GODWIN ET L’ÉGALITÉ SOCIALE

La monarchie et l’aristocratie, qui asservissent et qui exploitent, sont intolérables. Elles ne peuvent se soutenir que par le mensonge. La démocratie, au contraire, quels que puissent être ses vices et ses périls, a cet avantage immense de reposer sur la vérité, de faire appel à la vérité. Elle n’enveloppe pas le pouvoir d’obscurité et de mystère, elle proclame le droit de chaque individu vivant, elle oblige tout homme à faire prévaloir par la discussion sa pensée, et, par là, elle est la forme de gouvernement la plus voisine de la science.

TERRE DES ESCLAVES-TERRE DE LA LIBERTÉ
Arrivé là, on ne recule pas
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)

Mais, c’est à la condition de ne pas s’arrêter à l’organisation politique, toujours superficielle et chaotique, de la société ; c’est à la condition de réaliser l’égalité véritable, l’égalité sociale qui seule donnera à tout homme des objets précis à étudier, des intérêts substantiels et clairs à administrer et qui le sauvera ainsi du charlatanisme gouvernemental, aussi bien des fictions du parlementarisme que des mensonges grossiers de la monarchie et de l’aristocratie.

Cette préoccupation d’égalité sociale est constante chez Godwin. Toujours il constate l’écrasement des pauvres, des basses classes », et la nécessité de les relever par une meilleure répartition des fruits du travail, par un changement complet dans le système de la propriété : le socialisme est le fond et le terme de son livre. Ce qu’il reproche le plus aux formes politiques d’inégalité et de privilège, c’est qu’elles recouvrent et protègent l’iniquité sociale.

L’aristocratie est intimement unie à une extrême inégalité des possessions. Aucun homme ne peut être un membre utile de la société, à moins que ses talents ne soient employés d’une façon utile à l’avantage général. Dans toute société, le produit, c’est-à-dire les moyens de contribuer aux besoins et aux convenances de ses membres, est d’une quantité déterminée. Que peut-il y avoir de plus désirable et de plus juste que de voir ce produit lui-même réparti, selon quelque degré d’égalité, entre tous ? Quoi de plus injurieux que l’accumulation en un petit nombre de mains des superfluités et des moyens de luxe avec la suppression totale du bien-être, de la subsistance simple mais large du grand nombre ? On peut calculer que le roi, même d’une monarchie limitée, reçoit comme salaire de son office un revenu équivalent au travail de cinquante mille hommes ! Et représentons-nous encore les parts faites à ses conseillers, à ses nobles, aux riches bourgeois qui veulent imiter la noblesse, à leurs enfants et alliés. Est-ce miracle qu’en de tels pays, les ordres inférieurs de la communauté soient épuisés sous un fardeau de misère et de fatigue immodérées (penury and immoderate fatigue) ? Quand nous voyons la richesse d’une province étalée sur la table d’un grand, pouvons-nous être surpris que ses voisins n’aient pas de pain pour apaiser le cri de la faim ?

Et cette condition faite à des êtres humains peut-elle être considérée comme le suprême fonctionnement de la sagesse politique ? Il est impossible qu’en un semblable état les vertus éminentes ne soient pas extrêmement rares. Les hautes et les basses classes sont également corrompues par cette situation contraire à la nature. Mais, pour laisser de côté en ce moment les hautes classes, quoi de plus évident que la tendance du besoin à contracter les facultés intellectuelles ? La situation que l’homme sage doit désirer pour lui-même et pour ceux auxquels ils s’intéresse est une situation alternée de travail et de relâche, d’un travail qui n’épuise pas l’organisme, d’un repos qui ne dégénère pas en indolence. Ainsi l’industrie et l’activité sont en force, le corps est maintenu en santé, et l’esprit apte à la méditation et au progrès. Ce serait là la condition de toute l’espèce humaine si les objets de nos besoins étaient équitablement répartis. Peut-il y avoir un système plus digne de désapprobation que celui qui convertit les quatre-vingt-dix centièmes au moins des êtres humains en bêtes de somme, détruit tant de pensées, rend impossibles tant de vertus et extirpe tant de bonheur ? »

Et si l’on objecte à Godwin que l’argument est étranger au sujet de l’aristocratie et qu’il porte contre la propriété elle-même, il en convient, mais il ajoute, avec ce sens pratique qui se combine en lui aux plus vastes et aux plus lointaines hardiesses, que le régime aristocratique aggrave l’inégalité.

