GODWIN ET LA PROPRIÉTÉ

« Il y a trois degrés de propriété.

Le premier et le plus simple degré consiste dans mon droit permanent sur les choses qui, attribuées à moi, produisent une plus grande somme de bénéfice et de plaisir qu’attribuées à tout autre. » Évidemment Godwin pense ici à ce qui subsiste de vague propriété commune, primitive et élémentaire, dans les sociétés civilisées d’aujourd’hui, et qui est représentée, par exemple, par le droit de glanage et de pacage, par différents droits d’usage assurés à tout homme et dont l’exercice ne peut être réglé que par la loi de la plus haute utilité pour tous et pour chacun.

Il y a un second degré de propriété, où l’appropriation individuelle semble plus forte et plus précise :

« C’est le droit qu’a tout homme sur les produits de sa propre industrie, de son propre travail, même sur cette portion dont il ne peut faire usage lui-même. »

Attenter à cette propriété, c’est interdire, en fait, à un homme de produire tels et tels objets : c’est donc supprimer en lui le libre choix, la libre activité de l’entendement ; c’est réduire la créature humaine à la condition la plus vile. Il est bien vrai qu’ici le droit de propriété n’apparaît plus incontestable : il n’est pas démontré, en effet, que l’homme qui a produit tel objet est celui qui en fera le meilleur usage, qui en tirera, en somme, le plus de joie ; il n’est pas démontré surtout que, dans les échanges auxquels va donner lieu la part des produits qu’il ne consomme pas lui-même, il se conduit avec sagesse et dans le plus grand intérêt commun. Mais, si chaque individu intervenait pour régler l’emploi des produits crées par un autre individu, ce serait une « anarchie universelle ». Et si les hommes intervenaient collectivement, ce serait une contrainte infinie et un esclavage universel ». Cette seconde forme de la propriété doit donc, même si elle n’est pas toujours pleinement justifiée, garder un libre jeu.

Mais il est un troisième degré de propriété, celui qui excite le plus la vigilante attention des hommes dans les États civilisés de l’Europe », celui qui est l’objet des convoitises les plus passionnées et des efforts les plus hardis.

C’est le système, quelles qu’en soient d’ailleurs les formes particulières, qui donne à un homme la faculté de disposer des produits de l’industrie d’un autre homme. Il n’y a presque aucune espèce de richesse, de dépense ou de luxe existant dans une société civilisée, qui ne procède expressément du travail manuel, de l’habileté corporelle (corporal industry) des habitants du pays. Les productions spontanées de la terre sont peu de chose et ne contribuent que faiblement à la richesse, au luxe, à la splendeur. Tout homme peut calculer, à chaque verre de vin qu’il boit, à chaque ornement qu’il attache à sa personne, combien d’individus ont été condamnés à l’esclavage et à la sueur, à une incessante besogne, à une insuffisante nourriture, à un labeur sans trêve, à une déplorable ignorance et à une brutale insensibilité, pour qu’il ait ces objets de luxe. Les hommes s’en imposent étrangement à eux-mêmes lorsqu’ils parlent de la propriété qui leur est léguée par leurs ancêtres. La propriété est produite par le travail quotidien des hommes qui existent maintenant. Tout ce que leurs ancêtres ont légué aux possédants d’aujourd’hui, c’est une patente moisie qu’ils exhibent comme un titre à extorquer de leur prochain ce que leur prochain produit. »

Le problème est posé en termes d’une netteté terrible ; Marx lui-même n’a pas dit avec plus de force que c’est le travail, et le travail vivant, qui est le vrai créateur de toute richesse et il faut se rappeler, si nous voulons comprendre la Révolution française dans toutes ses directions et dans toutes ses profondeurs, que, de l’aveu de Godwin lui-même, c’est l’ébranlement de la Révolution qui le décida à publier ces affirmations hardies, à donner corps à ces idées. Mais c’est la solution qui, pour Godwin, semble flottante. Les communistes d’aujourd’hui ne songent pas un instant à arrêter la production des objets de luxe, tout le travail délicat et puissant de l’industrie moderne. Ils veulent, au contraire, en transférant graduellement à la collectivité des travailleurs le capital de production, répandre peu à peu sur tous la richesse et l’éclat.

