cet exemplaire de son livre que nous avons vu aux mains de Forster, il tenait à marquer lui-même tout ce que sa pensée devait à la France révolutionnaire. Aussi bien, dans sa préface même, dans la première, celle qui porte précisément la date du 7 janvier, il reconnaît lui-même explicitement ce lien, tout en réservant l’indépendance un peu hautaine de sa pensée. Il peut être utile de décrire le progrès par lequel l’esprit de l’auteur a été conduit à ses sentiments présents. Ils ne sont pas la suggestion d’une soudaine effervescence de l’imagination. La recherche politique a tenu longtemps une grande place dans les préoccupations de l’écrivain : il y a maintenant douze ans qu’il est persuadé que la monarchie est une forme de gouvernement essentiellement corrompue. Il doit cette conviction aux écrits politiques de Swift et il la pratique des historiens latins.

A peu près au même temps, il tira plus d’un stimulant additionnel de certaines productions françaises sur la nature de l’homme, qui tombèrent dans ses mains dans l’ordre suivant : le Système de la Nature (de d’Holbach), les œuvres de Rousseau et celles d’Helvétius. Longtemps avant qu’il projetât l’œuvre présente, son esprit était familier avec quelques-unes des spéculations qu’on y rencontre touchant la justice, la gratitude, les droits de l’homme, les promesses, les serments et l’omnipotence de l’opinion ; l’utilité d’un gouvernement le plus simple possible (c’est-à-dire de la démocratie sous la forme pure) ne lui apparut qu’en conséquence des idées suggérées par la Révolution française. Il doit au même événement la détermination d’esprit qui a donné naissance au présent ouvrage. »

Ainsi nous n’avons point affaire, si je puis dire, à un esprit momentané, et ce n’est pas le fugitif et noble reflet des vives flammes de la Révolution que nous allons surprendre dans le livre. La pensée de Godwin a de larges assises d’étude, de travail et de méditation. Il n’est pas à la merci des impressions passagères : et, pas plus qu’il ne dérive toute sa pensée des sources révolutionnaires pas plus qu’il ne s’est donné tout entier, par mode et engouement, à la Révolution, il n’est disposé à la renoncer quand la mode tourne et quand, en Angleterre, les colères s’élèvent :

« La période dans laquelle ce livre fait son apparition est singulière. Le peuple d’Angleterre a été excité assidûment à déclarer son loyalisme, et à noter comme dangereux tout homme qui n’est pas prêt à signer le Shiboleth de la Constitution. De l’argent a été rassemblé par souscription volontaire pour défrayer les dépenses de ceux qui poursuivent les hommes assez audacieux pour promulguer des opinions hérétiques et qui les accablent à la fois sous l’autorité du gouvernement et sous les ressentiments individuels. C’est un accident qu’on ne prévoyait pas quand l’ouvrage fut entrepris et on ne supposera point qu’un tel accident peut produire la moindre altération dans la pensée d’un écrivain.

Tout homme, si on en croit la rumeur publique, doit être poursuivi, qui fait appel au peuple par des journaux ou des pamphlets inconstitutionnels ; et on ajoute que des hommes doivent être punis, même pour quelques paroles irréfléchies qui leur auront échappé dans la chaleur de la conversation et des débats. Il faut savoir maintenant si, en sus de ces dangereuses entreprises sur notre liberté, un livre peut tomber sous le bras du pouvoir civil, lorsque, ayant comme objet explicite de détourner du tumulte et de la violence, il est par sa vraie nature un appel aux hommes d’étude et de réflexion. On verra si une tentative peut être faite pour supprimer l’activité de l’esprit et mettre un terme aux recherches de la science. En ce qui le concerne personnellement, l’auteur a une résolution très nette. Quelle que puisse être la conduite de ses compatriotes, ils ne seront point capables de troubler sa tranquillité. Le devoir auquel il se considère comme le plus lié, c’est d’aider au progrès de la vérité ; et, s’il doit souffrir à cause de cela, c’est une souffrance qui apporte avec elle sa consolation... C’est le propre de la vérité d’être sans crainte et de prouver à tout adversaire sa force victorieuse. »

C’est un beau et calme défi aux fureurs de la réaction anglaise. Mais, dans la passion de la vérité combattue, Godwin ne s’engage pas au delà de la ligne qu’il s’est tracée. C’est surtout aux maîtres de la pensée du XVIIIe siècle qu’il se rattache, à d’Holbach, à Helvétius, à Rousseau, et en outre à Locke. Or, quelles que soient les différences de conception de ces hommes, ils se rencontrent tous en un point : la puissance souveraine de l’éducation. Godwin est l’adversaire de toute doctrine d’innéité ; c’est le milieu qui forme l’homme ; le prétendu libre arbitre est un leurre et, s’il existait, serait un péril, parce qu’il livrerait les individus humains au hasard de décisions arbitraires ; les actions des hommes ont leur source dans leurs opinions et leurs opinions sont l’effet des circonstances où ils vivent. De là une extraordinaire plasticité de la nature humaine et l’espérance d’un progrès indéfini de l’humanité, puisqu’il suffira de créer un milieu politique et social toujours plus sain et plus harmonieux pour que toutes les facultés humaines se développent avec une puissance croissante et dans un ordre croissant.

De là aussi une conception égalitaire : car l’action de ce milieu pouvant s’exercer également sur tout homme, tout régime de caste et de privilège devient un non-sens : on peut raisonnablement attendre de tous les individus un développement sensiblement égal. En tout cas, il n’est pas possible de savoir d’avance en quel groupe d’hommes sont les germes les plus excellents : les hautes facultés intellectuelles et morales sont disséminées à travers la diversité infinie des conditions et des tempéraments et il faut permettre à tous les hommes de grandir librement pous s’assurer qu’aucun germe d’intelligence et de vertu ne sera contrarié.

Voilà l’impulsion générale que Godwin a reçue du sensualisme anglais et du matérialisme français et qu’il transmettra à Robert Owen. Ce n’est donc pas la Révolution française qui a formé le fond premier des idées de Godwin et, à dire vrai, l’influence de d’Holbach, d’Helvétius et, en général, du matérialisme français était moins forte sur l’ensemble des révolutionnaires français que sur Godwin lui-même.

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