« L’inégalité des conditions est l’inévitable conséquence de l’institution de la propriété. Oui, il est vrai que beaucoup d’inconvénients dérivent de la propriété même, sous la forme la plus simple où on peut la concevoir, mais ces inconvénients, si haut qu’on les évalue, sont fort aggravés par les opérations de l’aristocratie. L’aristocratie détourne de son cours naturel le fleuve de la richesse qui pourrait porter dans toutes les parties de la nation non le ravage, mais la fécondité et la joie ; l’aristocratie s’applique, avec un soin continu, à accumuler la richesse aux mains d’un petit nombre de personnes.

En même temps qu’elle essaie de rendre difficile l’acquisition de la propriété personnelle, l’aristocratie a grandement accru cet appétit d’acquisition. Tous les hommes ont naturellement soif de distinction et de prééminence, et leur désir n’est pas fixé sur la richesse comme sur le seul objet ; ils se passionnent aussi pour toute supériorité de tout genre, grâce, savoir, talent, sagesse, vertu. Et il n’apparaît point que ces derniers objets soient poursuivis par leurs fidèles avec moins de passion que la richesse l’est par ses adorateurs. La richesse serait beaucoup moins l’objet de la passion universelle si l’institution politique, plus que sa naturelle influence, ne faisait pas d’elle la route vers l’honneur et le respect.

Il n’y a pas de méprise plus grave que celle des personnes, bien à leur aise et entourées de tout le confort de la vie qui s’écrient :Nous trouvons que les choses sont bien comme elles sont » et qui considèrent âprement tous les projets de réforme comme les romans de visionnaires et les « déclamations de ceux qui ne sont jamais contents ». Est-ce donc bien qu’une si grande part de la communauté soit maintenue dans une pénurie abjecte, rendue stupide par l’ignorance, et repoussante par les vices, perpétuée dans un état de nudité et de faim, aiguillonnée sans cesse à commettre des crimes, et victime des lois sans merci qu’ont faites les riches pour l’opprimer ? Est-ce sédition de rechercher si cet état de choses ne peut être remplacé par un meilleur ? Ou peut-il y avoir rien de plus déplaisant pour nous-mêmes que de nous écrier : Tout est bien », seulement parce que nous sommes à notre aise, sans égard à la misère, à la dégradation et au vice qui peuvent être en d’autres le produit de cet état mauvais ?

C’est sans doute une pernicieuse erreur qui s’est glissée chez certains réformateurs et les conduit à s’abandonner sans cesse à l’acrimonie et à la colère, qui les dispose souvent à trop de complaisance pour des projets de correction et de violence. Mais si nous croyons que la douceur et un amour infini des hommes sont les instruments les plus efficaces du bien public, il ne suit pas de là que nous devons fermer nos yeux sur les calamités qui existent, ou cesser de tendre, d’une aspiration ardente, à leur suppression. »

L’accent est profond et sincère. Certes, il peut nous paraître que Godwin réduit trop ce qu’il appelle « l’influence naturelle » de la richesse. Il semble croire trop aisément qu’en brisant la forme aristocratique de la société, on brisera par là même la puissance abusive de la richesse. Et, pour nous, qui avons vu la richesse garder son action, son caractère de privilège, dans la démocratie, même républicaine, il y a là une sorte d’illusion un peu puérile.