LA CAUSE DES ROIS
La Victoire terrassant les rebelles
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)

On se demande parfois, en lisant Godwin, s’il ne serait pas tenté d’arrêter tout ce mécanisme de production, tant ses effets présents sur la condition de la plupart des hommes lui apparaissent funestes. Il semble attiré, à certaines heures, par une sorte de simplicité primitive et de communisme pseudo-spartiate. Le travail a pris, dans les sociétés modernes, des formes si repoussantes, il est si iniquement exploité, que c’est le travail même que Godwin, en son âpre critique socialiste, semble vouloir éliminer (comme l’ont fait parfois d’ailleurs certains disciples authentiques ou prétendus du marxisme) :

« Ce qu’il y a de plus désirable, dit Godwin, pour la société humaine, c’est la quantité de travail manuel, de labeur corporel, et particulièrement cette part de travail qui n’est pas le résultat d’un libre choix, mais qui est imposée à un homme par la nécessité de ses affaires, soit réduite dans les limites les plus étroites possibles. Qu’un homme puisse jouir d’un certain bien-être, même banal, si ce bien-être n’est pas accessible à un autre membre de la communauté, cela est mauvais, absolument parlant. Tous les raffinements du luxe, toutes les inventions qui tendent à donner emploi à un grand nombre de mains laborieuses (à une grande quantité de main-d’œuvre), sont directement opposés à la propagation du bonheur. Chaque taxe additionnelle imposée au pays, chaque nouveau canal ouvert aux dépenses des ressources publiques, à moins que cela ne soit compensé (ce qui est rarement le cas) par un retranchement équivalent sur le luxe des riches, sont autant d’ajouté à la masse générale d’ignorance, de besogne écrasante et de labeur. Le gentleman de campagne qui, en nivelant une éminence ou en introduisant une nappe d’eau dans son parc, trouve de l’ouvrage pour des centaines de pauvres industrieux, est ennemi, et non, comme on l’imagine communément, ami de l’espèce humaine. Supposons que, dans un pays, il y a maintenant dix fois plus d’industrie et de travail manuel qu’il y a trois siècles. Sauf pour ce qui est nécessaire à entretenir une population accrue, cette main-d’œuvre est dépensée pour les plus coûteuses fantaisies des riches. Bien peu est employé à accroître le bonheur et le bien-être des pauvres. C’est à peine s’ils subsistent aujourd’hui et il faut bien qu’ils aient subsisté aux temps reculés dont je parle.

Ceux qui, par fraude ou par force, ont usurpé le pouvoir d’acheter et de vendre le travail de la grande masse de la communauté, sont assez disposés à prendre soin que cette masse ne puisse jamais faire plus que subsister. Un objet d’industrie ajouté ou retranché au stock général produit une différence momentanée, mais les choses retournent vite à leur état antérieur.

« Si chaque travailleur de la Grande-Bretagne pouvait et voulait aujourd’hui doubler la quantité de son travail, il pourrait, pour un temps court, tirer quelque avantage de la masse accrue des commodités produites. Mais les riches découvriront vite le moyen de monopoliser les produits nouveaux, comme ils ont fait des anciens. Une petite partie seulement consistera en produits essentiels à la subsistance de l’homme, ou sera distribuée équitablement à la communauté. Tout ce qui est l’objet de luxe et superfluité viendra accroître les jouissances des riches, et peut-être, en réduisant le prix des objets de luxe, augmenter le nombre de ceux auxquels ces jouissances sont accessibles. Mais cela n’apportera aucun allégement à la grande masse de la communauté. Les membres les plus favorisés de celle-ci ne donneront pas à leurs inférieurs un salaire plus élevé pour vingt heures de travail, je suppose, qu’ils ne faisaient pour dix. »

Ne dirait-on pas une des pages les plus âpres du Capital, où Marx montre l’effroyable exploitation du travail et l’avidité du capitalisme anglais buvant tout l’effet utile du labeur ouvrier ? Il semble même, au dernier trait, que Godwin a voulu noter, sous forme d’hypothèse, l’incessant effort du capital pour allonger le plus possible la durée du travail. Qu’on ne se hâte donc pas de dire que Godwin, par cette proscription au moins apparente du luxe, ne fait que répéter les lieux communs des moralistes et des sermonnaires, ou qu’il retombe dans le communisme élémentaire, rétrospectif et chimérique de plusieurs écrivains français du XVIIe siècle, car, d’abord, cela est d’un autre accent.

Il y a vraiment, sous ces couleurs sombres, l’expérience de la vie sociale anglaise ; c’est elle, avec ses dures et implacables transformations, qui est comme le fond noir de cette cruelle peinture. Il semble, il est vrai, que Godwin, en haine des formes nouvelles d’oppression que la croissance du luxe et de l’industrie a déchaînées, veuille rayer les trois derniers siècles de l’histoire anglaise, revenir au XVe siècle, à cette période précapitaliste qui précéda aussi la brutale concentration de la propriété terrienne. Mais ne semble-t-il point aussi parfois que, comme Marx, quand il nous décrit la douloureuse et violente genèse du capitalisme, il déplore que l’humanité ne se soit pas arrêtée au stade antérieur ? Et pourtant il sait bien qu’il est impossible d’enchaîner le mouvement de l’histoire et que ce serait funeste, puisque le capitalisme est la condition du socialisme. Godwin, avec un sens évidemment moins net de l’éternelle et nécessaire évolution, ne se retourne point, lui non plus, vers le passé. Qu’on se rappelle d’ailleurs qu’au moment même où il paraît condamner la production des objets de luxe, il se demande dans quelle mesure ils pourront trouver place dans une société plus simple, et c’est un jour ouvert sur l’avenir. Ce qui le distingue d’ailleurs et de Mably et de Rousseau et d’Helvétius, c’est que pour ceux-ci l’égalité primitive est à jamais disparue, que l’humanité peut regretter ce paradis de la communauté, mais que, surchargée de besoins, de vices et de complications, elle ne le retrouvera plus. Godwin, au contraire, a la ferme espérance que l’égalité de fait est possible. Ce qui, pour nos moralistes sociaux, est un reflet de l’innocence première attardé au couchant, est pour Godwin une promesse d’avenir, une lueur d’aurore qui commence à percer à l’Orient. Et, après avoir affirmé le droit égal de tous les hommes, après avoir analysé les formes diverses de propriété qui s’adaptent à ce droit ou qui le nient, après avoir dénoncé comme la plus odieuse exploitation de la masse par une minorité audacieuse ou rusée, cette forme de la propriété qui permet à un homme de s’approprier les produits du travail d’un autre homme, il se demande comment cet ordre inique pourra disparaître, comment l’égalité sociale et la justice pourront se réaliser. Ce n’est pas comme un souvenir utopique du passé qu’il caresse du regard : c’est un programme d’avenir qu’il cherche, dès maintenant, à appliquer. Et comment aurait-il pu se jouer en des rêves futiles, comment aurait-il pu séparer la pensée de l’action et faire de l’idéal je ne sais quel pâle fantôme des premiers temps de l’humanité, à l’heure même où dans la Révolution française et par elle l’homme espérait, agissait, créait ?

La Révolution, à sa fournaise ardente, refondait la société humaine, elle refondait presque l’esprit humain. Comment Godwin n’eût-il pas songé à proposer, si je puis dire, à tout ce métal en fusion, le moule d’égalité et de justice que, longuement et en silence, son esprit avait construit ? C’est pour cela qu’il se hâte d’écrire son livre : c’est pour cela qu’il l’adresse à la Convention.

Oh ! certes, nous le savons déjà, ce n’est pas de la violence, ce n’est pas de la brutalité révolutionnaire qu’il attend la réalisation de ses idées : c’est seulement d’une transformation des esprits et des mœurs. Tant que cette rénovation intellectuelle et morale ne sera pas accomplie, la propriété doit être respectée.

« Il n’y aurait que misère et absurdité dans un système qui permettrait à tout homme de se saisir de ce qu’il désire. Si, par une institution positive, la propriété était égalisée, sans un changement contemporain dans les dispositions et les sentiments des hommes, elle redeviendrait inégale le lendemain. Les mêmes maux croîtraient de nouveau rapidement, et nous n’aurions rien gagné à une tentative qui, en violant les habitudes et les inclinations de plusieurs hommes, en aurait rendu misérables des milliers. Ce serait un régime de contrainte et de perpétuel châtiment, si le gouvernement devait prendre en main la gestion du tout et distribuer à chacun le pain quotidien. Il est permis de supposer que des lois agraires, ou d’autres du même genre, qui ont été imaginées pour abattre l’esprit d’accumulation, méritent d’être regardées comme des remèdes plus pernicieux que le mal qu’elles sont destinées à guérir. »

Il ne faut, dans la distribution de la richesse, aucune contrainte, ou individuelle, ou collective. Les hommes viendront d’eux-mêmes à « estimer la richesse à sa vraie valeur et à regarder l’accumulation et le monopole comme les sceaux du malheur, de l’injustice et du déshonneur » ; mais comment serait-il possible de les en détourner par la force ?

« Si un individu, par l’effet d’une plus grande ingéniosité ou d’une plus infatigable industrie, obtient une plus grande proportion des nécessités ou des agréments de la vie que son prochain, et, les ayant obtenus, décide de les convertir en moyens d’inégalité permanente, cette conduite n’est pas telle qu’on puisse entreprendre justement et sagement de la réprimer par des voies de cœrcition. Si, l’inégalité étant ainsi introduite, les membres plus pauvres de la communauté sont, ou assez dépravés pour vouloir, ou dans une situation assez malheureuse pour devoir se faire eux-mêmes les serviteurs salariés, les ouvriers d’un homme plus riche, cela non plus n’est probablement pas un mal qui puisse être corrigé par l’intervention du gouvernement. Mais, quand nous sommes parvenus à ce point, il devient difficile de mettre des bornes à la croissance de l’accumulation chez un homme, de la pauvreté et de l’infortune chez un autre. »

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