Il ne faut pas oublier cependant que Godwin, en brisant toute la législation d’aristocratie, ouvrait les voies à l’avenir et au socialisme même. Il n’est pas un utopiste édifiant sur des nuées lointaines une cité chimérique. Il sait à quels obstacles immédiats et formidables se heurte, non seulement l’égalité parfaite, mais la tendance à l’égalité ; et c’est cette tendance qu’il veut, en quelque sorte, libérer. Aussi bien, quand il dit que c’est l’institution politique qui consacre la puissance de la richesse, ce mot a pour lui, un sens très large ; il ne s’agit pas seulement de la forme gouvernementale ou du système électoral, mais de l’ensemble des lois, y compris les lois dites civiles, qui assurent à une classe le monopole de la propriété et de la puissance.

A propos des abus du système présent, par exemple à propos des trop larges pensions et émoluments que le gouvernement distribue aux fonctionnaires de tous ordres, c’est jusqu’au fond de l’iniquité sociale que va Godwin ; c’est la racine de toute richesse, le travail surmené et exploité qu’il met à nu.

« Ces pensions et traitements sont pris sur le revenu public, sur les taxes imposées à la communauté. Peut-être n’a-t-on considéré que rarement la nature de l’impôt. Quelques personnes ont supposé que le superflu de la communauté pouvait être recueilli et mis à la disposition du pouvoir représentatif ou exécutif. Mais c’est une grosse erreur. Les superfluités du riche sont pour la plus grande part inaccessibles à la taxation : Toute richesse, dans la société civilisée, est le produit de l’humaine industrie. Être riche, c’est essentiellement posséder une patente qui autorise un homme à disposer du produit de l’industrie d’un autre homme. La taxation par suite ne peut tomber sur le riche qu’en tant qu’elle a pour effet de diminuer son luxe. Mais cela ne se produit que dans un très petit nombre de cas et à un degré très faible. Son véritable effet est d’imposer un surcroît de travail à ceux que le travail a déjà plongés profondément dans l’ignorance, la dégradation et la misère. La partie dominante et gouvernante de la communauté est comme le lion qui chasse avec les animaux plus faibles. Le propriétaire du sol prend d’abord une part disproportionnée du produit, le capitaliste suit et se montre également vorace. Et pourtant on pourrait se passer de ces deux classes, sous la forme où elles apparaissent aujourd’hui, avec un autre mode de société. La taxation vient enfin et impose un nouveau fardeau à ceux qui sont déjà courbés jusqu’à terre. Quel est celui qui, appelé à choisir et ayant vraiment un esprit d’homme, acceptera de recevoir de l’État, comme salaire, le morceau péniblement gagné qui, par l’impôt, a été arraché à la main du paysan ? »

Le capitaliste, dont parle ici Godwin, c’est évidemment le grand fermier : c’est surtout sous la forme de la propriété terrienne et du capitalisme terrien que l’aristocratie des richesses lui apparaît : et par là il se rattache bien à une époque où, malgré les progrès rapides de l’industrie et des manufactures, c’est encore la propriété terrienne qui apparaît, politiquement et économiquement, dominante. Mais Godwin connaît aussi le nouveau développement industriel et, dans son plan de la société future, il fait entrer un merveilleux progrès du machinisme.

Ce qui est tout à fait remarquable dans Godwin, c’est qu’on trouve réunies en lui les spéculations purement philosophiques et morales d’un Mably, les préoccupations pratiques d’un réformateur animé par l’exemple de la Révolution française, et les larges vues d’avenir, les grandes espérances d’évolution illimitée que suggère aux esprits le vaste renouvellement du monde.

Seule une longue et subtile analyse pourrait discerner tous ces éléments et en déterminer la proportion.

Il condamne à fond l’inégalité sociale : il proclame d’abord le droit égal de tous les hommes à toutes les jouissances de la vie. « Les êtres humains participent à une commune nature ; ce qui est utile et agréable à un homme serait utile et agréable à un autre homme. Il suit de là, sur les principes d’une égale et impartiale justice, que les biens du monde forment un fonds commun où un homme a des titres aussi valides qu’un autre homme de prendre ce dont il a besoin. Il apparaît, à cet égard, que tout homme a une sphère de droit dont la limite est marquée par la sphère égale du droit des autres hommes. J’ai droit aux moyens de subsistance : tout homme y a droit aussi ; j’ai droit à toute jouissance que je puis goûter sans nuire à moi-même et aux autres : tout autre homme y a, au même titre, un droit d’une égale étendue. »

Mais diverses sont, dans les sociétés compliquées d’aujourd’hui, les catégories de biens auxquelles l’homme peut prétendre. « Il en est quatre : il y a d’abord la subsistance ; il y a en second lieu les moyens de progrès intellectuel et moral ; il y a en troisième lieu les jouissances peu coûteuses (par exemple la vue de la nature, les voyages à pied) ; et enfin il y a les jouissances qui ne sont nullement nécessaires à une existence saine et vigoureuse et qui ne peuvent être obtenues qu’avec beaucoup de travail et d’industrie :C’est cette classe de biens qui s’interpose surtout comme un obstacle sur la voie de l’égale répartition. »

Ainsi, c’est avec les produits de l’industrie un peu raffinée et les objets de luxe, c’est avec tout ce qui dépasse les besoins élémentaires d’une vie saine et simple, que commence l’inégalité, et il semble que Godwin est tente de supprimer l’inégalité en invitant les hommes à retourner à la simplicité primitive.

« Nous verrons plus bas dans quelle mesure les articles de cette dernière catégorie peuvent être admis dans le pur mode d’existence sociale. Mais, dès maintenant, il faut noter l’infériorité de cette classe de besoins et d’objets sur ceux des catégories précédentes. Sans elle nous pouvons jouir, en une large mesure, d’activité, de contentement et de bonne humeur. Et comment ces superfluités sont-elles habituellement procurées ? C’est en réduisant une multitude d’hommes en des points essentiels, et déplorablement, au-dessous du nécessaire, qu’un homme s’assure à lui-même le luxe le plus somptueux, mais, en soi, le plus insignifiant. Supposons que ce problème se pose nettement devant un homme, et qu’il dépende de sa décision immédiate, en renonçant à ce luxe, de donner à cinq cents êtres humains : loisir, contentement, dignité consciente et tout ce qui peut affiner et élargir l’intelligence humaine, il est difficile de concevoir qu’il hésite. Mais, quoique cette alternative ne puisse se poser pour un individu, il se peut très bien que ce soit là la vraie solution, quand il s’agit de l’espèce. »

Cela est d’autant plus raisonnable que le luxe ne serait point en lui-même un élément de plaisir, sans l’assaisonnement de la vanité, et qu’il ne paraît pas impossible de donner un objet plus haut à l’orgueil humain. Mais, comment aller à l’égalité de fait, à l’égalité réelle, avec le système de propriété d’aujourd’hui ? Godwin procède à une analyse profonde de la propriété : il la décompose en ses formes pour retenir celles qui sont des garanties de liberté, pour condamner celles qui sont des moyens d’oppression ; et, par cette analyse même, nous sommes avertis que ce n’est pas à une spéculation de philosophe moraliste que nous avons à faire, mais à l’effort de pensée d’un homme épris de réalité et qui cherche comment il pourra faire entrer dans les choses son idéal.

« Les hommes ne vivent que du produit du travail humain. Mais, entre le moment ou ils commencent à produire et le moment où ils peuvent consommer le produit, il y a un intervalle ; et, pendant ce temps, il faut qu’ils consomment : qui sera gardien, qui sera distributeur de la provision nécessaire ? Voilà le problème de la propriété. »

Et l’on voit que Godwin ne distingue pas très nettement les provisions consommables, qui alimentent les producteurs avant la réalisation du produit, et les moyens de production. Il commence bien pourtant à démêler que c’est la propriété des moyens de produire qui est l’essentiel de la propriété, puisque les produits consommables lui apparaissent surtout comme une provision permettant le travail.

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